LHDG13. Le Libre doit-il être communautaire ?

Publié le 4 décembre 2023 par Gee dans Jukebox

Préambule : je participe à Libre à vous !, l'émission de radio de l'April, diffusée en région parisienne sur la radio Cause Commune (93.1 fm) et sur Internet dans le reste du monde. J'y tiens une chronique humoristique mensuelle intitulée Les humeurs de Gee.

Logo de l'émission Libre à vous !

Un grand merci à l'équipe de l'April pour l'accueil, l'enregistrement, et tout le boulot d'édition des podcasts ! Vous pouvez aussi retrouver le reste de l'émission en ligne, tout au long de laquelle je suis également intervenu, d'ailleurs :)

Texte de la chronique

Salut à toi, public de Libre à vous,

Quand on parle de Libre, et particulièrement de « logiciel libre », on pense souvent à un logiciel développé en commun, le partage et l'ouverture du code permettant théoriquement à n'importe qui, ayant les compétences pour, de contribuer.

On a même souvent tendance à confondre logiciel libre et logiciel communautaire, comme si ces deux caractéristiques – la licence libre et le développement contributif – étaient deux facette indissociables d'une même pièce. Pourtant, si on reprend la définition la plus commune du logiciel libre, celle de la Free Software Foundation, la notion de communauté n'est pas vraiment présente. Cette définition, je la rappelle, elle parle avant tout de 4 libertés :

  • la liberté 0, celle d'exécuter le programme, peu importe l'usage ;

  • la liberté 1, celle d'étudier le fonctionnement du programme et de l'adapter à ses besoins : là, c'est bien la notion de source ouverte, qui est le point sur lequel se concentre le mouvement de l'open source ;

  • la liberté 2, celle de redistribuer des copies du programme, gratuitement ou pas, hein, libre ne veut pas forcément dire gratuit ;

  • et en fin, la liberté 3, celle d'améliorer le programme et de distribuer ces améliorations au public, pour en faire profiter toute la… communauté.

Ok, on a une petite notion de communauté à la fin, mais c'est plutôt dans le sens de « public » ou de « groupe d'utilisateur⋅ices ». En revanche, rien n'indique un développement communautaire.

Bon super, mais ça quelque part, c'est la théorie : en pratique, force est de constater que le Libre est souvent communautaire. Si je vais voir le code source de quelques logiciels libres connus, je peux connaître le nombre de personnes ayant contribué, alors j'en ai noté quelques-uns :

  • VLC, le lecteur multimédia libre, près de 600 personnes ;

  • LibreOffice, la suite bureautique libre, plus de 1200 personnes ;

  • et enfin, Linux, le célèbre noyau de système d'exploitation libre, quand même presque 15000 personnes. À titre de comparaison, le plus grand Zénith de France, celui de Strasbourg, ne pourrait pas accueillir l'ensemble des contributeur⋅ices de Linux avec sa capacité de « seulement » 12000 places.

Donc oui, pas mal de logiciels libres sont définitivement communautaires, notamment les plus populaires, et en général, plus le logiciel libre est développé depuis longtemps, plus il aura vu passer de monde.

Mais parfois, il faut regarder un peu au-delà des chiffres. Comme disait Churchill, « je ne crois aux statistiques que lorsque je les ai moi-même falsifiées ». Non c'est pas vrai, il a jamais dit ça mais ça fait toujours classe de citer Churchill.

Pour l'exemple, je vais prendre un logiciel libre relativement récent et que je connais bien parce que son développement est géré par Framasoft, une asso d'éducation populaire aux enjeux du numérique et des communs culturels, j'ai nommé Peertube. Peertube, c'est un logiciel de diffusion de vidéo libre et décentralisé qui affiche plus de 400 contributeur⋅ices. Sauf que dans les faits, quasiment 50 % des contributions ont été faites par une seule personne, à savoir Chocobozzz1, le créateur du projet. Des bisous à toi Choco, si tu nous écoutes.

Et si on prend les 10 personnes ayant le plus contribué à Peertube, on monte même à 60 % des contributions. Donc oui, c'est communautaire, mais faut être honnête, si tu retires la poignée de personnes les plus impliquées, bah il va pas en rester grand-chose, de la communauté.

C'est ce qu'on appelle le « bus factor » : en gros, est-ce que notre beau logiciel libre peut continuer sans heurt si telle ou telle personne passe sous un bus. Et Peertube, encore, ça va en s'arrangeant, mais on sous-estime beaucoup le nombre de projet qui reposent quasiment entièrement sur les épaules d'une seule personne.

