LHDG15. Mickey dans le domaine public
Préambule : je participe à Libre à vous !, l'émission de radio de l'April, diffusée en région parisienne sur la radio Cause Commune (93.1 fm) et sur Internet dans le reste du monde. J'y tiens une chronique humoristique mensuelle intitulée Les humeurs de Gee.
Un grand merci à l'équipe de l'April pour l'accueil, l'enregistrement, et tout le boulot d'édition des podcasts ! Vous pouvez aussi retrouver le reste de l'émission en ligne.
Note : cette chronique a également été déclinée dans un format BD. La BD et la chronique ne reprennent pas exactement les mêmes éléments mais en partagent certains, elles sont complémentaires.
Texte de la chronique
Salut à toi, public de Libre à vous,
Eh bien oui, tu ne rêves pas, tu as bien entendu : Mickey Mouse, la célèbre souris mascotte du géant de l'entertainment à l'américaine Disney, vient d'entrer dans le domaine de public. Et ça, c'est quelque chose que je n'étais pas sûr de voir de mon vivant.
Pourquoi ? Eh bien pour la simple et bonne raison que le délai avant qu'une œuvre n'entre dans le domaine public s'est progressivement rallongé au fil des années, entre autres sous la pression de Disney que l'idée d'un Mickey Mouse dont ils n'auraient plus l'exclusivité faisait frémir. La durée du copyright, le droit d'auteur américain, est passé de 50 à 75 ans en 1976 puis à 95 ans en 1998 : la loi de 98 a même été surnommée le Mickey Mouse Protection Act, c'est dire.
Nous étions donc pas mal à nous attendre à des allongements réguliers de ce copyright pour que jamais, ô grand jamais, Mickey n'entre dans le domaine public, et finalement… non. Pas d'extension supplémentaire, et Mickey entre donc dans le domaine public en 2024, 96 ans après ses premières apparitions en 1928, notamment dans le célèbre court métrage Steamboat Willie.
Bah alors ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Alors Disney ? On a jeté l'éponge ? On s'est dit, « ouais, bof, tant pis, après tout hein, le profit, c'est quand même pas tout dans la vie ». Attends, Disney, me dit pas que t'as été infiltré par des… des libristes ? Des gauchistes du copyleft et l'art libre, là ?
Alors… a priori, non, hein. Rassurez-vous, chez Disney on pille tranquillement le domaine public depuis des décennies — on ne compte plus les contes de Perrault ou autre adapté en dessins animés, ou même notre Victor Hugo national adapté en Bossu de Notre-Dame — mais alors quand on pond des trucs originaux chez Disney, là, c'est verrouillé, cadenassé, avec des dépôts de marque de partout et carrément des lois sur mesure. Pas touche ! Et c'est pas parce que Mickey entre soi-disant dans le domaine public que ça va être la fête du slip pour autant, attention.
Déjà, on dit « Mickey », mais des Mickey, y'en a plein : celui qui entre dans le domaine public, ça n'est la première version, celle du fameux Steamboat Willie. Et elle a pas vraiment la même tête que la version d'aujourd'hui : elle est en noir et blanc, Mickey n'y a pas ses fameux gants blancs, et il a de manière générale un design assez différent. Donc ça, d'accord, c'est dans le domaine public, mais ne vous amusez pas à utiliser le Mickey de Fantasia de 1940, avec son chapeau de magicien et tout le tintouin : ça, c'est toujours verrouillé, et c'est pas près d'être libéré, délivré, tout ça.
On ajoute à ça la joyeuse confusion entre propriété intellectuelle, expirable comme on vient de le voir, et marque déposée, qui quant à elle est renouvelable indéfiniment. Bien évidemment, Mickey étant la mascotte de Disney, vous vous doutez bien que des marques déposées, la souris, elle en deux trois au cul. Alors bon, la séquence où Mickey sifflote en tenant le gouvernail de son steamboat dans le dessin animé de 1928, elle est dans le domaine public, d'accord : mais la même séquence que Disney utilise comme animation d'intro pour l'intégralité de ses films d'animation depuis 2007, ce serait-y pas une marque, ça ?
Alors c'est sans doute un hasard si Disney a choisi cette séquence, hein, n'y voyons sûrement pas un moyen de limiter au maximum les usages possibles d'un Mickey dans le domaine public, nooon. C'est sans doute aussi un hasard si Disney a ressorti un nouveau design rétro pour Mickey en 2013 : oui, nouveau-rétro, ça a l'air d'un oxymore, mais non, hein. C'est, comme on dit, le confort du neuf dans le charme de l'ancien : en gros, ça a la même tête que l'ancien, mais avec le copyright du nouveau. Pas con, hein ?
