Et maintenant ?

Publié le 12 juillet 2024 par Gee dans La fourche

Si, comme cela a beaucoup été répété, nous avons « évité le pire » avec la relégation en 3e position du RN lors de ces élections législatives surprises, et la victoire inattendue de la gauche, l'heure n'est pas à la célébration. Il ne s'agit tout au plus, et cela a été beaucoup dit également, d'un répit.

Malgré les résultats honorables de la coalition de gauche du Nouveau Front Populaire, c'est bien l'extrême droite du Rassemblement National qui a obtenu le plus de voix, au premier comme au second tour. Au passage, que la configuration arbitraire de la carte des circonscriptions fasse que cette majorité se transcrive par une 3e place témoigne une fois de plus de l'ineptie de ce système, même si, évidemment, on peut s'en réjouir vu ce à quoi nous avons échappé. Temporairement au moins.

En attendant, il reste ce fait, net et sans bavure : 10 millions de personnes ont voté pour l'extrême droite ; 10 millions de personnes sont prêtes à donner le pouvoir à un parti fondé par d'anciens SS et collabos ; 10 millions de personnes sont réconciliées avec le « détail de l'histoire », avec les ratonnades, les GUD, les copinages avec des néo-nazis ; 10 millions de personnes ne voient aucun problème à soutenir les descendants de Pétain, les camarades et proches politiques des Orbán, Loukachenko, Poutine, Meloni, Trump et compagnie.

Les raisons de cet état de fait sont multiples. Oui, la responsabilité d'un système médiatique ayant massivement adopté le langage de l'extrême droite – CNews, mais pas que – est immense. Oui, les trahisons multiples des parties politiques (PS en tête) et la déconnexion totale de la classe politique n'a pas aidé. Déconnexion et trahisons dont le RN ne sont pourtant absolument pas épargnés. Et donc, oui, si aujourd'hui, le RN atteint des sommets, c'est aussi le résultat d'un niveau de racisme délirant dans le pays. Ou, en tout cas, d'une indulgence bienveillante vis-à-vis du racisme, ce qui, à moyen terme, revient au même.

Le système électoral vous écœure ? « Fâché pas facho » ? Très bien, alors devenez anarchiste. En revanche, si votre premier réflexe face à l'écœurement, c'est d'aller vous chercher une paire de bottes plus boueuses que celle de Macron à lécher, ce n'est pas le système qui vous dérange : c'est bien une orientation politique tournée vers l'oppression de certaine catégories de la population qui vous attire. Car dans les faits, décomplexion du racisme mis à part, le programme du RN ne présente aucune forme de rupture avec l'ordre capitaliste néolibéral défendu par Emmanuel Macron : sous le RN, on continuera de détruire vos services publics ; on continuera de péter vos retraites ; on continuera de tirer vos salaires vers le bas. Mais vous pourrez tabasser des noirs et des homos sans risque. Voilà ce qui changera dans nos vies, dans nos rues.

Pour le reste, en termes de rapport de forces politique, et passée la légitime colère de voir Macron se torcher le fondement avec un résultat électoral remporté sans conteste par coalition de gauche NFP, force est de constater qu'il a raison : aucune majorité absolue ne se dégage. Ou plutôt : il y a bien une majorité absolue, mais elle est de droite. De la macronie jusqu'au RN, ce sont dans les deux tiers de l'Assemblée qui sont, dès lors que l'on évacue la boussole politique complétement déglinguée qui voudrait donner la moindre tendance gauchiste à Emmanuel Macron, de droite.

À ce moment de l'histoire, qu'une force politique souhaite anéantir nos conditions de vies sociales et écologiques de façon modérée ou extrême ne devient qu'un point de détail (pun intended). Reste à l'ensemble de ces forces politiques de prendre acte de ce fait, ce qui est à n'en pas douter ce qu'attend Macron avec sa fameuse lettre. Aucune alliance « logique » ne donne une majorité absolue. Même une future trahison du PS (tellement tristement attendue qu'elle est déjà source d'innombrables blagues en ligne) et un ralliement des LR n'y suffiront pas.

Quant à une alliance du NFP entier et du parti présidentiel, elle est absolument exclue de par l'incompatibilité fondamentale des orientations économiques. Non pas que le NFP souhaite abattre le capitalisme par décret demain matin : leur programme est tout au plus gentiment keynésien, et autrement moins extrême que la destruction systématique de notre modèle social et des conditions de survie écologique mise en place par Macron et ses camarades de classe depuis des décennies. Mais le système capitaliste s'est à ce point radicalisé que tout pas de côté, toute opposition même mollassonne à TINA1, tout cela est perçu comme un acte irresponsable, à la limite du terrorisme.

Partant de ces constats, ne reste qu'une alternative : une alliance allant de la macronie au RN, tout simplement. Évidemment, on enrobera tout ça de beaux discours sur l'intérêt suprême de la nation, sur le dépassement des clivages, à grand renfort de « responsabilité » et des « soyons à la hauteur de la gravité de la situation », etc. On prendra même le refus de compromission d'une partie du NFP comme la marque d'irresponsabilité face au blocage démocratique. La mise au ban de la gauche entière a déjà commencé, ne serait-ce que par l'acharnement médiatique intense visant à présenter le NFP comme une coalition d'extrême gauche, hors du fameux « arc républicain » (qu'il faut bien sûr comprendre comme « arc réactionnaire et autoritaire »), voire comme un parti raciste… face au RN, on le rappelle !

