LHDG03. Les fracturés du numérique
Préambule : je participe à Libre à vous !, l'émission de radio de l'April, diffusée en région parisienne sur la radio Cause Commune (93.1 fm) et sur Internet dans le reste du monde. J'y tiens une chronique humoristique mensuelle intitulée Les humeurs de Gee.
Un grand merci à l'équipe de l'April pour l'accueil, l'enregistrement, et tout le boulot d'édition des podcasts ! Vous pouvez aussi retrouver le reste de l'émission en ligne.
Texte de la chronique
Salut à toi, public de Libre à Vous,
Aujourd'hui, je vais commencer par te raconter une anecdote palpitante : il y a quelques jours, c'était la fin du mois d'octobre, et donc la date limite pour faire ma déclaration URSSAF trimestrielle d'autoentrepreneur. Je sais je sais, palpitant et URSSAF dans la même phrase, tu sens venir l'embrouille.
C'est vrai que j'ai un poil exagéré, parce qu'en fait il n'y avait rien de palpitant dans cette expérience : j'ai renseigné les quelque 1003 € que j'avais gagné ce trimestre, j'ai validé le calcul des cotisations et j'ai payé. Oui, 1003 € sur trois mois, je sais, quel requin de la finance, prenez garde Bernard Arnault et autres Xavier Niel, j'arrive ! Je plaisante, bien sûr, j'essaie de ne pas laisser tant de succès me monter à la tête.
Pour en revenir au sujet, il n'y avait, je le répète, rien de franchement reversant dans cette déclaration URSSAF, ça m'a pris 10 minutes à tout casser, puis j'ai quitté le site et j'ai repris le cours de ma vie. Parce que je fais partie de cette catégorie de gens pour qui la numérisation des services publics et des démarches administratives est une bénédiction.
Quand je pense à la génération de mes parents qui devaient se fader leurs feuilles d'impôts à la main, puis les mettre dans une enveloppe, lécher le timbre pour joindre un échantillon de leur grippe saisonnière — ils avaient pas encore le COVID à l'époque, les has-been —, envoyer le tout en prenant en compte les délais de la poste pour être SÛR de ne pas dépasser la date limite et croiser les doigts pour que le courrier ne se perde pas en route… non vraiment, vive la numérisation des démarches administratives.
Enfin pour moi. Et pour les gens comme moi. Les gens à l'aise avec l'informatique et pour qui utiliser l'ordinateur est une tâche aussi courante que marcher dans la rue. Voire plus hein, pour certaines personnes.
Sauf que contrairement aux adeptes de la start-up nation, moi j'ai bien conscience qu'une bonne partie de la population n'a pas cette facilité avec l'informatique, ou n'a pas le temps pour ça, ou s'en fout, hein. Parce qu'on a bien le droit de s'en foutre, après tout.
Le souci, c'est que cette numérisation des services publics s'accompagne, en général, d'une réduction drastique de leurs équivalents physiques, voire de leur suppression. Et autant je suis bien content de pouvoir faire mes démarches administratives en ligne, autant je déteste l'idée qu'on ne laisse aucune alternative.
Pourquoi ? Eh bien parce qu'on laisse alors pas mal de personnes sur le carreau. La « fracture numérique », on appelle ça : une enquête sur l'illectronisme en France concluait en 2018 que 23 % de la population française déclarait ne pas être à l'aise avec le numérique ; et selon le Baromètre du numérique, 2018 toujours, 36 % des sondés déclaraient être inquiets à l'idée d'accomplir des démarches administratives en ligne.
36 %. Qu'on soit bien clairs : contrairement à une idée reçue, c'est pas juste « les vieux », hein. Ça fait un sacré paquet de monde en fait, 36 %. Bon, et puis pardon, même si c'était juste « les vieux », est-ce que ce serait une raison pour s'en foutre. Oui, je sais, ils ont voté à 35 % dès le premier tour pour le type qui va flinguer nos retraites alors qu'eux en profitent depuis leurs 60 ans, mais pensons aux autres : les vieux, y'en a des biens !
Et puis je dois dire que même moi qui suis relativement jeune, ingénieur et docteur en informatique de formation, je suis parfois atterré par les extrémités auxquelles cette numérisation à marche forcée nous poussent. Ainsi, récemment, j'étais à la gare de Nice pour prendre un train pour Cannes : comme les automates étaient pris d'assaut par de longues files de voyageurs, qu'est-ce que j'ai fait ? Bah j'ai fait au plus « simple », entre guillemets : j'ai téléchargé l'appli SNCF-Connect sur mon smartphone, j'ai passé des plombes à entrer mes infos personnelles, ma carte bancaire, à chercher le train avec le bon horaire puis à enfin réussir réserver un billet. Le tout, debout comme un con dans une gare bondée où aucun guichet n'était ouvert, là où il y a quelques années encore, j'aurais pu tout simplement tendre un bifton au guichet, et sauter dans le premier TER venu.
