Les décennies perdues

Publié le 22 août 2016 par Gee dans La plume
Inclus dans le livre L'Enfant sans bouche

Couverture

Introduction

Eh bien voilà, nous y sommes : la fin de ce Projet 10 nouvelles !

C’est donc à l’occasion de ce Ray’s Day 2016 que je publie cette dixième et dernière nouvelle. Je me suis dit qu’il serait tout indiqué, pour finir en beauté, de parler un peu d’art et de culture libre, de domaine public… bref, des choses pour lesquels je milite assez régulièrement, notamment au sein de Framasoft. Et tant pis si certaines parties sonneront comme une charge pas forcément très subtile contre l’industrie culturelle : c’est voulu ! Et bien sûr, je me suis fait un peu plaisir sur les références…

Merci d’avoir suivi ce projet qui n’aura pas été de tout repos pour moi… mais voilà, c’est fait, 10 nouvelles dont 7 écrites sur la dernière année. Je suis en train de bosser sur un petit recueil qui les rassemble toutes, à vous proposer en téléchargement dans les formats numériques habituels (histoire de clôturer ça comme il faut). Et ensuite eh bien… on se retrouve bientôt pour un roman ? 🙂

Qui sait…

1. La grande bibliothèque

« Bon, Inaë, comment vas-tu trouver ce que tu cherches dans ce souk ? » Elle observait l’intérieur du grand dôme de pierre sur lequel elle et son étudiant Sofian s’étaient aventurés. Le bâtiment était à moitié en ruine et de nombreux trous et fissures permettaient d’en distinguer l’intérieur qui était plongé dans l’obscurité. Les quelques rayons de soleil qui parvenaient à traverser l’épais brouillard de l’atmosphère terrestre et à s’infiltrer dans ces orifices donnaient une idée du grand bazar abrité sous ce dôme.

— À quoi pensez-vous ? demanda Sofian en voyant l’air soucieux d’Inaë.

— Je pense que nous risquons d’y passer des jours… tu as vu la taille de ce hall ? Je ne devrais pas être surprise : après tout, il s’agissait de l’Alexandrica, la plus grande bibliothèque que l’Humanité ait jamais construite sur Terre. Mais je crois qu’on ne peut pas l’imaginer correctement, dans toute sa splendeur et dans toute son immensité, sans l’avoir vue.

Sofian reconnaissait bien là sa directrice de thèse, passionnée et perpétuellement fascinée par les vestiges du savoir humain qu’il lui était donné d’étudier. Il avait un sentiment similaire, une sorte d’humilité instinctive devant ce que des siècles d’Histoire avaient laissé en héritage à sa génération, une génération éphémère et noyée au milieu de toutes les autres, passées et futures.

— Avec un peu de chance, dit-il, le bâtiment sera encore en assez bon état pour que nous nous y repérions facilement.

— Je ne suis pas aussi optimiste que toi, Sofian. Tu as vu l’aspect extérieur ? À part le grand dôme, le reste est en ruine. Dans le cas contraire, nous ne serions pas forcés de venir crapahuter ici et nous serions entrés par la porte. Si nous trouvons des supports de sauvegarde intacts, ce sera déjà inespéré. N’imagine pas que nous allons tomber sur une pile de dépliants avec le plan du bâtiment…

— Mais nous avons déjà un plan, n’est-ce pas ?

— Certes, reconnut Inaë. Mais il s’agit d’un plan d’archive dont rien ne nous dit qu’il était à jour au moment où l’Alexandrica a été abandonnée. Et nous ne savons pas à quel point la bibliothèque a été endommagée depuis.

— Des pillages ?

— Je pensais simplement à l’œuvre du temps. Cela fait déjà deux siècles que nous avons pratiquement abandonné la Terre. Les quelques sociétés industrielles qui achèvent d’extraire les quelques ressources naturelles de la planète n’ont pas d’intérêt à s’occuper des vieilles structures commerciales, résidentielles ou culturelles… les pillages qui ont eu lieu pendant l’Exode ont surtout concerné les grands centres commerciaux et les quartiers bancaires. Là où était la richesse… et la richesse des bibliothèques n’était pas celle qui intéressait les gens alors. Non, je doute que l’Alexandrica ait beaucoup souffert de pillages. Mais nous allons bientôt en avoir le cœur net.

Inaë posa son sac à dos sur la pierre recouverte de mousse et en sortit son matériel de spéléologie. Ils allaient devoir descendre en rappel vers le plancher tout en bas du grand dôme. Sofian trouvait toujours amusant le contraste entre les heures passées dans leurs bureaux au Laboratoire d’Histoire Pré-Galactique, enfermés comme des rats de bibliothèque, et les rares expéditions comme celle-ci qui se révélaient parfois pour le moins… acrobatiques.

— Je vais passer en premier, dit Inaë. Au cas où.

— Au cas où nous nous ferions attaquer par des livres ? fit Sofian avec un sourire.

— Tu peux rire, mais ne va pas t’imaginer que l’expédition sera une partie de plaisir. Outre les risques de se retrouver ensevelis, nous pourrions aussi faire de mauvaises rencontres.

— Je croyais que la Terre était pratiquement déserte en dehors des grandes usines ?

— Pratiquement oui. Je ne serais pas étonnée qu’il reste des descendants de quelques vagabonds trop attachés à la planète mère de l’Humanité pour partir… ou encore des bêtes sauvages qui auraient établi leurs tanières ici. Tous les animaux n’ont pas disparu malgré la grande dégradation des conditions de vie… Ce n’est pas pour t’impressionner que j’ai pris des armes avec nous. Cette expédition comporte des risques, j’espère que tu en es bien conscient, mon jeune doctorant.

— Bien sûr, bien sûr, se rattrapa Sofian. Désolé si je vous ai semblé désinvolte.

— Il n’y a pas de mal… maintenant aide-moi à descendre.

Et en quelques minutes, Inaë se retrouva suspendue dans le vide, se laissant glisser lentement vers le sol en orientant sa lampe torche un peu partout pour examiner les environs. L’intérieur du bâtiment était encore plus impressionnant que l’aspect massif de l’extérieur. De grands piliers cernaient le dôme et plongeaient vers le sol à peine visible depuis cette hauteur. Les murs étaient recouverts alternativement d’œuvres d’arts – tableaux, fresques – et d’immenses écrans noirs qui, à la grande époque de l’Alexandrica, devaient diffuser d’autres œuvres en vidéo.

À mi-hauteur, on pouvait voir les différents étages formés d’esplanades concentriques qui cernaient le grand cylindre vertical formé par le hall. Certains de ces étages s’étaient écroulés, mais sur d’autres trônaient encore des présentoirs et des vitrines d’exposition : le hall constituait la partie musée de l’édifice et ses nombreux couloirs raccordaient les différentes salles de la bibliothèque.

Inaë toucha enfin le sol et le son de ses pieds sur la pierre soulevèrent deux siècles de poussière en résonnant. Elle eut un frisson à la pensée fugitive qu’elle violait là un sanctuaire qui dormait déjà bien avant sa naissance. Sofian la rejoignit bien vite. Ils étaient deux êtres minuscules au milieu de ce grand hall vide.

