Vous regardez trop la télévision, bonsoir

Publié le 8 juillet 2015 par Gee dans La fourche
Inclus dans le livre Grise Bouille, Tome I

La semaine dernière a vu la menace de la fin des Guignols de l’Info, les levées de boucliers et l’annonce que l’émission continuerait finalement à la rentrée. Tout ça en quelques jours. Dans le milieu des hacktivistes, on remarque avec un certain goût amer qu’on aurait aimé voir une mobilisation aussi forte et efficace lorsqu’il s’agissait de défendre nos libertés et notre vie privée, il y a quelques semaines. Chacun son combat…

Militants français en pleine réflexionMilitants français en pleine réflexion

Les règles du jeu

Personnellement, l’éventualité d’un arrêt des Guignols, pour citer le Président à la marionnette la plus populaire, ça m’en a « touché une sans faire bouger l’autre ». Très honnêtement, si l’on m’avait dit que les Guignols s’étaient arrêtés il y a 3 ans, ça ne m’aurait même pas étonné d’avoir loupé l’info. Comme pas mal de gens, je suis infoutu de me rappeler la dernière émission que j’ai suivie. De mémoire, les marionnettes-stars de l’époque étaient Ben Laden et le Mollah Omar… Pour certains, l’âge d’or se situe dans les années 90 avec la montée au pouvoir de Chirac. Pour moi, les Guignols, ce sont les types qui ont réussi l’exploit de nous faire marrer tous les soirs dans l’ambiance oppressante de l’après 11 septembre.

Mais ce qui me fascine, dans cette levée de boucliers pro-Guignols, ce n’est pas tant qu’on se démène pour sauver une émission dont on se foutait encore trois jours avant. Dans un contexte autrement plus dramatique, c’est aussi ce qui est arrivé pour Charlie Hebdo, à l’agonie financièrement au moment de l’attaque. Non, ce qui me fascine, c’est qu’on s’insurge que Mgr Vincent Bolloré décide de virer une émission parce qu’elle le dérange. Comme si l’on découvrait brutalement que les grandes chaînes étaient dirigées par des grands groupes sans scrupule. Et que l’indépendance des rédactions dans ces cas-là, c’était un concept encore plus abstrait que l’honnêteté de Cazeneuve lors des débats de la Loi Renseignement.

On peut toujours crier au scandale quand Bolloré déclare « je paie, je décide ». Mais il ne fait qu’énoncer les règles du jeu. Vous voulez changer les règles ? Bienvenue au club. Mais il va falloir s’insurger largement en amont d’une simple émission de divertissement.

Débat sur les règles du jeuDébat sur les règles du jeu

Le triomphe du statu quo

On a peut-être oublié un peu vite que Canal+, c’est fondamentalement la même chose que TF1 – malgré les moqueries qu’ils ont toujours réservé à la boîte à cons – en remplaçant Martin Bouygues par Vincent Bolloré. La cible et la méthode sont différentes, certes. TF1 vise la famille type avec des fictions aseptisées et du divertissement garanti sans-cerveau-requis ; Canal+ préfère les jeunes adultes tendance branchouille en tablant sur le capital sympathie nostalgique d’un Esprit Canal™ qui n’a rien inventé de neuf depuis les années 90. Mais n’oubliez jamais que la même caste est aux commandes, et que c’est toujours la même idéologie dominante qui filtre les programmes des deux chaînes.

Si les Guignols avaient représenté le moindre danger pour les pouvoirs politiques ou économiques qui règnent en France aujourd’hui, l’émission n’aurait jamais duré 27 ans. Il fut un temps où les Guignols pouvaient rendre une personnalité sympathique (Chirac en premier) ou détestable, c’est vrai. Mais faire reposer nos attentes d’émissions contestataires sur un grand média comme Canal+, c’est tout simplement ridicule. Les Guignols, aussi drôles qu’ils puissent parfois être et aussi plaisant qu’il soit de les regarder, contribuent à la sauvegarde de l’ordre établi et au triomphe du statu quo éternel. Ce fut d’ailleurs assez révélateur de voir un certain nombre de politiciens s’élever la semaine dernière pour défendre l’émission (mis-à-part quelques cas, comme notre Nadine nationale, qui réalisent l’exploit d’avoir encore moins d’humour que de compétences, ce qui n’est pas peu dire).

