Pourquoi tant de NFT ?

Publié le 10 février 2022 par Gee dans La fourche

Bon, je pense qu'aucune des personnes qui me connaissent de près ou de loin sur les réseaux ne tombera de sa chaise en apprenant que j'ai à peu près autant de respect pour le délire des NFT que pour Patrick Balkany. J'en ai même fait une petite BD y'a pas longtemps, en direct sur Peertube où j'ai eu aussi l'occasion de dire ce que j'en pensais.

Alors aujourd'hui je vais vous causer un peu plus en détails du sujet. Pas d'un point de vue technique, parce que le point de vue technique, on s'en fout. En fait, justement : je vais vous causer de pourquoi, à mon humble avis, on s'en fout, de cet aspect technique.

Vous avez peut-être entendu parler de la dernière glanderie NFT-ienne en date : le fils de John Lennon arnaque des gogos vend des NFT d'objets de son papounet… tout en les conservant, bien sûr1. Le même papounet qui chantait quand même « imagine no possessions, I wonder if you can ». Julian Lennon a peut-être pris l'expression « tuer le père » un peu trop à cœur, mais passons.

Mème : une carte de Uno dit « imagine no possions or draw 25 », un homme tagué « Julian Lennon » choisit de piocher 25 cartes.

Rappelons qu'un NFT consiste, en gros, en un certificat numérique qui, associé à un objet numérique (en général, une image), vous en donne la « propriété ». Avec des guillemets bien sûr, puisqu'une image numérique reste une image numérique copiable à l'infini. Ah oui, et pour certifier cette « propriété », des ordinateurs partout dans le monde fournissent de la puissance de calcul pour rendre un fichier inaltérable, avec un coût énergétique non négligeable.

Si vous ne maîtrisez pas bien le sujet, vous êtes probablement face à une interrogation intellectuelle majeure : vous vous demandez peut-être s'il vous manque juste les billes pour comprendre et assimiler toute la complexité et la beauté de ce concept… ou si on a définitivement atteint le dernier degré de la connerie. Permettez-moi de vous rassurer : c'est bien la deuxième hypothèse la plus probable.

Revenons à l'analogie chère aux cryptobros2 lorsqu'on leur fait gentiment remarquer que, NFT ou pas, une image numérique, ça se copie en deux clics :

Imaginez que vous preniez en photo la Joconde : est-ce que vous considérez que vous possédez la Joconde parce que vous en avez une photo ? Non, bien sûr. Alors si vous avez une copie d'une photo numérique sur laquelle a été émis un NFT, vous ne la possédez pas, ça n'a rien à voir.

Une analogie qui vaut quand même son pesant de cryptocahuetes. Un enfant comprend la différence fondamentale entre une peinture et une photo de cette peinture : la peinture est un objet unique, mais on peut en réaliser une infinité de photos, photos qu'on pourra ensuite copier à l'infini. On se trouve là en face de deux objets fondamentalement différents. Alors qu'il n'y a strictement aucune différence entre une image numérique et la copie à l'octet près de cette même image.

Mème : scène de The Office, deux images identiques du singe moche symbole des NFT, « corporate needs you to find the differences between this picture and this picture ». Pam dit : « they're the same picture. »

On en arrive à l'origine de ce bazar : les technologies numériques et les copies parfaites qui en découlent rendent caduques les principes usuels de la propriété privée, principes basés sur la rareté qui, par définition, n'existe plus dans l'univers numérique. À partir de là, la population se divise entre celles et ceux qui se réjouissent de cet état de fait (et dont je suis, c'est pas pour rien que je publie tout ce que je fais sous licence libre) et les autres qui s'en désolent. C'est, sans surprise, ce second groupe qui adoptera joyeusement les NFT.

Est-ce que vraiment, ce qui nous manquait, sur Internet, c'était l'importation des mécanismes de propriété privée du monde physique ? Je sais, vous allez me dire que le numérique pose pas mal de problèmes réels : on pourrait citer par exemple les photographes qui galèrent à faire respecter la propriété de leurs images et à vivre de leur boulot. Camarades photographes, je suis désolé de vous le dire, mais les NFT ne vont pas magiquement vous sauver. Les NFT ne peuvent qu'associer un nom à un fichier, une image, etc. : en aucun cas elle ne peuvent restreindre l'usage de cet objet numérique par l'intégralité du reste de l'humanité qui y a accès.

Car le tour de force, c'est de décorréler totalement la propriété d'usage de la propriété privée. L'intronisation de la propriété privée capitalistique « classique » avait déjà réalisé cette décorrélation dans un sens, puisqu'on peut avoir l'usage d'un bien sans en être propriétaire (lorsque l'on ne possède pas l'appartement dans lequel on habite et pour lequel on paie donc un loyer, par exemple). L'inverse devient vrai avec les NFT : on peut maintenant « posséder » quelque chose au titre de la propriété privée sans en avoir l'usage exclusif, voire même sans en avoir l'usage tout court. Autant les propriétaires d'un appart' peuvent récupérer l'usage de leurs biens à échéance des baux, autant les gogos qui auront acheté les biens de John Lennon en NFT n'ont pas la plus infime chance d'y poser un jour le moindre doigt.

Mème : un personnage tagué « cryptobro » tend joyeusement les bras vers un ballon tagué « la guitare de Lennon ». Sur la deuxième image, un personnage beaucoup plus gros le retient, tagué « la vraie propriété privée ».