Inaë sortit le plan qu’elle avait emporté de sa poche. Ou plutôt la copie du plan, l’original étant bien trop précieux et fragile pour être transporté ainsi.

— Par où souhaitez-vous commencer ? demande Sofian d’une voix très basse qui semblait effrayée de l’écho. Il y a tellement de couloirs ici que je ne saurais choisir…

— Si je me repère bien, je pense que ce qui reste de l’aile ouest est en face de nous. Apparemment, on pouvait y trouver des œuvres du XVIIe siècle.

— Et elle est dévastée, dit Sofian tristement. La plupart des supports de sauvegarde ont dû être écrasés dans l’éboulement et ceux qui auraient éventuellement été préservés sont inaccessibles. Quel gâchis…

— Un gâchis pour les quelques originaux qui s’y trouvaient, remarqua Inaë, mais pour ce qui est des copies d’archives, je suis prête à parier que nous en avons d’identiques dans nos bibliothèques galactiques.

— N’aviez-vous pas espoir de récupérer ici des documents plus anciens que ceux de nos bibliothèques modernes ?

— Cela va te paraître étrange, mais non. En fait, je recherche précisément des choses plus récentes que cela.

Sofian lui jeta un regard interrogateur mais Inaë n’en dit pas plus, absorbée par le plan qu’elle parcourait des yeux. Elle tourna la tête à droite et pointa sa lampe torche vers le couloir qu’y s’y trouvait.

— L’aile nord a l’air intacte, au moins vue d’ici… suis-moi.

2. Le XXe siècle

Chacun de leur pas laissait une trace dans la couche de poussière qui recouvrait le sol. Sofian ne savait pas si cela était le fruit de son imagination sollicitée par la majesté de cet inquiétant lieu, mais il aurait juré entendre des bruits distants, sans pouvoir les identifier. Il n’en dit rien à Inaë qui semblait de toute manière tout aussi alerte que lui, sinon plus. Elle jetait constamment des regards dans toutes les directions suivis par le faisceau de sa lampe torche.

Ils avaient franchi le seuil de l’aile nord et quitté le grand hall. Le volume de l’écho provoqué par chacun de leurs pas diminuait de plus en plus : ils étaient à présent dans un large couloir le long duquel plusieurs embrasures menaient à d’autres pièces. Un vieil écriteau encore lisible était plaqué contre l’un des murs et indiquait « Rez-de-chaussée, Aile Nord~– XXe siècle~– Salle 1, arts littéraires et graphiques ; Salle 2, vidéothèque ; Salle 3, ». Le reste était illisible.

— XXe siècle ? s’étonna Sofian. Toute une aile pour cela ?

— Oui… et cela t’étonne, n’est-ce pas ?

Sofian se passa la main sur la nuque, conscient que sa directrice relevait là une lacune dans sa culture.

— Eh bien… oui. Le XXe n’est pas franchement connu pour son foisonnement culturel. Pas plus que le suivant. C’est un des siècles pour lequel nous avons le moins d’archives. Comme c’est un siècle proche des Grandes Crises qui ont fini par mener à l’Exode, j’en avais conclu que la création artistique avait été mise de côté en ce temps-là.

— Tu as à moitié raison, dit Inaë. Nous n’avons effectivement que peu d’archives, mais il serait hâtif d’en conclure que l’art n’était pas pour autant en plein essor… au risque de t’étonner encore plus, je vais même t’apprendre que culturellement, le XXe fut le temps d’un foisonnement artistique et culturel absolument prodigieux. De ce point de vue là, il n’avait rien à envier aux siècles précédents.

— Mais alors, comment expliquez-vous que nous n’en ayons gardé que si peu de traces ? Si je ne m’abuse, le XXe fut aussi celui où furent inventés les premiers appareils de copie à grande échelle. Dans ce contexte, seule une faible activité artistique peut expliquer l’absence de nombreuses sauvegardes de nos jours.

— Et si je te disais qu’on interdisait les copies ?

Inaë continuait de progresser dans le couloir à demi effondré et à peine éclairé par la lampe torche mais Sofian s’arrêta net et laissa échapper une exclamation confuse :

— Quoi ?!

Inaë se retourna vivement et lui fit signe de garder la voix basse. Il porta la main à sa bouche dans un mouvement d’excuse. Avait-elle réellement peur de faire une mauvaise rencontre dans ce lieu pourtant apparemment si désert ?

— Pardon, murmura-t-il. Mais pourquoi donc interdirait-on les copies ? Dans un régime autoritaire, je comprendrais, mais à moins que je ne confonde, une part non-négligeable des pays de cette époque étaient des démocraties, non ? Quel pays pourrait se réclamer de la démocratie tout en interdisant la propagation du savoir ? De l’art ? De l’héritage culturel humain ?

— Le monde n’est pas tout noir ou tout blanc, dit Inaë d’un ton plein de sagesse. Un peuple peut avoir un ensemble de libertés et de droits, avoir un contrôle relatif sur son propre destin et être malgré tout gouverné par un certain nombre de restrictions plus ou moins acceptées. Qu’est-ce qu’une démocratie pour toi ? Comment peux-tu savoir si le mot avait le même sens à cette époque ? Dans un contexte sans commune mesure avec le nôtre ?

Sofian ne dit rien et resta pensif. Ils pénétrèrent dans la deuxième salle. Elle avait dû être protégée par une porte, à une époque, mais seule l’embrasure avait vaincu l’épreuve du temps. Devant eux étaient alignées de longues tables tout aussi poussiéreuses que le sol. De nombreux écrans y étaient installés, mais la plupart étaient renversés ou éventrés. Les rares qui semblaient intacts physiquement n’avaient de toute façon pas la moindre chance de fonctionner.

Inaë et Sofian avancèrent avec prudence, chacun balayant la pièce de sa lampe. Le panneau du couloir avait présenté cette salle comme une vidéothèque et il ne faisait aucune doute que chaque écran était une station individuelle de visionnage. Sur les tables, devant les écrans, d’autres dispositifs se devinaient sous la poussière : claviers, casques audio… et quelque chose qui attira l’œil de Sofian.

— Bon sang, murmura-t-il. Est-ce que ce sont…

Inaë les avait vus également et s’avança avec intérêt.

— Je pense que oui, dit-elle à la fois pour Sofian et pour elle-même.

— Des dispositifs de stockage, acheva Sofian en saisissant un petit objet posé sur une table, si plat qu’il était presque impossible de le distinguer sous la couche de poussière.

— De la mémoire flash, fit remarquer Inaë en étudiant l’objet que Sofian tenait du bout des doigts et éclairait de sa lampe torche. Je me demande s’il y a la moindre chance que l’on puisse lire son contenu.

— On peut sans doute trouver les bons ports au Laboratoire.

— Je n’en doute pas, mais un appareil micro-électronique aussi vieux… je sais que c’est un stockage passif qui n’a pas besoin d’être alimenté pour continuer à fonctionner… mais après tant de siècles…

Sofian tourna la tête vers sa directrice avec scepticisme.

