LHDG22. Sauvons les hyperliens
Préambule : je participe à Libre à vous !, l'émission de radio de l'April, diffusée en région parisienne sur la radio Cause Commune (93.1 fm) et sur Internet dans le reste du monde. J'y tiens une chronique humoristique mensuelle intitulée Les humeurs de Gee.
Un grand merci à l'équipe de l'April pour l'accueil, l'enregistrement, et tout le boulot d'édition des podcasts ! Vous pouvez aussi retrouver le reste de l'émission en ligne, auquel j'ai d'ailleurs participé !
Texte de la chronique
Salut à toi, public de Libre à vous,
Aujourd'hui, je voudrais te parler d'une espèce en voie de disparition. Une espèce qui est pourtant très utile. Au départ, c'était souvent un petit machin en bleu pétant et souligné, avant qu'on ne mette un peu de style dans nos pages web.
Ce truc, c'est le lien hypertexte, ou juste hyperlien. Alors c'est pas un superhéros hein… « HYPERLIEN, tatata ! » Non. Un hyperlien, c'est juste un élément d'une page web — souvent un bout de texte, mais ça peut être une image — sur lequel on peut cliquer et qui renvoie ailleurs, en général vers une autre page web.
Et ça en fait, c'est vraiment la base du web hein. D'ailleurs le protocole qu'on utilise majoritairement pour le web, c'est le HTTPS, et les deux premières lettres, HT, bah elles veulent justement dire Hyper Text, un texte où on a des hyperliens.
Si j'écris une critique sur un livre, c'est juste un texte. Mais si, dans ce texte, le nom de l'auteur ou de l'autrice renvoie sur sa biographie, et le nom du livre vers la page de la maison d'édition, alors ça devient un hypertexte, un élément du web, interconnecté avec tout un tas d'autres pages. C'est ça qui fait la magie du web, l'interconnexion : si tu connais une ressource intéressante, alors tu peux poster un lien vers cette ressource, et si ton propre site web est divisé en plusieurs pages, eh bien tu peux organiser l'interconnexion entre ces pages.
Alors évidemment, si je te dis que l'hyperlien est en voie de disparition, tu vas peut-être me prendre pour un doux dingue… surtout si tu fais partie de mes camarades libristes qui voguent essentiellement hors des territoires du web colonisés par les GAFAM. Mais je suis au regret de t'annoncer que l'hyperlien, en tout cas celui qui mène vers un autre site, c'est un peu en train de devenir la même chose que le flux RSS : une super techno malheureusement de moins en moins utilisée en dehors des cercles d'initié⋅es.
Et je n'exagère pas. Figure-toi que pour les besoins de ma communication d'auteur, il m'arrive de m'aventurer dans les fameuses terres hostiles des GAFAM. Évidemment, je ne m'y aventure qu'avec précaution : je prends toujours soin d'être à jour sur mes vaccins, c'est-à-dire sur mon bloqueur de pubs et de traceurs. Et surtout, je suis le principe du POSSE : publish on your own site, syndicate elsewhere, c'est-à-dire que même si je partage sur des médias sociaux ennemis, le contenu reste toujours publié avant tout sur mon blog sur lequel j'ai les clefs.
Ceci étant posé, j'ai eu la surprise, en me mettant à Instagram, de constater que les hyperliens n'y fonctionnaient pas : enfin tu peux mettre un hyperlien dans la description d'un post, mais il ne sera pas cliquable, Instagram ne reconnaît pas le fameux HTTPS, bref… impossible de faire un hyperlien. Évidemment, ça n'est pas un bug, mais bien une fonctionnalité. Parce que pour l'avoir essayé, j'ai découvert une réalité simple : quand on est sur Instagram, on reste sur Instagram, et on y reste longtemps.
Alors moi, je mets quand même des liens, mais évidemment qui va s'amuser à sélectionner le lien et le copier dans un navigateur ? Déjà sur un ordinateur de bureau, c'est chiant, mais imaginez sur un téléphone ! Sachant qu'Instagram est très majoritairement utilisé sur téléphone, évidemment. Bref, ça nous donne un joli silo bien verrouillé, sans possibilité de renvoyer vers l'extérieur. Et ça marche ! Récemment, un ami qui me suit sur Instagram m'a dit que mon image l'avait fait rire. Je lui ai demandé s'il avait lu le reste de la BD — parce qu'évidemment, je ne poste qu'un extrait sur Insta —, et il m'a répondu : quelle BD ? Voilà.
On pourrait aussi parler de X, anciennement Twitter : alors celui-là, je n'y suis plus pour des raisons évidentes de dénazification de mon numérique, mais j'ai bien vu passer l'info que les tweets contenant un hyperlien étaient maintenant pénalisés par l'algorithme du réseau. Même raison sans doute : on ne va quand même pas inciter les gens à aller voir ailleurs si Elon Musk n'y est pas. En plus les liens, c'est chiant, ça peut renvoyer vers des sources, c'est beaucoup trop pratique pour les gauchistes qui s'intéressent encore à cette vieille lucarne qu'est la… véracité des informations en ligne, là…
Si on prend du recul, au-delà des hyperliens, c'est le web entier qui est en train de doucement s'effacer derrière les applications mobiles : applis mobiles dont une bonne partie ne sont d'ailleurs que des bêtes navigateurs web un peu customisés et sans possibilité de mettre un bloqueur de pub, mais c'est sans doute un hasard. Laisser l'option de mettre un lien, pour les GAFAM, c'est justement risquer de voir la matière première — c'est-à-dire toi — se rendre compte que l'herbe est peut-être plus verte ailleurs.