Bref, même si théoriquement, vous avez désormais le droit de faire des œuvres dérivées du Mickey de 1928… renseignez-vous quand même bien sur l'étendu de ce que vous avez le droit de faire. Oui parce que quand on s'attaque à la poule aux œufs d'or d'une entreprise tentaculaire, avec ses armées d'avocats et de lobbyistes, vaut mieux pas y aller en slip. Pas comme le Mickey de 1928, du coup. Mettez plutôt des gants, comme le Mickey de 1940. En faisant gaffe au copyright. Oui, je sais, c'est compliqué.
Bon, après, je me moque des Américains avec leurs lois sur le copyright taillées sur mesure pour protéger les profits démentiels des grosses boîtes comme Disney, mais si on regarde de notre côté de l'Atlantique, c'est pas beaucoup plus reluisant.
Déjà, nous, on a ce truc des œuvres protégées 70 ans, mais pas après la publication de l'œuvre : 70 ans après la mort de l'artiste. Par exemple, Saint-Exupéry étant mort en 1944, Le Petit Prince n'est entré dans le domaine public qu'en 2015… et encore, pas en France.
Pourquoi pas en France ? Eh bien parce qu'en France, à ces 70 ans s'ajoutent une extension des droits d'auteur de 18 ans car Saint-Exupéry est mort pour la France, et le Petit Prince n'y entrera donc dans le domaine public qu'en 2033.
Alors la justification, c'est parce que, comment vous dire… comme il est mort pour la France, il est mort jeune, et du coup il a pas pu écrire tous les bouquins qu'il aurait dû écrire. À cause de la France. Donc c'est logique que ses livres publiés soient protégés plus longtemps, comme ça il peut… enfin, ses descendants… lointains, en 2030 quoi… ses descendants pourront continuer à gagner de la thune dessus, et c'est… j'sais pas, c'est juste ? C'est équitable ? J'en sais rien. Moi déjà, j'ai toujours trouvé ça débile que le droit d'auteur se transmette aux descendants, mais bon. J'vais pas embrayer sur un débat sur l'héritage, sinon on va encore y passer 2 heures.
Bon et puis de toute façon hein, domaine public ou pas, chez nous aussi, on sait faire joujou avec le droit des marques, donc les héritiers de Saint-Ex ont déposé le personnage du Petit Prince comme marque de commerce, et puis voilà, c'est bon, c'est plié.
Voilà. Eh bien moi, je serais pour qu'on arrête avec ces délires de décennies entières de soi-disante protection mais qui ne protège absolument pas les œuvres, surtout les profits. Des verrous qui ne servent en fait qu'à traire des vaches-à-laits et à bien asseoir le pouvoir des industries du divertissement : la culture est libre par essence, par construction de l'imaginaire humain. Une œuvre n'appartient à son auteur ou à son autrice que tant qu'elle n'est pas publiée : dès lors que quelqu'un en prend connaissance, dès lors qu'on lit ce livre, qu'on écoute cette musique, qu'on regarde ce film, alors cette œuvre vit dans notre esprit et elle y vit sa vie, elle s'y transforme, elle nous inspire, on la modifie, on la partage, tout comme on le ferait avec une œuvre sous licence libre, sans beaucoup d'égards pour les lois du copyright et des extensions à gogo.
J'irai même plus loin : qu'une poignée de puissants se réservent l'exclusivité des droits sur ce qui constitue notre imaginaire collectif, c'est un problème démocratique majeur, et heureusement que beaucoup n'attendent pas la libération du domaine public pour faire ce qui leur chante des œuvres copyrightées, que ce soit sous le radar, ou grâce à des exceptions comme le droit de parodie en France. Oui, reconnaissons qu'on a aussi des trucs bien dans notre droit d'auteur à nous, et le droit de parodie en fait partie.
Pour conclure, je vous rappelle que contrairement à la majorité des émissions de radio, Libre à vous est une émission sous licence libre, vous n'aurez donc pas à attendre 70 ans après ma mort pour faire absolument ce que vous voulez de ma chronique : la remixer, la partager, la vendre même si ça vous chante. Au passage, si vous trouvez des acheteurs, j'veux bien leurs noms, parce que ça m'intéresse.
Vive le domaine public, vive l'art libre, vive la toute petite partie de Mickey qui a été libérée, et salut !