— Mais pourquoi donc avez-vous tenu à venir ici s’il n’y a pas la moindre chance d’y trouver des sauvegardes lisibles ?

— Ce n’est qu’un accessoire de transport, fit remarquer Inaë en prenant le petit objet. De faible capacité… et d’une technologie déjà largement dépassée pour l’époque de l’Alexandrica. Non, la bibliothèque utilisait déjà d’autres supports de stockage beaucoup plus robustes et massifs. Il faut que nous trouvions la salle des serveurs.

Ils parcoururent malgré tout le reste de la salle en essayant de récupérer tous les dispositifs de stockage qu’ils pouvaient trouver. Sofian se sentait un peu frustré : cette première pièce n’avait rien de particulièrement spectaculaire à révéler. Si l’on mettait de côté l’obsolescence totale des appareils, elle ressemblait à s’y méprendre à n’importe quelle pièce du laboratoire où lui et Inaë travaillaient.

En quittant la pièce, Sofian eut une sensation de malaise, sans bien comprendre pourquoi. Il agita sa lampe de droite à gauche et eut un sursaut : son faisceau fut soudain réfléchi par une haute masse métallique contre l’un des murs du couloir.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-il en essayant de parler le moins fort possible malgré la surprise.

Inaë s’avança, sa propre lampe levée vers l’objet inconnu. C’était une sorte de boîte en métal de près de deux mètres de haut. Elle ressemblait vaguement à un tronc humain surplombé d’une drôle de tête, avec ce qui ressemblait à un objectif photographique unique à la place des yeux.

— On dirait une statue très abstraite, fit Inaë en étudiant la chose. Peut-être une sorte de robot. Je sais qu’il a un temps été à la mode de faire des robots humanoïdes sur Terre… à l’époque où l’excitation d’avoir la technologie pour les construire rendait les gens aveugles à la parfaite inutilité de donner une forme humaine à une machine.

— Mais il n’était pas là quand nous sommes passés dans le couloir tout à l’heure.

— J’ai dit que c’était peut-être un robot, certainement pas un robot en état de marche ! Tu as dû passer à côté de lui sans faire attention.

— Vous l’aviez vu, vous ?

— Eh bien disons que j’étais tout aussi inattentive que toi. Telle directrice, tel doctorant, j’imagine. Allez, viens.

Et ils s’enfoncèrent un peu plus dans le sombre couloir sans que les inquiétudes de Sofian ne soient totalement levées.

3. Au cœur du problème

La plupart des autres pièces étaient inaccessibles à cause des éboulements. L’aile nord était beaucoup moins bien préservée qu’elle ne l’avait semblé vue depuis le hall. Inaë s’arrêta devant une porte avec un air satisfait sur le visage.

— Qu’est-ce qu’il y a ici ? demanda Sofian. Je ne vois aucune plaque.

— Précisément. On utilise des plaques pour guider les visiteurs. Mais les employés d’une bibliothèque, eux, connaissent leur lieu de travail. Ils n’ont pas besoin de plaque. C’est donc un local technique qui se trouve derrière cette porte.

— Ou des toilettes, fit Sofian avec espièglerie.

— Ou alors la plaque est tombée, dit Inaë en lui adressant un sourire. Mais ça ne coûte rien de vérifier…

Elle poussa la porte mais elle ne bougea pas d’un pouce. Les murs avaient tellement travaillé avec le temps que la porte était complètement coincée, ses bords en bois enfoncés dans la pierre des murs.

— Recule, dit Inaë.

Puis elle lança un violent coup de pied au niveau de la poignée. La porte ne s’ouvrit pas mais se cassa en deux. Les deux aventuriers n’eurent plus qu’à élargir le trou formé par le pied d’Inaë pour se frayer un passage.

Elle ne s’était pas trompée : la salle n’avait effectivement pas du tout l’aspect d’un endroit ouvert au public. Il n’y avait là qu’un grand fatras d’étagères avec des appareils électriques posés en vrac dessus. Aucune chaise, aucune table. La salle des serveurs.

— Vous savez, dit Sofian, ce n’est pas mon genre de jouer les fayots. Mais je dois bien l’admettre : vous êtes sacrément impressionnante.

— Je te remercie, mon cher étudiant, mais ce serait malhonnête de te cacher que, pour le coup, je joue d’une chance insolente. Jamais je n’aurais imaginé tomber sur une salle de serveurs si vite, dès la deuxième pièce et en entrant au hasard par une porte sans écriteau. J’aurais dû jouer à la loterie…

Les câbles électriques qui couraient partout le long des étagères se projetaient en ombres entortillées sur les murs. Des rangées et des rangées de boîtiers réfléchissaient les faisceaux des lampes et brillaient d’un lueur froide et artificielle. Mais aux yeux des deux visiteurs, cette lueur n’avait rien à envier à celle qui émanerait d’un coffre rempli d’or et de bijoux. Si ne serait-ce qu’un seul de ces boîtiers contenait un espace de stockage encore exploitable, ce serait des milliards de textes et des centaines d’heures de vidéos et de musique qui seraient à leur portée. Des vestiges perdus de ce fameux XXe dont Sofian ignorait presque tout et Inaë à peine moins.

Ils s’approchèrent en silence, leurs pas légers ne faisant pas le moindre bruit sur le sol à moitié recouvert de terre et de poussière. Au moment où Sofian tendait les bras vers l’une des étagères avec l’idée de se saisir d’un des serveurs, il y eut un bruit, infime et pourtant si audible dans le silence absolu qui régnait alors. Inaë et lui se retournèrent dans un commun sursaut. Là, encadrant la porte comme deux gardiens de métal, deux statues semblables à celle qui avait surpris Sofian dans le couloir se tenaient, immobiles. Ou était-elle vraiment immobiles ?

Inaë leva le bras vers Sofian, sa lampe braquée sur l’une des deux statues. L’étudiant constata un changement dans l’attitude de sa directrice : elle, qui s’était montrée si amusée par son inquiétude face à la statue du couloir, semblait soudain tout à fait alerte et plus du tout d’humeur à rire.

— Ne fais plus un geste, murmura-t-elle aussi bas que possible.

Il la vit glisser sa main libre vers l’arme qu’elle portait à la ceinture. Il fit intuitivement de même mais s’en voulut de tenir sa lampe torche dans la main droite. Sofian commençait à sentir un peu de sueur lui picoter la nuque quand Inaë décida de briser le silence.

— Ohé ! dit-elle en s’adressant aux statues.

Il ne se passa rien. Les statues restèrent tout aussi immobiles que les serveurs sur les étagères. Inaë croisa le regard d’un Sofian tout aussi perplexe qu’elle.

— Nous vous avons entendu bouger, poursuivit-elle en essayant de ne pas réfléchir au niveau de ridicule dont elle était en train de se couvrir dans l’hypothèse où les statues ne seraient, en définitive, que de simples statues.

