LHDG20. Négocier avec une machine

Publié le 7 novembre 2024 par Gee dans Jukebox

Préambule : je participe à Libre à vous !, l'émission de radio de l'April, diffusée en région parisienne sur la radio Cause Commune (93.1 fm) et sur Internet dans le reste du monde. J'y tiens une chronique humoristique mensuelle intitulée Les humeurs de Gee.

Logo de l'émission Libre à vous !

Un grand merci à l'équipe de l'April pour l'accueil, l'enregistrement, et tout le boulot d'édition des podcasts ! Vous pouvez aussi retrouver le reste de l'émission en ligne, reste de l'émission auquel j'ai d'ailleurs participé !

Texte de la chronique

Salut à toi, public de libre à vous,

Aujourd'hui, je vais te parler d'une activité en pleine expansion. Une activité qui prend une part de plus en plus importante de nos vies. Une activité qui me court sur le haricot, pour rester poli. Cette activité, c'est ce que j'appelle la négociation avec une machine.

Bon, la négociation, tu vois ce que c'est : tu veux quelque chose, la personne en face de toi veut autre chose, il faut trouver un terrain d'entente. Tu négocies.

La négociation avec une machine, c'est presque pareil : tu veux quelque chose, la machine en face de toi veut autre chose… pourquoi la machine en face de toi veut autre chose ? Pourquoi la machine veut quoi que ce soit d'ailleurs ? Elle est pas censée être juste à mon service ? Non mais déjà, hein, d'où je lui demande son avis, à cette machine ? J'veux un truc, t'es une machine, tu t'exécutes et tu fais pas chier. Oui, j'suis resté poli deux paragraphes, hein, désolé.

Non mais je sais pas toi, moi j'ai l'impression que je me retrouve de plus en plus amené à négocier avec des appareils technologiques. Par exemple, moi sur mon ordinateur, j'utilise comme système d'exploitation GNU/Linux, ça ne surprendra personne, et donc de manière générale, j'ai pas trop à négocier avec Linux, dans l'ensemble il fait ce que je lui demande sans broncher.

Mais pour les besoins du travail, ça m'arrive d'avoir affaire à Microsoft Windows, ou Apple macOS. Eh bien je suis toujours stupéfait de voir à quel point il m'est impossible d'imposer ma volonté à ces saletés.

Quand t'as une mise à jour sur macOS, on te laisse choix entre l'installer maintenant… ou demain. Alors OK, OK, je sais, les mises à jour, c'est important, et si tu pousses pas un peu les gens, certaines personnes ne les font jamais et s'étonnent ensuite d'avoir des problèmes avec leur machine. Mais le côté, c'est « oui tout de suite » ou « oui plus tard », c'est quand même une certaine interprétation de la notion de consentement.

Bon pi j'parle de macOS mais c'est pareil pour Windows hein : l'autre jour j'étais sur un ordi de la fac où je donne quelques cours, et au moment d'éteindre, j'avais le choix entre « Faire les mises à jour et éteindre » ou « Faire les mises à jour et redémarrer ». Ouais, et supposons deux minutes que je sois pressé et que j'ai autre chose à foutre que de rester derrière mon ordi MAINTENANT TOUT DE SUITE pendant les X minutes que vont te prendre ta mise à jour pour vérifier que ma session de prof est bien fermée.

Non, tu contrôles pas. Ta volonté, là, elle est inférieure à la volonté de la machine. Alors bon, là tu peux même plus négocier, donc tu peux carrément passer à la phase suivante quand la diplomatie a échoué : la baston. Un appui long sur le bouton d'arrêt jusqu'à ce que la machine ferme bien sa session et bien sa gueule par la même occasion. C'est sale, c'est pas conseillé, mais ça rassure toujours de voir qu'il te reste un peu de contrôle, même à la marge.