Est-ce que là, on aurait pas quand même un peu vrillé sur la numérisation ? Encore une fois, télécharger une app et entrer des infos dedans, ça m'a un peu gonflé vu le côté ubuesque de la situation, enfin ça va, je gère. Mais vous imaginez les gens qui galèrent ?
Eh bien pour les gens qui galère, la dernière extrémité s'appelle « l'abandonnisme » : en gros, face à un numérique que tu n'arrives pas à utiliser, tu lâches l'affaire. Dans mon exemple, bah tu prends pas le train. Mais tu peux aussi laisser tomber des démarches à la CAF ou t'abstenir de faire réclamation quand EDF se plante sur ta facture d'électricité. Et ça, ça concerne 19 % de la population française : 19 % qui a déjà renoncé à quelque chose parce que ça impliquait l'utilisation d'Internet.
Une personne sur cinq ! Une personne sur cinq, c'est énorme. Vous imaginez les Spice Girls sans Geri Halliwell ? Ou les Beatles sans Pete Best ? Non, ça c'est pas un bon exemple…
Bref, je me répète, mais ça concerne toute la population, y compris la jeune génération. Vous savez, celle qu'on dénomme par cette expression débile de « digital native ». Digital native and my ass is chicken, hein. Sous prétexte que les mômes sont nés avec un iPhone dans les mains, sous prétexte qu'ils passent des heures sur YouTube quand nous on passait des heures devant les Minikeums, ça leur donnerait automatiquement des compétences en administration numérique ? Comme ça, par magie ? Pouf, tu fais 3 vidéos TikTok, et spontanément, tu sais demander des APL en ligne ou t'inscrire sur les listes électorales ?
Bah non, ça marche pas comme ça ! Le numérique, ça s'apprend, et apprendre des choses, ça demande du temps et de l'argent. Le problème, c'est que le temps et l'argent, c'est précisément ce que les administrations publiques cherchent à économiser en remplaçant à tour de bras des services physiques par du dématérialisé : résultat, on remplace ton guichetier par une boîte vocale qui pige jamais rien à ce tu lui dis, ou par un site web abscons pour qui n'a pas bac+2 en informatique, et démerdenzizich.
Le coût, comme d'hab, il est assumé par le péquin moyen qui aura le choix entre rejoindre les abandonnistes dont je parlais, ou subir l'humiliation d'aller se faire « aider » ou « assister » dans les Maisons de services au public ouvertes par France Services. Oui parce que l'État a quand même fini par mettre en place des endroits où tu peux te faire assister pour tes démarches. Sauf que là, tu n'es plus dans le rôle du citoyen qui se rend dans une administration pour y faire ses démarches : tu deviens l'inadapté, l'enfant qui a besoin de papa/maman pour lui montrer comment on utilise un ordinateur, parce qu'il est trop nul pour le faire tout seul, boouuh.
France Services, écoutez c'est mieux que rien, m'enfin c'est une béquille qu'on file aux services publics après leur avoir pété les deux genoux.
Moi, en tant que geek, en tant qu'utilisateur enthousiaste du numérique, tout ça, ça me déprime. Parce qu'avec ce genre de méthode, on braque en fait encore plus toute une population qui n'était déjà pas très favorable au numérique. Et comment leur en vouloir quand cette numérisation devient un outil de plus d'aliénation, là où, avec l'April par exemple, nous militons pour que le numérique soit au contraire un vecteur d'émancipation, en permettant aux gens une plus grande maîtrise de leur vie !
Si l'on veut que le numérique soit émancipateur, commençons par réouvrir les services publics et administrations physiques pour arrêter immédiatement de laisser tant de personnes sur le carreau : puis, prenons le temps de démocratiser réellement l'usage du numérique, avec des investissements conséquents dans l'éducation populaire.
Bon, aliénation, émancipation, démocratiser, éducation populaire, c'est bon, je crois que j'ai coché toutes les cases sur mon bingo de gauchiste du web, alors je vais m'arrêter là. J'envoie toute ma compassion et ma solidarité aux fracturé⋅es du numérique, et je souhaite bon courage à celles et ceux qui galèrent avec la numérisation forcée, et je vous dis : salut !