Mais elle n’eut pas plus de succès. Aucun mouvement et toujours aucun bruit. Puisqu’il fallait en avoir le cœur net, elle décida d’imiter le geste de son étudiant qui avait provoqué le bruit qui ne pouvait venir que de ces statues : sans rompre sa visée, elle approcha sa main qui tenait la lampe torche vers une étagère.

Cette fois, Sofian et elle virent clairement les deux statues s’incliner très légèrement en leur direction en laissant échappement un petit grincement. D’un même mouvement, la chercheuse et son doctorant dégainèrent leurs armes et les pointèrent chacun vers l’une des statues – ou plutôt, des robots, puisqu’ils ne pouvaient en toute logique plus les considérer comme des statues.

— On n’bouge plus ! s’écria Inaë avec autorité. Qui… qu’est-ce que vous êtes ? Qu’est-ce que vous nous voulez ?

Les deux choses eurent l’air de se regarder, la partie supérieure de leurs corps effectuant une légère rotation sur elle-même. Puis elles se remirent à fixer les deux êtres humains qui avaient d’étranges objets braqués sur elles.

— Merci de vous éloigner des serveurs, dit une voix féminine qui ressemblait à un enregistrement diffusé depuis l’un des deux robots.

La voix était douce et le ton était parfaitement lisse comme celui d’une hôtesse de l’air, mais quelque chose d’étrange frappa l’oreille d’Inaë sans qu’elle puisse comprendre quoi. Un accent, une intonation inhabituelle.

— Qui êtes-vous ? répéta-t-elle en optant pour le « qui » au lieu du « quoi », ce qui avait plus de sens à partir du moment où une conversation s’engageait.

— Nous sommes des Dispositifs de Répression Malicieux. Merci de vous éloigner des serveurs.

Le cerveau d’Inaë tournait à cent à l’heure. Elle n’avait jamais entendu parler de tels « dispositifs », mais l’attitude bornée et presque ouvertement belliqueuse des machines en question n’augurait rien de bon.

— Nous ne sommes pas des pillards, dit-elle en faisant l’hypothèse que c’était contre cela qu’avaient été programmées ces machines. Nous sommes des chercheurs, des scientifiques.

— Merci de vous éloigner des serveurs.

— Nous n’avons aucune mauvaise intention, continua Inaë en se sentant de plus en plus piégée. Nous ne sommes ici que dans un but de recherche désintéressée. Nous ne cherchons pas l’affrontement.

— Merci de vous éloigner des serveurs.

Il y eut une pause. Inaë était à cours d’idées. Sofian, son pistolet maladroitement tenu dans la main gauche, réfléchissait lui aussi.

— Et si nous refusons ? hasarda-t-il.

— Merci de vous éloigner des serveurs.

— Si vous voulez mon avis, dit-il en se tournant cette fois vers sa directrice, ces trucs sont hors d’usage. Je doute qu’ils puissent nous faire quoi que ce soit si nous…

Et tout se passa en un éclair. Tout en parlant, Sofian esquissa un mouvement vers l’étagère. Un grondement retentit alors du côté des machines, comme si un réacteur se mettait en marche. Inaë vit une boule de lumière se former devant chacune des deux machines et eut juste le temps de se jeter sur Sofian. Ils heurtèrent de plein fouet l’une des étagères et tombèrent à la renverse en l’entraînant dans leur chute. À l’endroit où s’était trouvé le buste de Sofian quelques secondes plus tôt, un panache de fumée flottait et, derrière, un gros trou de la taille d’une roue de camion s’était dessiné dans le mur.

4. Fuite

Sofian, abasourdi, peina à se remettre debout, empêtré dans les serveurs brisés et les câbles qui s’emmêlaient autour de lui. Inaë l’aida à se relever mais entendait déjà le grondement des machines reprendre derrière eux.

— DÉPÊCHE-TOI ! hurla-t-elle.

Et à nouveau, ils échappèrent de justesse à l’incroyable puissance de feu des deux robots en roulant sur le sol. L’étagère qu’ils avaient renversé vola en éclat dans une odeur de métal fondu et de câbles brûlés.

Ils se remirent sur pied en un éclair et se rendirent compte qu’ils avaient perdu leurs armes dans la mêlée. Inaë essaya d’analyser la situation le plus rapidement possible. Rejoindre le couloir impliquait de passer entre les deux robots, ce qui était hors de question. Ils se désintégreraient probablement mutuellement s’ils tiraient au moment où Sofian et elle se glisseraient entre eux deux, mais elle doutait que de telles machines à tuer aient un instinct d’auto-préservation.

Un nouvelle salve de boules de feu jaillit. Cette fois, Sofian et Inaë purent un peu mieux anticiper et évitèrent les tirs en courant derrière l’une des étagères encore debout.

— PAR ICI ! cria Inaë.

Et ils se faufilèrent tous deux dans l’un des trous creusés dans le mur par les tirs des robots. Derrière eux, une nouvelle explosion retentit, projetant des morceaux de gravats et du métal fondu dans leur direction. Sofian poussa un juron en sentant une petite pointe en fer brûlante se planter dans l’arrière de son épaule gauche.

Le trou dans le mur les avait menés à une autre pièce de la bibliothèque, celle-ci pleine de vieilles étagères en bois qui abritaient des livres – des livres en papier, datant probablement d’un siècle plus reculé. Ils ne prirent pas le temps d’en étudier le contenu et foncèrent vers la porte. Elle était tout aussi bloquée que celle qu’Inaë avait dû défoncer pour entrer dans la salle des serveurs.

Sofian n’hésita pas une seconde et se jeta sur le panneau en bois vermoulu qui vola en éclats. Il trébucha dans son élan et s’écroula sur le sol. Inaë vint à son secours, folle d’inquiétude d’avoir conduit son étudiant dans ce guet-apens.

— Ça ira, maugréa-t-il en se relevant et en massant son bras droit. C’était l’épaule valide.

Ils entendaient déjà les deux robots rouler en leur direction. Ils ignoraient si les machines pourraient passer dans le trou où eux-mêmes s’étaient faufilés, mais ils n’avaient pas l’intention d’attendre de le découvrir. Ils étaient arrivés dans un couloir secondaire de l’aile nord et déguerpirent sans demander leur reste. Des bruits d’explosions et d’effondrements leur indiquèrent que les robots ne s’étaient pas laissé arrêter par un vulgaire mur de pierre…

— Par ici ! fit Inaë.

Elle avait repéré un petit escalier auquel ils montèrent aussi vite que possible. Ce n’était pas chose aisée puisque l’escalier en question était en assez piteux état : il ne s’agissait pas d’un des gros escaliers de pierre qui faisait partie intégrante du bâtiment mais d’un simple colimaçon de service en métal rouillé et tordu.

Ils atteignirent un couloir du premier étage et s’arrêtèrent un instant pour respirer et reprendre leurs esprits.

— Ils peuvent peut-être défoncer les murs qui les gênent, remarqua Inaë, mais cela m’étonnerait qu’ils soient capables de monter des escaliers. Ça va, toi ?

— Ça ira, grommela Sofian. J’ai très mal à l’épaule gauche mais c’est sans doute superficiel… Qu’est-ce que c’était que ces trucs ?!