En cela, les NFT réalisent un vieux rêve du capitalisme : de l'argent et du capital générable sur du rien, et donc sans limite. Les NFT se résument à des titres de propriété dépouillés de tout ce qui va habituellement avec. De fait, ils ne peuvent avoir d'autre usage que la spéculation. Même l'idée première qui est de lier intrinséquement UN objet à UN certificat NFT ne tient pas la route cinq secondes : absolument rien n'empêchera Julian Lennon d'émettre 10 NFT sur la même guitare de papounet. Je vais même vous dire : rien ne vous empêche de le faire vous-même, puisque ce certificat est totalement décorrelé de la possession physique et de la propriété d'usage de l'objet.

En réalité, la propriété privée, lorsqu'elle n'est pas directement liée à une propriété d'usage, découle d'une autorité de certification et de la capacité de cette autorité à faire appliquer ses certifications : la seule chose que réalise la techno des NFT, c'est de décentraliser cette autorité de certification par la blockchain réputée inviolable (et déjà, ça, ça se discute3). Quant à la capacité à faire appliquer ces certifications, vous pouvez toujours vous gratter.

Toute la machine judiciaire mondiale s'est mise en marche pour lutter contre le téléchargement illégal de musiques et de films copyrightés au début des années 2000 (avec l'incroyable succès qu'on connaît, ahem). Bon courage pour soulever la même puissance judiciaire pour empêcher jeankevindu55 de copier votre image de singe moche.

Mème : scène de Jurassic Park, Dennis Nedry s'écrie, en indiquant un autre personnage « hé ! M'sieur l'agent ! Quelqu'un a volé son image sous NFT ! » Sur la deuxième image, devant l'absence de réaction, il fait remarquer à l'autre personnage : « tu vois ? Tout le monde s'en branle. »

Eh oui, vous avez oublié un truc : peu importe, en fait, l'autorité de certification et même la forme des certificats. Ce qui compte, dans un mécanisme de propriété, c'est l'adhésion du nombre4. C'est bien pour ça que je ne vois même pas l'intérêt d'aborder l'aspect technique : que votre titre de propriété soit enregistré chez un notaire ou inscrit dans une blockchain, il vaut peau-de-zob s'il n'est pas reconnu.

Car en définitive, la propriété d'objet immatériel repose intégralement sur la reconnaissance de la légitimité de cette propriété : le notaire a la puissance de l'État derrière lui, et si le fait que votre propriété soit inscrite dans une blockchain vous paraît un gage de légitimité, ayez bien conscience que cette légitimité n'a rien d'intrinséque et ne se décrète pas par la simple spécification technique. Dis plus abruptement : tout le monde s'en tamponne, de votre blockchain, et on continuera à copier tous les PNG du web, et Julian Lennon continuera à gratouiller la guitare de son papounet sans se préoccuper le moins du monde que, dans un fichier inaltérable dont tout le monde se fout, le nom d'un couillon y soit associé.

Mème : un homme reste dans un coin pendant une fête. Il dit : « ils ne savent pas que je suis le propriétaire d'un NFT de la guitare de Lennon. D'autres personnages en train de danser disent : « on le sait et on s'en fout » « personne ne t'aime, Billy ».

D'ailleurs, puisque maintenant, les NFT vous proposent d'être votre propre petit générateur de spéculation à votre échelle de couillon qui ne possède réellement rien, je vous propose ma propre autorité de certification. Ça s'appelle les Énéftay, c'est complètement décentralisé (vous pouvez télécharger le script Python pour les émettre directement sur votre ordinateur) et en plus, c'est relativement peu gourmand en bande passante vu que ça génère des JPG basse qualité absolument dégueulasses :

Certificat Énéftay approuvéde. Par le pouvoir du Énéftay, Chuck Norris certifie que cette image est la propriétay exclusive de Gee et que tout personne y attentant ira se faire cuir le cul. Délivré le 16 novembre 2021 par les autorités incompétentes des interwebz. Ne peut être dupliqué. Enfin à part par un copié-collé, mais ce serait du piratage et ce serait pas très gentil. Sur le côté, une photo de la Joconde est taguée « Top Garanti Énéftay Krypto Powaa ».

Bon bien sûr, ce certificat n'a de valeur que si vous reconnaissez l'autorité de certification (ici, Chuck Norris, donc). Comme les NFT, en fait.


Voir aussi :

Publié le 10 février 2022 par Gee dans La fourche

  1. Miracle des NFT : le fils de John Lennon va vendre des objets ayant appartenu à son père… et les garder (France Inter) https://www.franceinter.fr/societe/miracle-des-nft-le-fils-de-john-lennon-va-vendre-des-objets-ayant-appartenu-a-son-pere-et-les-garder 

  2. Terme utilisé couramment pour désigner les fanas de NFT. 

  3. Les technologie de blockchain ont toujours été présentées comme inviolables (car chaque transaction est "validée" par les membres du réseau). Sauf que dans le cas d'Ethereum Classic, quelqu'un a dépensé assez d'argent pour mettre en place beaucoup de serveurs et occuper 51% du réseau, lui donnant le pouvoir de "ré-écrire" l'historique des transactions, et ainsi gagner beaucoup d'argent. (Liens en vrac de sebsauvage) https://sebsauvage.net/links/?0nT4dA 

  4. Adhésion volontaire ou contrainte, hein : personnellement je serais pour une abolition pure et simple de la propriété lucrative, mais on n'a pas toujours c'qu'on veut. Et puis si j'embraye là-dessus, je vais y passer trois heures, allez plutôt lire Proudhon

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