Ce qui est assez ironique, hein, parce que pour que des gens découvrent Facebook, il avait bien fallu que d'autres gens postent des liens vers Facebook, depuis leur MySpace, leur Skyblog ou autre ! Donc les gars, combattre les hyperliens, est-ce que ce serait pas un peu cracher dans la soupe ?
Bon, en fait, les GAFAM pratiquent la politique qui consiste à fermer la porte derrière soi, un peu comme ces descendants d'immigrés qui votent pour des partis xénophobes : nous on en a profité, mais après nous, c'est terminé.
Et j'aimerais bien te dire que le reste du web, cette partie qui échappe encore aux GAFAM, est immunisée, mais force est de constater que même lorsque les hyperliens restent autorisés et non-pénalisés, leur usage semble en décroissance.
Petite anecdote : il y a quelques semaines, j'ai publié sur mon blog une douzaine de dessins réalisés dans le cadre d'une commande autour de la médiation numérique. Pour les promouvoir, comme d'hab : je poste un message sur mes différents comptes de médias sociaux avec une de ces douze images comme illustration du post. Eh bien bizarrement, sur Mastodon — média social libre, décentralisé, sans sélection automatique des posts et sans pénalisation des hyperliens —, sur Mastodon donc, 90 % des réponses à mon post commentaient… l'image qui était en illustration. Comme il y en avait 11 autres dans l'article, je suppose assez naturellement qu'une grande partie des gens à l'origine de ces commentaires n'ont absolument pas cliqué sur l'hyperlien et ont juste vu l'image, commenté et sont passés à autre chose.
Je ne compte pas non plus les BD où je parle d'un certain sujet annoncé dans le post, et où un commentaire m'oppose un argument ou précise quelque chose qui est pourtant largement traité dans la BD donnée en lien. Je me retiens toujours de répondre : « oui, c'est à peu près exactement que je dis dans l'article. Le machin en couleur et en gras souligné là, ça s'appelle un hyperlien, si vous cliquez dessus y'a un article, derrière. Ce serait sympa de le lire avant de me faire remarquer un truc que j'ai déjà dit. »
Bref, la disparition de l'hyperlien, c'est tout autant une question d'usage que de technique : réseau libre ou pas, nous sommes de plus en plus accoutumé⋅es web cloisonné, que ce soit par des apps ou juste par des habitudes. Au-delà de la question de la licence libre, qui est évidemment importante, se pose donc la question d'un numérique émancipateur et non-aliénant : un réseau social, même libre, où l'on nous incite à scroller à l'infini sans jamais en sortir, est-ce qu'il nous émancipe vraiment ?
Bon n'en rajoutons pas non plus, ce n'est pas l'hyperlien en soi qui va nous sauver de l'aliénation numérique, mais je ne peux pas m'empêcher de voir, dans la disparition de l'hyperlien, le même phénomène qui a petit à petit caché le système de fichier sur les appareils mobiles : en apparence, ça simplifie les choses, parce qu'un système de fichier, comme un hyperlien avec ses slashs et ses symboles bizarre, c'est compliqué. Et en même temps, ne plus y donner l'accès, c'est vachement pratique pour rendre les gens dépendants de tout un tas de logiciels blindés de pubs et de traceurs, et donc de complexifier au maximum une éventuellement dégafamisation plus tard…
Alors comment on s'en sort ? Je serais bien présomptueux de prétendre avoir une solution… pour ma part, j'ai commencé à publier une nouvelle BD début septembre : ça s'appelle « La Chaîne Météore », et ça raconte l'histoire de personnages préhistoriques, c'est-à-dire avant l'invention du slibard. Les personnages sont donc tous nus… alors, c'est pas une BD pornographique pour autant, parce que la nudité n'y est qu'un détail visuel, l'humour restant relativement bon enfant. N'empêche que sur les réseaux des GAFAM bouffis de puritanisme étasunien, c'est évidemment hors de question.
Donc mon petit plaisir, c'est de publier des versions censurées de mes BD sur les médias sociaux privateurs et de préciser, à côté de l'habituel lien qui pointe vers l'article d'origine : pour la version non-censurée, c'est sur mon blog. C'est pas grand-chose, mais je dois dire que ça m'amuse beaucoup.
Alors je ne vais pas prétendre qu'on va sauver le monde des GAFAM avec des zizis et des zézettes, faut pas déconner… mais ça fait toujours du bien de rappeler aux gens que quand on limite son usage d'Internet à Instagram et Facebook, on doit se plier à des règles issues d'une culture qui n'est pas forcément la nôtre — celle des États-Unis et surtout de la Silicon Valley en l'occurrence — et qu'il existe d'autres endroits du web où nous sommes libres de définir nos propres règles, avec nos propres codes et notre propre curseur de modération. Et ça, c'est quand même un sacré pouvoir, et heureusement qu'il nous reste encore quelques hyperliens pour permettre à d'autres d'en profiter. Espérons que ça dure.
Allez, salut !