— Ils nous l’ont dit eux-mêmes, soupira-t-elle, des « Dispositifs de Répression Malicieux ». Une sorte d’armée de protection de la bibliothèque. Je n’en avais jamais entendu parler. Si j’avais su…

Mais le répit fut de courte durée. Au bout du couloir, un autre robot, semblable à leurs deux agresseurs au rez-de-chaussée, fit son apparition et se dirigea vers eux à grande vitesse.

— Bon sang ! cria Sofian en détalant aux côté de sa directrice. Mais combien sont-ils ?

Le couloir fit un angle salvateur : ils tournèrent et sentir le souffle chaud du feu tiré par le robot s’abattre sur le mur.

— Ce n’est pas possible ! hurla Sofian. Comment se fait-il que les œuvres aient cessé d’être accessibles depuis des années mais que les dispositifs de protection continuent de fonctionner encore maintenant ?

— Ça te donne une idée des priorités de l’époque !

— Quelle période charmante !

Réservant leur souffle à la fuite, ils arrêtèrent leur conversation et se bornèrent à parcourir les couloirs, en se repérant aux bruits qu’ils entendaient. Combien de robots étaient à leurs trousses à cet étage ? Ils n’auraient pu le dire. Mais ils couraient, toujours, tournant parfois au hasard d’un couloir un peu plus petit, un peu plus abîmé, dans l’espoir de ralentir la course de leurs agresseurs.

Ils finirent par tomber sur un cul-de-sac. Un couloir dont l’extrémité était totalement effondrée. Des tonnes et des tonnes de gravats formaient une sorte de rampe qui montait jusqu’au plafond. Inaë arrêta sa course, sentant l’angoisse monter en elle alors que les bruits des robots se faisaient déjà plus forts. Ils se rapprochaient. Sofian, quant à lui, s’était aventuré sur les gravats et tentait de se frayer un chemin.

— Venez ! lança-t-il à Inaë. L’éboulement a eu lieu sur plusieurs étages, nous pouvons passer et arriver au-dessus !

Sa directrice ne se fit par prier et le rejoignit. Effectivement, un peu plus loin sur la rampe, le plafond était aussi effondré et ils purent passer à l’étage supérieur. Cette partie du bâtiment était l’une de celles qui avaient visiblement le plus souffert : plus ils montaient, moins les décors qui les entourait ressemblaient à des étages. On aurait dit des restes d’un bâtiment après un bombardement aérien, avec ses gravats, ses monceaux de murs détruits et ses structures métalliques qui pendaient dans le vide.

Les bruits s’éloignaient. Lorsqu’ils atteignirent le haut des gravats, ils avaient grimpé l’équivalent de cinq étages et dominaient un champ de ruine baigné dans l’obscurité. Aucun robot ne pourrait les suivre ici. Aucun robot monté sur roues comme tous ceux qu’ils avaient rencontrés, en tout cas.

Ils attendirent un instant puis, lorsqu’il leur sembla raisonnable de se considérer hors de danger, ils s’assirent sur le sol en miettes et soufflèrent un peu.

— Et une nation qui a engendré des robots tueurs, vous n’appelez pas cela un régime autoritaire ? demanda Sofian à mi-voix, encore sous le choc d’avoir échappé de si peu à la mort.

— Je suis désolée, dit Inaë piteusement. Jamais je n’aurais organisé une telle expédition si j’avais imaginé qu’elle serait si périlleuse.

— J’essayais de me faire à l’idée qu’on veuille interdire la copie, dit Sofian, mais en arriver à de telles extrémités ? Pour des œuvres d’arts ?

— Oui… je suis d’accord avec toi, c’est impensable.

Ils restèrent silencieux pendant plusieurs minutes, profitant du calme et de la sécurité retrouvés pour mettre de l’ordre dans leurs idées.

— Tu sais, reprit Inaë à voix basse, ce n’est pas pour les excuser, mais il faut aussi se rappeler du contexte de l’époque. Le XXe, le XXIe… on les considère comme un saut vers l’âge moderne, certes, mais on parle d’une période où l’on pensait qu’il était normal de devoir choisir entre l’exploitation et la misère. Et où l’on valorisait ceux qui allaient docilement à l’exploitation. Tout le monde devait vivre de son travail même s’il n’y avait plus de travail pour tout le monde. Qu’on défende alors les fruits de ce travail par tous les moyens – y compris par des moyens létaux – n’est en définitive pas si étonnant. J’aurais dû m’y attendre.

— Vous voulez dire que tout le monde devait travailler en permanence ? Alors même que les techniques étaient déjà largement assez développées pour permettre de réduire drastiquement le labeur nécessaire à l’organisation de la société ?

— Oh non, ricana Inaë, pas tout le monde. Il y a toujours eu une classe oisive. Toujours. Dans les siècles plus reculés, c’était la Noblesse et le Clergé. Mais à cette époque, c’était les grands propriétaires, les biens nés qui pouvaient se permettre de vivre de leurs rentes pendant que la masse payait pour ces rentes. Assez ironiquement, ces riches oisifs étaient ceux qui fustigeaient le plus l’oisiveté des plus pauvres.

— D’accord, mais tout de même, pour de l’art ! On ne peut décemment pas demander à une œuvre artistique de s’inscrire dans un cadre aussi rationnel et cloisonné qu’une chaîne de production industrielle.

— Mais si, fit Inaë avec un sourire, on le peut. On le peut, je t’assure. On transforme les artistes en boutiquiers qui se boufferaient entre eux pour une place au soleil. La grande loterie de ce qu’on appelait à l’époque le show-business : une extrême minorité de nantis focalisant toute l’attention et toutes les législations sur eux pendant que la majorité crevait de faim… ou se trouvait un job alimentaire, puisque comme je te l’ai dit, l’oisiveté était encore vue comme du parasitage à l’époque. Donc oui. Oui, on peut demander à une œuvre d’être inscrite dans un processus industriel. Maintenant, est-ce qu’on peut le demander « décemment », eh bien… c’est à toi de juger.

Sofian allait répliquer, mais un écho leur parvint depuis le couloir en ruine qui se prolongeait derrière eux. C’était un bruit bien différent de celui de leurs agresseurs mécaniques. On aurait dit des voix… pas simplement des voix enregistrées et neutres, mais des voix variées, avec des intonations changeantes, des éclats, des murmures… des voix humaines !

Ils échangèrent un regard puis, sans un mot, se glissèrent dans le couloir en prenant soin de ne pas trébucher sur les pierres qui jonchaient le sol. Une lumière tremblotante frémissait à travers une petite lucarne. Les voix se firent intelligibles lorsque Sofian et Inaë s’y penchèrent.

5. Les gardiens du temple

La petite lucarne offrait une vue plongeante sur une très grande pièce circulaire aux allures d’amphithéâtre. Des éclairages de fortune projetaient une lumière jaunâtre sur les murs. Plusieurs personnes – des hommes assez âgés pour la plupart – était installés en cercle en bas des gradins. Ils étaient vêtus d’une tenue plutôt atypique, chacun avec une morceau de tissu qui lui pendait du cou sans raison apparente.