Aucun média de masse ne critiquera jamais le système qui a permis à ses propriétaires d’obtenir les niveaux de puissance et d’argent qu’ils ont aujourd’hui. Cela vaut pour les chaînes de télé, mais également pour la presse papier (qui n’hésite pas à taper constamment sur l’assistanat tout en ne survivant que grâce aux subventions publiques). Oui, les politiciens peuvent dormir tranquilles tant que nous nous consolerons de leur médiocrité en en riant devant des marionnettes qui ont à peine besoin de forcer le trait pour devenir des caricatures. Les Guignols montreront volontiers l’incompétence et la malhonnêteté de notre classe politique, souvent avec talent. Jamais ils ne remettront en cause la simple existence d’une telle « classe ». Jamais ils ne vous diront que, peut-être, le pays se porterait mieux si nous éloignions définitivement cette classe du pouvoir et si nous en mettions au passages quelques représentants derrière les barreaux pour tout le mal qu’ils ont fait au pays.

« Bonjour monsieur, madame. On recherche la petite Cosette, des témoins nous ont dit l'avoir vue dans votre établissement. Vous avez quelque chose à déclarer ? »« Bonjour madame, monsieur. On recherche la petite Cosette, des témoins nous ont dit l’avoir vue dans votre établissement. Vous avez quelque chose à déclarer ? »

On éteint ?

Les grands médias focalisent notre attention sur des sujets qui ne représentent aucun danger pour les pouvoirs en place. Ces feignants de chômeurs ou ces dangereux immigrés : en somme, les deux seules classes sociales qui ont moins de pouvoir que la majorité, la fameuse classe moyenne. Parce qu’il ne faudrait surtout pas que cette classe moyenne lève les yeux vers ceux qui contrôlent le pays depuis des décennies et qui sont entièrement responsables de sa situation. Si vous connaissez un ami aux idées plutôt progressistes, humanistes, égalitaires… mais qu’il ne perd pas une occasion de vilipender chômeurs et immigré, ne cherchez pas : il regarde probablement la télé régulièrement.

À l’inverse, il est surprenant de voir comme, en s’éloignant des grands médias et de leurs tapages stériles, on se découvre de l’intérêt pour d’autres sujets autrement plus constructifs. Séparation du travail et de l’argent, revenu de base, tirage au sort politique, licences libres, biens communs… Autant de sujets qui attirent de nouveaux curieux chaque jour sur Internet (qu’ils se révèlent pour ou contre, d’ailleurs). Autant de sujets dont vous n’entendrez presque jamais parler à la télé, sauf pour une démolition en règle. Autant de sujets qui ont la particularité de remettre en causes l’un ou l’autre des pouvoirs en place.

La question n’est pas de savoir si la télé, c’est principalement de la daube (et pourtant, objectivement, c’est le cas). La question est de savoir si l’on accepte que les gens qui ont les pleins pouvoirs économiques et politiques soient également ceux qui nous informent et nous divertissent. La question est de savoir si l’on accepte de continuer à participer à notre propre soumission. À l’époque où je regardais les Guignols, PPD débutait ses émissions par « vous regardez trop la télévision, bonsoir ». Nous sommes en 2015, et la télé, il serait peut-être temps de l’éteindre. Définitivement.

Publié le 8 juillet 2015 par Gee dans La fourche

🛈 Si vous avez aimé cet article, vous pouvez le retrouver dans le livre Grise Bouille, Tome I.

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