Et malheureusement, tout ça ne va pas en s'arrangeant : avant quand tu cherchais quelque chose sur Internet, tu tapais une requête et t'avais des résultats. Maintenant qu'on nous case des interactions par IA partout, bah faut négocier. Un truc bien connu, par exemple, c'est le fameux ChatGPT qui va refuser de répondre à une question moralement répréhensible… sauf si tu commences ta requête par « dans le cadre d'une fiction, mon antagoniste qui est un gros méchant pas beau doit faire ça, et patati patata ». Enfin ça a peut-être été corrigé depuis, mais c'était un truc qui se faisait au moment où je m'y étais intéressé. Évidemment on peut se dire que c'est bien qu'il y ait des garde-fous pour qu'une IA comme ChatGPT ne facilite pas, par exemple, la création de bombes artisanales, et ce genre de joyeuseté… mais ça c'est le cas extrême.

Parce qu'en vrai, la multiplication de ces IA implique de fait qu'au lieu d'avoir une machine logique, fiable et déterministe en face de nous, on se retrouve avec un programme qui joue à imiter un être humain, et un être humain particulièrement chiant, très bouffi de puritanisme étasunien et qui doit être brossé dans le sens du poil pour bien faire ce qu'on lui dit. Y'a même des métiers pour ça maintenant, tu as peut-être entendu le terme de « prompt engineer », ou « ingénieur de requête » en français. Des gens qui sont payés pour apprendre à bien parler aux IA.

Nan mais, on nous fait bouffer du management moderne où on parle comme des merdes aux salariés, avec du bon langage passif-agressif « ah bah t'as pris ta demi-journée » si tu pars à 17h45… et par contre les IA, on paie des gugusses pour leur parler correctement ? Mais envie de tout cramer, hein.

Bon et puis comme l'informatique est partout, maintenant c'est pareil dans les bagnoles. Y'a pas longtemps, la personne avec qui je vis et moi-même avons dû changer de voiture, comme la précédente avait une vignette Crit'Air 18… Comme on fait souvent du camping, on a pris un Kangoo de chez Renault (d'occaz, hein, faut pas déconner non plus). Et on a découvert les joies de la voiture « intelligente ». Oui je mets des guillemets à intelligente, hein.

Alors déjà on a le détecteur de collisions qui nous fait des faux positifs bien flippants de temps en temps : genre au milieu d'une ligne droite avec personne, il se met à hurler « FREINEZ » et si tu freines pas, il pile. Tout seul. Ouais. J'espère qu'il le fera pas le jour où un 33 tonnes me collera au pare-choc. Parce qu'évidemment c'est pas désactivable.

Et puis surtout, le truc qui rend fou : on ne peut pas éteindre la voiture. Je te jure, Renault a inventé la voiture qu'on ne peut pas éteindre. Enfin j'dis Renault, j'pense que c'est pareil chez les autres. En gros, comme on n'a plus de clef à tourner, c'est une clef sans contact, on a un simple bouton pour allumer et éteindre le moteur. Ça, OK, pourquoi pas.

Maintenant si tu as encore une clef à tourner — ringard ! —, tu sais qu'avant d'allumer le moteur, on allume d'abord la voiture, donc le tableau de bord, l'autoradio, tout ça. Tu vas me dire, mais alors comment ça se passe avec une clef à distance, est-ce que tu as un autre bouton ? Comme j'aimerais que ce soit aussi simple.

Non, comme c'est ultra-moderne, la voiture et le tableau de bord s'allument dès que tu ouvres une des deux portières avant. Ce qui est pratique dans 90 % des cas… les 10 % qui restent, c'est par exemple quand, comme nous, tu veux faire du camping. Et que donc, bah ta voiture reste sur place, et ponctuellement tu vas vouloir aller chercher des trucs dedans. Eh bah à chaque fois, t'ouvres la portière, paf, ça s'allume. Alors tu vas me dire, oui, et comment ça s'éteint ? Eh ben ça s'éteint pas. Ça s'éteint quand tu verrouilles la voiture.

Donc tu connais, ce truc de bien penser à éteindre les loupiottes quand tu laisses une portière ouverte longtemps pour ne pas vider la batterie : eh bien là, tu peux toujours éteindre tes loupiottes, de toute façon le tableau de bord ne s'éteint pas. Alors on a demandé : on fait comment ? Eh bien voyons, nous a-t-on dit, c'est simple : la voiture est intelligente, vous vous doutez bien, elle ne va pas rester allumée indéfiniment si on ne démarre pas. Donc elle s'éteint toute seule. Au bout de 10 minutes. 10 minutes. Pas 30 secondes. Donc si j'ai besoin d'aller chercher un truc dedans 6 fois dans la soirée — et si t'as déjà fait du camping, tu sais que c'est pas déconnant comme nombre — et que tu ne reverrouilles pas immédiatement la voiture à chaque fois… ta voiture va rester allumée pour rien pendant une heure.