Inaë et Sofian étaient fascinés. Pour un bâtiment abandonné, l’Alexandrica cachait décidément de nombreux secrets. Qui aurait pu imaginer que des êtres humains l’utilisaient encore ? Et qui étaient donc ces hommes ?

— Bien sûr, il faudra en référer au gouvernement, disait l’un des hommes qui était debout, mais je ne doute pas que nous aurons son aval. En tout état de cause, et dans la conjoncture actuelle, il est plus que jamais nécessaire de favoriser les initiatives de partenariats culturels.

Inaë lut la perplexité dans les yeux de son doctorant, mais se dit qu’elle ne pouvait pas franchement lui en vouloir. L’intervenant avait l’accent si particulier avec lequel les robots s’étaient exprimés, mais c’était surtout l’enchaînement de termes creux et vides de sens qui rendait la compréhension difficile pour les deux observateurs… Heureusement, il semblait avoir terminé son monologue et se rassit.

— Merci, M. Mayart, dit un autre homme au crâne dégarni. Passons au sujet suivant. L’extension de 20 ans du droit d’auteur post-mortem.

Il y eu un murmure d’approbation dans l’assistance, comme si les personnes rassemblées là étaient sur le point de goûter à un mets très raffiné.

— Actuellement, comme personne ne l’ignore ici, une œuvre de l’esprit est protégée 720 ans après la mort de son auteur.

Sofian étouffa une exclamation et regarda Inaë avec des yeux ronds. Mais de quoi cet hurluberlu parlait-il donc ?

— Après quoi, poursuivit l’intervenant avec un regard soudain sombre, l’œuvre tombe dans le domaine public, à la merci des charognards de tous poils.

Un nouveau murmure s’éleva de la foule, comme si une inquiétude soudaine l’avait traversée. Quelques personnes hochèrent la tête dans un signe de dénégation écœurée.

— Nous suggérons donc une extension à 740 ans de cette protection afin de prendre en compte l’allongement de l’espérance de vie des lointains descendants des auteurs. Sachez notamment que les œuvres de Gautier Disnault – Les aventures de Stéphane Souris, par exemple – tomberont dans le domaine public dans sept ans si nous ne faisons rien.

Cette fois, ce ne furent plus des murmures mais des voix bien affirmées qui envoyèrent un déluge de protestations.

— Mais oui ! s’exclama l’orateur. Je sais bien ! Je suis comme vous, je vois cela arriver et je me dis : nous devons empêcher cela ! Pour la préservation de notre patrimoine culturel !

L’auditoire se leva comme un seul homme et applaudit à tout rompre en criant des bravos. Sofian se passait la main sur le front, n’y comprenant absolument rien : ils étaient fous !

— Merci, mes chers collaborateurs, merci, dit l’homme en s’inclinant avec une fausse modestie peu crédible.

Mais l’euphorie fut interrompue par le grincement d’une porte. Le silence se fit alors que s’avançait en bas de l’amphithéâtre l’un des robots qui avait pourchassé Inaë et Sofian. Ceux-ci eurent un sursaut en voyant la machine déambuler, même si loin d’eux.

Le robot s’approcha de l’orateur et sembla lui dire quelque chose dans l’oreille. Celui-ci fit une grimace puis passa une main sur son menton.

— Mmh, très bien, merci de m’avoir informé, dit-il à la machine avant de s’adresser à nouveau à l’assistance. On m’informe que des pillards ont tenté de s’introduire dans les couloirs protégés.

Plusieurs personnes se prirent le visage dans les mains et il y eu un grand « oh ! ». Une tension s’était emparée d’Inaë et Sofian.

— Pas d’inquiétude, fit rapidement l’homme en levant les bras en signe d’apaisement. Ils ont été mis en fuite par ces braves Dispositifs de Répression Malicieux. Je salue au passage la mémoire de votre arrière-grand-père, M. Chantelain, ajouta-t-il en inclinant la tête vers un homme ventripotent affalé sur le gradin, qui avait alors été bien inspiré de suggérer leur fabrication.

L’intéressé eut une petite mou satisfaite, quand bien même n’avait-il aucune responsabilité dans les actes de ses ancêtres.

— Bien, dit l’homme en se tournant à nouveau vers la machine. Vous féliciterez votre équipe de ma part. La menace étant écartée, je vous suggère de baisser votre niveau d’alerte et de reprendre votre programme de simple surveillance. Si les pillards reviennent, assurez-vous simplement qu’ils ne s’approchent plus des couloirs protégés. Vous avez, comme d’habitude, l’autorisation de faire usage de toute la force que vous jugerez nécessaire. Et si vous les croisez au détour des sections du domaine public et assimilées…

Il y eut un silence et chacun resta suspendu aux lèvres de l’orateur. Sofian jeta à un œil à Inaë qui semblait passionnée par la scène et pas spécialement inquiète.

— Eh bien, laissez-les. Il n’y a malheureusement pas grand-chose que nous puissions faire, conclut l’homme en agitant tristement la tête, résigné.

Le robot fit signe qu’il avait bien reçu les instructions et quitta la pièce. L’homme resta pensif un instant, comme perdu dans ses pensées. Puis il revint à son auditoire.

— Bien. Reprenons. Pour notre prochain sujet de discussion, je vais laisser la parole à Mme Ablenal.

L’une des rares femmes de l’assistance se leva à son tour. Elle était âgée et un peu potelée, et parla d’une voix nasillarde :

— Mes chers camarades, je voudrais aujourd’hui avec vous aborder la question des droits périphériques.

Cette fois, l’assemblée sembla se détendre, et plusieurs membres de l’auditoire se calèrent dans leurs sièges comme s’ils avaient soudain reçu l’autorisation de roupiller en pleine séance.

— Comme vous le savez, continua la vieille dame, les droits voisins permettent d’étendre le droit d’auteur aux interprètes et aux éditeurs de supports de diffusion. Le chantier des droits périphériques, sur lequel nous travaillons déjà depuis de nombreuses années, consiste à étendre ces droits au reste de la chaîne de production qui, pour le moment, reste encore assez peu protégée.

Inaë s’écarta de la lucarne.

— Vous ne voulez pas en entendre plus ? lui demanda Sofian à voix basse.

— En entendre plus ? répondit-elle avec un sourire ironique. Parce que tu arrives vraiment à supporter cette logorrhée ? Moi, j’en ai entendu assez.

6. Dans l’impasse

Inaë commençait déjà à s’éloigner mais Sofian avait quelques réticences.

— Je reconnais que c’est assez soporifique, mais c’est instructif. Nous pourrions essayer de comprendre un peu mieux leur système, vous ne pensez pas ?

— Tu ne l’as pas déjà compris ? Allons, Sofian, tu as bien vu. Nous avons là une assemblée qui s’acharne depuis des siècles à restreindre l’accès aux œuvres d’art. Ils sont partis tellement loin dans leur délire qu’ils n’ont même plus besoin d’artistes. Ils peuvent vivre en circuit fermé, décider de leurs lois pour leurs nombrils, enfermer avec acharnements quelques décennies d’œuvres d’arts vieilles de plusieurs siècles… Mince, tu les as regardés ? Ils sont tellement hors du temps… Je ne serais pas surprise qu’ils ignorent que la Terre a presque été désertée. Je me demande comment ils vivent… peut-être des industriels locaux qui les aident ?