De son côté, le macronisme a déjà démontré plusieurs fois être RN-compatible, ne serait-ce que par le maintien au pouvoir de l'abject Darmanin, qui, en direct sur une chaîne de télé nationale, s'amusait tranquillement de trouver Marine Le Pen trop molle. Au-delà de ça, considérons les faits : dans toute l'histoire de la Ve République, ce ne sont jamais « les extrêmes » qui se sont rejoints, mais bien les droites. J'en avais longuement parlé, avec des nombreux exemples, dans ma BD « Les zextrêmes ». La tentative pathétique de Ciotti d'officialiser cette alliance une bonne fois pour toutes n'a, à ce titre, rien d'inédit ou même d'illogique.

À partir du moment où l'on intègre le parti macroniste dans la droite – ce qu'au regard des actes, encore une fois, nous pouvons objectivement faire –, il n'y aurait de même rien, mais alors RIEN d'étonnant à voir naître une alliance de ce parti avec le RN. C'est vieux comme « plutôt Hitler que le Front Populaire ». Lordon ne dit pas mieux lorsqu'il explique que « le capital ne se connaît aucun ennemi à droite, aussi loin qu’on aille à droite »2.

Quel accès de naïveté pourrait donc nous amener à penser que, face au choix de concessions avec les libertés fondamentales et de concessions avec la marche du capitalisme, la bourgeoisie ferait soudainement le second choix ? Pour le dire plus crûment : si la classe bourgeoise dominante doit choisir entre sauver les Arabes et sauver son pognon, je ne donne pas cher de nos camarades racisé⋅es.

Les « aquoibonistes » nous diront qu'au moins, cette situation clarifiera enfin le fait que le RN n'est en rien en opposition au capitalisme sauvage d'Emmanuel Macron et consorts, et qu'on pourra arrêter ce délire et passer à autre chose. Pourtant, rien n'est moins sûr.

Premièrement, parce que pour peu que l'on regarde la situation en face, ce fait est déjà clair comme de l'eau de roche : le RN a voté tout un tas de lois macronistes, s'est opposé à l'augmentation du SMIC… Chaque expérience locale du RN s'est soldée par des mesures antisociales (fermeture des centres IVG, armements des policiers municipaux) et jamais par une amélioration des conditions de vie. Les 10 millions de personnes prêtes à mettre le RN au pouvoir le savent, et s'en foutent. Deux ans de mise en application de cette politique n'y changeront rien.

Deuxièmement, et surtout : l'extrême droite a cette fâcheuse tendance, lorsqu'on lui donne le pouvoir, à ne pas vouloir le lâcher si facilement. Encore une fois, regardons ce qui se passe chez les Orbán et Loukachenko, où toute opposition et tout moyen de contestation ont été anéantis ; rappelons-nous la tentative de coup d'État de Donald Trump, qui n'a pas été si loin de réussir (to be continued, évidemment).

Et maintenant, donc ? Maintenant, nous en sommes là, à un nouveau moment de l'histoire où le capitalisme n'a d'autre choix que de s'allier au fascisme pour survivre. La suite logique, c'est la destruction des structures de contre-pouvoirs : petits médias, syndicats, associations. D'une certaine manière, cela a déjà commencé, ne serait-ce que par le Contrat d'Engagement Républicain (encore une fois, comprendre « républicain » comme « réactionnaire et autoritaire »), instauré pour soi-disant lutter contre l'islamisme, mais utilisé en pratique contre les assos d'action écologiste.

La fragile majorité relative du NFP à l'Assemblée ne peut être qu'un tout petit point de départ, au mieux, en supposant une absence de trahison du PS (c'est optimiste), et une absence de piétinement des institutions par Macron (c'est délirant d'optimisme). Quelque part, peu importe : trahison ou pas, piétinement ou pas, il va falloir, partout, s'engager, se syndiquer, s'associer, soutenir nos petits médias indépendants, défendre nos contre-pouvoirs, car les attaques vont être rudes.

Surtout, et je n'insisterai jamais assez là-dessus : il va falloir cesser de considérer la droite de Macron comme raisonnable, comme hermétique à l'extrême droite. À bien des égards, Macron a préparé le terrain à l'extrême droite, il a affaibli les contre-pouvoirs à tous les niveaux de la société, et enfin il lui a ouvert grand les portes en dissolvant l'Assemblée au moment où l'extrême droite était la plus forte. Si aujourd'hui, Macron joue la montre pour ne pas changer de gouvernement, c'est pour ne surtout pas donner le pouvoir à la gauche, même avec une gauche relativement modérée.

Terminons par une expérience de pensée, et considérons l'hypothèse inverse : avec un RN arrivé premier aux élections législatives, s'imagine-t-on cinq secondes que Jordan Bardella ne serait pas d'ores et déjà Premier ministre à l'heure actuelle ?


Publié le 12 juillet 2024 par Gee dans La fourche

  1. There Is No Alternative 

  2. Billet Clarté du 26 août 2015, sur la question de la sortie de l’Euro et l’illusion de la contestation FN. 

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