Je ne peux pas ne pas citer cette image très populaire extraite du blog XKCD : on y voit une grosse pile de briques très complexes représentant toute l'infrastructure numérique moderne. Tout en bas, une fine brique tient l'ensemble dans un équilibre très instable, petite brique où il est indiqué : projet qu'une personne quelconque du Nebraska maintient inlassablement depuis 2003.

Bref, un logiciel libre, surtout quand il est petit, c'est souvent une aventure solitaire. Et même quand il est important, une communauté, c'est pas un truc qui apparaît magiquement, comme ça, et qui se développe tranquillement dès qu'un machin est mis sous licence libre.

Et j'vais vous dire, y'a pire : des fois, la « communauté », c'est un peu la poubelle des entreprises qui veulent se débarrasser d'un logiciel libre sans le dire très franchement. On se souvient des fondateurs de Diaspora, réseau social libre, qui après un financement participatif réussi en 2010, ont jeté l'éponge en 2012 en disant, en gros : « euuuh ouais. Bah Diaspora, euh, maintenant, ça devient communautaire. Ciao les gars, démerdez-vous ! »

Ou encore Oracle, qui après avoir racheté Sun Microsystems, annoncera son retrait du développement d'OpenOffiche.org. Sachant que c'était Sun Microsystems qui en gérait le développement avant, c'est un peu comme si Mick Jagger annonçait son retrait des Rolling Stones.

Bon alors dans les deux cas-là, ça c'est finalement plutôt bien passé : une communauté de développement s'est bien formée autour de Diaspora, et sur les ruines d'OpenOffice.org ont poussé LibreOffice et Apache OpenOffice.

N'empêche que la communauté dans le logiciel libre, c'est pas un truc facile, et c'est certainement pas automatique… d'ailleurs, je vais vous dire : des fois, c'est peut-être même pas souhaité, en fait.

Là je vais prendre mon propre exemple : je publie un logiciel libre qui s'appelle Sosage, un acronyme pour Superfluous Open Source Adventure Game Engine. C'est le moteur de mon jeu vidéo Superflu Riteurnz. Eh bien figurez-vous que je n'accepte pas les contributions sur ce logiciel. Alors vous pouvez me remonter des bugs, mais j'ai désactivé l'option qui consiste à soumettre directement des modifications.

Pourquoi ? Eh bien parce que mine de rien, gérer des contributions, c'est un vrai boulot, c'est un truc qui demande du temps, de l'énergie, et moi je préfère réserver mon temps et mon énergie à d'autres trucs. Alors Sosage reste un logiciel libre, hein, si vous voulez le modifier, libre à vous de le faire (Libre à vous, hein, vous avez la réf). Libre à vous de le modifier donc, mais sur votre propre copie, votre propre fork, pas chez moi.

Et j'étends aisément ça à l'art libre, c'est pour ça que ma chronique parlait de « Libre » tout court et non juste de « logiciel libre ». Moi je publie mes créations – BD, blog, livres, etc. – sous licence libre. Par contre désolé, mais en termes de création, je suis plutôt un solitaire, j'aime bien bosser seul, donc pour ce qui est des contributions, à part pour me signaler des fautes d'orthographe : merci mais non merci.

Les quelques exceptions, comme le Guide du connard professionnel avec mon camarade Pouhiou ou les quelques articles où je demandais des idées aux gens sur les médias sociaux, elles sont délimitées et finalement très rares.

C'est aussi la même raison pour laquelle je n'ai pas ouvert les commentaires sur mon blog : au-delà du fait qu'un commentaire positif vous fait sourire 5 minutes et qu'un négatif peut vous plomber une journée complète, gérer des commentaires, faire de la modération, c'est un gros taf. Et c'est pas le mien, moi je suis auteur, c'est tout.

Que ce soit auteur de logiciel libre, de BD ou de blog, le raisonnement est le même : je suis pour que les gens soient libres et que mes productions respectent les fameuses 4 libertés, mais j'ai aucune envie d'assumer toute la charge que représente la gestion de contributions.

Je vais même aller plus loin. Personnellement, si on me dit que mes créations doivent accepter des contributions pour être qualifiées de libres, bah je vous le dis tout net : j'arrête le Libre.

Pour conclure, le Libre permet la formation de communautés humaines qui essaient d'avancer dans un but commun, et ça c'est vraiment génial. Mais la communauté, c'est comme une relation de couple : si c'est pas une relation consentie, c'est de la merde.

Allez salut.

Publié le 4 décembre 2023 par Gee dans Jukebox

  1. Et je suis large, car je compte uniquement en nombre de commits, et tous les commits ne se valent évidemment pas. Ajoutons que si on prend en compte l'intégralité du boulot de Choco – et de Framasoft en général – autour de Peertube (pas seulement au niveau du code d'ailleurs), ça représente laaargement plus que la moitié de ce qui a été accompli… 

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