— En tout cas, notre petite expédition est compromise. Même si les robots nous laissent a priori repartir sains et saufs, il n’y a aucune chance que nous accédions à ces « couloirs protégés ».

— Non, sur ce point, je suis d’accord avec toi.

— La seule manière de mettre la main sur les œuvres des XXe et XXIe siècles, ce serait de revenir avec des armes, avec… avec l’intention d’en découdre avec ces foutus machines. Mais…

— Mais qui aurait envie de se lancer dans une guerre comme celle-ci ? suggéra Inaë. Je ne sais pas toi, mais je n’aurais pas la force de me battre contre des moulins à vent.

— Oui, c’est exactement ce que je pensais. Lorsque l’on voit cela, on n’a même plus envie de se battre. On a juste envie d’abandonner et de tourner la page…

Dans l’amphithéâtre, les voix monocordes résonnaient toujours. L’assemblée continuerait de débattre de lois qui avaient cessé de concerner qui que ce soit depuis bien longtemps. Les deux explorateurs s’éloignèrent et reprirent le chemin vers le grand hall.

— Tu sais, remarqua Inaë, cette expression que je viens d’utiliser, « se battre contre des moulins à vent ».

— Oui ?

— Eh bien, elle est inspirée par un roman des siècles reculés. Ceux du fameux « domaine public » tant décrié par ces gens que nous venons d’écouter. Je suis prête à parier que tu ne sais même pas ce qu’est un moulin à vent, pas vrai ?

— J’en ai une vague idée, dit Sofian. Il me semble que c’est un vieux générateur d’énergie, mais je n’en sais pas plus.

— Et pourtant nous continuons d’utiliser cette expression, poursuivit Inaë pensivement. Je me demande… si cette assemblée avait été là pendant les siècles reculés, cette expression aurait-elle été popularisée ? Si ces œuvres avaient été elles aussi mises sous clef… toute cette culture…

— Le raisonnement inverse est encore plus pessimiste, avança Sofian. Imaginez combien d’œuvres auraient pu devenir canoniques et universelles si on ne les avait pas soumises à un enfermement perpétuel…

— Ça donne le tournis, n’est-ce pas ? Parce que l’art, la culture, ce ne sont pas juste des productions industrielles, comme semblait le penser cette étrange assemblée… c’est ce qui façonne notre langage, notre univers, nos vie.

— Alors, l’univers de toutes ces décennies sur-protégées, sur-verrouillées… il nous est interdit, n’est-ce pas ?

— En grande partie oui, acquiesa Inaë. Mais peut-être pas totalement…

— Pas totalement ? Que voulez-vous dire ?

Sa directrice avait une idée derrière la tête, il le savait depuis qu’elle avait brusquement cessé de vouloir observer l’assemblée.

— Est-ce que tu as bien prêté attention à ce qu’a dit ce… disons, ce « maître de cérémonie » aux robots, tout à l’heure ?

— Mmh… oui, il me semble. Il leur a dit de s’assurer qu’on ne revienne pas dans les couloirs interdits.

— Mais… ?

— Mais qu’on pouvait accéder aux sections du domaine public sans encombre. Ce qui ne va pas beaucoup nous aider : grâce à leur fabuleux droit d’auteur extensible à volonté après la mort de l’auteur, le domaine public a virtuellement cessé d’exister au milieu du XXe siècle !

— Non, rectifia Inaë. Ses mots exacts étaient « sections du domaine public et assimilées ».

— Ses mots exacts, fit Sofian en levant les yeux au plafond. Oui, c’est possible. Qu’est-ce que ça change ?

— Des sections assimilées au domaine public, répéta Inaë avec emphase. Qu’est-ce qu’il a bien pu vouloir dire par là ?

— C’était peut-être juste une tournure, dit Sofian, ce type ne pouvait pas s’empêcher de causer, causer, causer…

— Et si ce n’était pas une tournure ? S’il existait quelque chose de proche du domaine public mais ayant existé à l’époque même où cette folie du verrouillage systématique se développait ? Vois-tu, je me suis pas mal posé cette question, parce que sous aucun régime injuste, aucune loi liberticide n’a jamais été soutenue par l’intégralité de la population au cours de l’Histoire. Même en cas d’acceptation tacite majoritaire, même quand la plupart des gens ne voient même pas de problème, il y a toujours des trouble-fêtes, des empêcheurs de tourner en rond. Dans notre cas, des gens qui n’acceptaient pas ce système de fermeture.

— J’imagine qu’on s’échangeait déjà des œuvres sous le manteau, fit Sofian, même si c’était illégal. Ça ne change pas grand chose à notre problème.

— Oui, mais si c’étaient des artistes qui refusaient ce système ? Ne pouvaient-ils pas choisir une autre voie ? Une voie alternative, fragile, sans doute conspuée par les gardiens du temple comme ceux que l’on a vus tout à l’heure… mais une voie qui aurait peut-être mené à notre situation actuelle, où l’on ne se pose même plus la question du domaine public ? Une voie qui aurait laissé des traces jusque dans cette bibliothèque ?

Sofian essayait de rester rationnel, mais il ne pouvait empêcher une certaine excitation de monter en lui. Sa directrice avait parfois tendance à se laisser emporter dans de simples hypothèses un peu trop extrapolées… Oui, mais si elle avait raison ?

Sans qu’il s’en rende compte, captivé par leur conversation, Inaë avait cherché son chemin dans le dédale de couloirs poussiéreux, aidée du plan qu’elle avait emporté avec elle. Lorsqu’elle braqua sa lampe torche sur un mur et qu’un large sourire s’afficha sur son visage, Sofian sut qu’elle avait trouvé. Contre le mur, à côté d’une porte à demi éventrée, un écriteau disait :

Salle 6, XXIe siècle, licences libres et domaine public volontaire.

7. Les décennies préservées

Ils pénétrèrent dans la pièce à pas feutrés, encore méfiants après l’attaque des robots. Elle était aussi spacieuse que les autres pièces qu’ils avaient visitées, mais avait quelque chose de plus… désordonné. Les supports de stockage présents étaient, par exemple, très hétérogènes : on trouvait à la fois des cartes mémoires, des disques optiques mais aussi des livres en papier ou des toiles de peintres.

Inaë s’était arrêtée près du seuil et lisait un grand panneau d’information qui était encore en partie lisible. Sofian quant à lui ne put s’empêcher de parcourir la pièce et de regarder partout, de voir tous ces objets, parfois désuets, parfois carrément antiques. Les autres ailes de l’Alexandrica divisaient rigoureusement les domaines artistiques au sein d’une même époque. Cette pièce, au contraire, rassemblait des œuvres en tout genre, de la littérature, des vidéos, des pièces musicales… et curieusement, un nombre inhabituellement élevé de manuels scientifiques.