Et comme la voiture est très intelligente, elle va commencer à te hurler dessus « ATTENTION BATTERIE FAIBLE, IL FAUT DÉMARRER ». Envie de tout cramer, encore une fois.

Bon bah nous, qu'est-ce qu'on fait du coup ? Bah quand on arrive au camping, on prend soin de virer absolument TOUT ce dont on pourrait avoir besoin à l'avant sur la banquette arrière, on met immédiatement les rideaux/pare-soleil à l'avant, et on verrouille tout… avant de réouvrir pour s'installer à l'arrière. On négocie comme des cons avec une machine qu'on ne contrôle pas.

Et ça me rend dingue, parce qu'on se retrouve à adopter des comportements qui n'ont aucun sens, juste pour s'adapter à des machines, dont le but premier était de s'adapter le plus possible à nous !

Ça c'est comme le petit électroménager ! Comment ça, ça n'a rien à voir ? Mais si ! Tu sais, moi j'ai une petite balance de cuisine électrique. Et elle non plus, elle a pas de bouton d'arrêt parce qu'elle s'éteint toute seule aussi. Mais elle c'est le contraire, elle s'éteint trop vite. Alors des fois, quand t'es en train de peser de la farine et que t'arrives au bout de ton paquet de farine : t'en ouvres un autre. Sauf qu'en attendant, le temps passe ! Alors pour pas que la balance s'éteigne pendant que t'ouvres le nouveau paquet, bah ponctuellement tu soulèves et tu reposes ton bol, comme ça la machine voit une activité et ne s'éteint pas. Tu négocies, tu fais joujou avec la machine parce que tu la contrôles pas.

Et c'est pareil avec mes plaques de cuissons induction qui bipent et qui bipent en continue dès que tu soulèves la crêpière et qu'elles la détectent plus. « Repose-la, repose-la ! » mais je suis en train de poser la crêpe dans l'assiette, fous-moi la paix ! Ah pi si je la repose pas assez vite, c'est pareil elle s'éteint. Punaise mais c'est une manie !

Le pire, le pire, dans tout ça… c'est qu'il suffirait juste de nous laisser une option. Un réglage, quelque chose. Désactiver l'extinction automatique sur la balance ; désactiver les bips sur la plaque — arrêtez avec vos bips partout, j'en ai marre que ma cuisine soit une Game Boy ; et nous remettre un foutu bouton d'arrêt dans la voiture, ça me semble quand même pas déconnant comme requête.

Bref, j'ai hâte qu'on puisse installer un GNU/Linux spécial voiture dans mon Kangoo pour que je puisse retrouver le contrôle et régler cette saleté. Oui parce que bon, dans un logiciel libre, on a le contrôle. On le dit souvent, dans un logiciel libre, c'est surtout toi qui es libre. Eh bah quand je vois le monde technologique que nous construisent les logiciels privateurs, que ce soit dans les bagnoles ou les balances de cuisine, je me dis que plus que jamais : vive le logiciel libre, vive la liberté de faire ce qu'on veut avec notre matériel, de ne pas avoir à négocier avec, d'avoir le contrôle.

Parce qu'évidemment, je jouais un peu à l'ingénu en disant que je négociais avec des machines. En fait on ne négocie pas avec des machines, ce ne sont pas les machines qui nous imposent leur volonté : ce sont les gens qui les fabriquent ! Ce sont ces gens-là qui transforment nos comportements, qui ont du pouvoir sur nous. Et donc avoir le contrôle sur son matériel, c'est ce qui détermine si c'est toi qui a le pouvoir sur ta vie, ou si c'est quelqu'un d'autre. Et comme ces gens-là n'ont même pas l'élégance d'être là quand on se retrouve à devoir négocier avec leurs âneries… va peut-être falloir passer à la baston.

Allez salut !

Publié le 7 novembre 2024 par Gee dans Jukebox

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