Sofian, tremblant légèrement, saisit un livre au hasard sur une étagère. Il s’attendait à être désintégré par un rayon laser à tout instant mais rien ne se passa. Le livre était très joli. La couverture, qui semblait avoir été peinte à la main, représentait une petite sorcière sur un balai, accompagnée d’un chat roux. En lettres stylisées se détachaient les mots Pepper & Carrot ainsi que le nom de l’auteur, un certain David Revoy.

Sofian était subjugué. Il s’était inconsciemment attendu à tomber sur des œuvres de seconde zone, des brouillons que des auteurs n’auraient pas réussi à faire accepter à cette industrie culturelle de l’époque et qui, par dépit, les auraient laissé en libre accès faute de mieux. Au contraire, il s’aperçut en faisant défiler les pages qu’il tenait là un ouvrage de haute qualité : les illustrations qu’il admirait au fil des pages étaient magnifiques et l’objet n’avait rien à envier aux autres livres en papier qu’il avait eu l’occasion d’étudier au Laboratoire d’Histoire Pré-Galactique.

Il reposa le livre sur l’étagère à côté d’un gros coffret aux couleurs bariolées et qui s’intitulait « Cycle des NoéNautes~– L’intégrale, 8 tomes~– Pouhiou, éditions Framabook ». Il ne savait pas où donner de la tête : combien de trésors recelait donc cette simple étagère ? Et combien dans les cartes mémoires rangées sagement un peu plus loin, et dont une seule pouvait stocker l’équivalent d’une bibliothèque entière ?

Inaë s’était approchée et contemplait elle aussi religieusement les tranches des ouvrages alignés sous leurs yeux. Elle avait le regard qui brillait de la même excitation que celle de Sofian : celle d’être un enfant devant son cadeau d’anniversaire.

— C’est bien ce que j’avais pensé, lui dit-elle. Le panneau près de l’entrée est une sorte de manifeste pour une culture dite « libre », par opposition à l’industrie culturelle fermée de l’époque. C’est assez complexe parce que visiblement, tout le monde n’était pas d’accord sur le sens qu’il fallait donner au mot « libre » – il y a un détail des différentes licences que j’ai juste survolé.

— Ces livres, murmura Sofian. Il y en a des bons… de très bons même.

— Et ce sont des livres en papier… avec des maisons d’édition, avec une vraie recherche de qualité. Ce n’était pas juste des électrons libres un peu béat d’utopisme, c’était un vrai système alternatif qui se mettait en place, doucement, simplement. À l’écart du système oppressif officiel, malgré ce système. On retrouve en fait les prémices de notre système culturel et économique actuel. C’est incroyable de penser que les principes qui le sous-tendent se sont développés précisément à une époque en totale opposition avec eux.

— C’est sans doute ainsi que peuvent se faire des changements de société, dit Sofian avec philosophie. Lorsqu’une organisation est aussi injuste qu’inflexible et que les contestataires deviennent fatigués de la combattre – de se battre contre des moulins à vent, comme vous l’avez dit… alors peut-être que changer les choses à son niveau propre, brique par brique, créer un autre monde, à côté, un monde où l’organisation injuste et inflexible ne peut plus nuire… peut-être que c’est une stratégie payante sur le long terme. Une sorte de révolution lente, par le bas.

— Et cet autre monde est devenu le nôtre pendant que les tenants de l’organisation injuste et inflexible se sont enterrés au fond d’une bibliothèque en ruine, à continuer de disserter éternellement sur cette organisation qui n’intéresse et ne concerne plus personne.

Inaë s’imaginait l’ingratitude d’une telle tâche pour les « révolutionnaires » de l’époque. Tenter de changer les choses contre et malgré un système tout puissant, chacun à son échelle. Sans encouragement, sans reconnaissance d’une population majoritairement acquise à ce système, par désintérêt et par défaut. S’ils avaient su… S’ils avaient su qu’ils réussiraient… Inaë aurait voulu avoir une machine à remonter le temps pour pouvoir leur expliquer, les encourager, leur dire de ne pas céder, leur dire qu’ils allaient changer le monde même s’ils ne le voyaient pas encore. S’ils avaient su, combien d’auteurs se seraient ralliés à la cause ? Combien d’autres livres auraient rempli ces étagères ? Combien d’autres pièces auraient été nécessaires dans cette bibliothèque pour conserver une culture encore plus foisonnante ?

Ils passèrent plusieurs heures dans la pièce à étudier des livres, à fouiller les tiroirs… ils auraient pu y rester des jours. Mais la plupart des supports de stockage numériques ne pouvaient être lus sur place, il fallait donc qu’ils les emportent pour tenter de les déchiffrer à leur laboratoire.

Ils remplirent leurs sacs à dos autant qu’ils le pouvaient, y fourrant pêle-mêle des cartes mémoires, des disques optiques et d’autres supports encore plus exotiques. En espérant, dans tout cela, en trouver quelques-uns d’encore lisibles. Ils ne prirent pas de livre en papier, le rapport entre l’encombrement et la quantité d’information potentielle étant trop faible pour le justifier. Mais ils se promirent de revenir bientôt pour récupérer encore plus d’antiquités.

Avant de partir, Sofian ne put s’empêcher d’emporter tout de même le petit livre illustré qu’il avait feuilleté un peu plus tôt et dont il était instantanément tombé amoureux. Une sorte de souvenir de cette folle aventure où il avait tour à tour failli être tué par des robots, assisté à la réunion d’une sorte de secte et finalement trouvé ce trésor. Inaë, quant à elle, prit quelques clichés des différents panneaux d’explication qui décoraient les murs de la salle.

Lorsqu’ils sortirent, Sofian tressaillit : une dizaine de robots s’étaient approchés et faisaient face à la porte, en cercle. Ils ne bougeaient pas. Respecteraient-ils les instructions du maître de cérémonie ? S’ils décidaient d’attaquer, Sofian était certain qu’ils n’y survivraient pas. Pas avec tout le matériel qu’ils transportaient. Pas à dix contre deux.

Inaë se faisait la même réflexion et tous les deux avancèrent doucement, avec précaution. Les robots ne bougeaient toujours pas. Timidement, Inaë posa son sac à terre, l’ouvrit et en sortit une poignée de cartes mémoires qu’elle tendit au robot le plus proche. Celui-ci se pencha très légèrement en avant et les examina avec l’appareil qui lui servait d’œil (et probablement d’autres capteurs dont Inaë ne soupçonnait même pas l’existence). Il y eut un silence, puis le robot se redressa et se décala légèrement. Inaë rangea les cartes mémoires et se releva.

Elle passa entre les robots d’un pas décidé, suivie de près par Sofian qui feignait l’assurance mais n’en menait pas large en réalité. Les robots les regardèrent partir dans le long couloir qui les ramenait au grand hall, impuissants.

Inaë et Sofian quittèrent donc l’Alexandrica en toute sérénité. Comme tant d’autres avant eux, ils avaient choisi une voie alternative où de telles machines n’avaient pas leur mot à dire.

Publié le 22 août 2016 par Gee dans La plume

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