Fakir contre le reste du Monde
Vendredi dernier, j’ai publié sur ce blog un petit dessin pour rendre hommage aux rares journaux encore indépendants et compétents (ces deux qualités seraient-elles liées ?) comme Le canard enchaîné ou encore Mediapart. J’aurais pu aussi citer Fakir qui, s’il ne révèle pas forcément souvent des scandales comme les font les deux précédents, offre souvent des analyses pertinentes et qui se distinguent des sujets bateaux qui s’affichent sur toutes les unes des « grands » journaux dès lors que la dépêche AFP est parue.
Récemment, Fakir a fait un peu parler de lui parce que les Décodeurs du Monde, qui ont lancé un système de classement des sites d’infos (pour repérer les sites peu fiables, complotistes, etc.), l’ont classé en jaune, c’est-à-dire moyennement fiable. La justification ?
Fakir est indiqué en jaune, ce qui correspond, dans notre
classement, à un site qui peut être très orienté ou publier des
informations sans les vérifier. Fakir est dans le 1er cas. : c’est
un média militant, avec une grande part d’éditoriaux, ce qui est un
choix tout à fait respectable, et ne signifie pas qu’il ne faut pas
le lire, mais qui nous conduit à le classer parmi d’autres médias du
même type. Enfin, nous avertissons simplement le lecteur qu’il est
sur un site qui a une orientation marquée, nous ne lui disons pas
qu’il ne faut pas le lire.
Déjà, on pourrait rétorquer que mettre dans la même catégorie les sites « orientés » et ceux qui publient des informations sans les vérifier, c’est un peu se foutre de la gueule du monde. Comme si les deux pratiques étaient à mettre au même niveau, comme si avoir une grille d’analyse politisée était équivalent à reprendre joyeusement des hoax à la chaîne. Mais passons.
Fakir subjectif, Le Monde objectif ?
Ce qui me fascine le plus, c’est l’accusation de « subjectivité ». Attention, soyons honnêtes, Fakir est bien « orienté » : le journal a clairement une culture de gauche avec des affinités ouvrières, syndicales et populaires. De même que je n’ai jamais caché la subjectivité assumée de mes différents blogs (plutôt bien à gauche également). Mais relever ainsi la subjectivité (assumée elle aussi) de Fakir, c’est sous-entendre en filigrane que les autres journaux, ceux classés en vert, sont « objectifs ». Et là, à mon sens, on touche du doigt le centre du problème avec la presse actuelle.
On a pas mal cité Valeur actuelles, qui est classé en vert alors que question politisation, il n’a rien à envier à Fakir sauf que lui est très à droite cette fois. Mais au-delà de ça : que Le Monde s’imagine objectif, ça m’inquiète beaucoup, d’autant plus que c’est un avis probablement partagé par pas mal de gens. Vous connaissez la rengaine : Libé c’est à gauche, Le Figaro à droite et Le Monde c’est « objectif ».
Sauf qu’il suffit de lire quelques articles du Monde avec un peu de recul pour se rendre compte qu’il est tout aussi politisé, orienté, guidé par une idéologie que tous les autres. Lorsque Le Monde donne pour titre « L’idée d’un rapprochement entre Hamon et Jadot fait son chemin » à un article dont le contenu aurait tout aussi bien pu inspirer le titre « Jadot refuse toute compromission pour une alliance avec Hamon », il est politique ; lorsque Le Monde titre « La primaire à gauche passée, Macron veut reprendre l’initiative », il est politique, il participe à infuser l’idée que Macron aurait quelque chose à voir avec la gauche, ce dont l’intéressé se défend lui-même à juste titre ; quand Le Monde titre « Le revenu universel, en attendant de s’attaquer aux vraies questions » comme si la problématique de l’organisation sociétale de l’emploi, du salaire et de la précarité n’étaient pas des vraies questions, il est politique.
Il n’y a pas plus subjectif que Le Monde et que les grands titres de presse en général, mais cette subjectivité est infiniment plus dangereuse que celle de Fakir parce qu’elle se donne l’apparence de l’objectivité. Tout le problème de l’idéologie dominante, c’est qu’on ne la perçoit même plus comme une idéologie. Ce qui permet de présenter tranquillement les tenants de cette idéologie comme des « réalistes », « pragmatiques » tandis que les autres seront de doux rêveurs, des utopistes voire même de dangereux extrémistes. Et cette rengaine est tellement martelée en permanence dans 90 % des médias qu’elle est totalement intégrée par leur public.
Macron, l’homme providentiel… pour la presse
En cela, le succès de Macron est révélateur : la démonstration spectaculaire que n’importe quel technocrate aux dents longues peut arriver à 20 % dans les sondages tant qu’il soutient l’idéologie dominante, avec une belle gueule et un gros budget communication. Juste parce qu’à force de voir sa tronche partout, sur toutes les couvertures, dans toutes les unes, à force de le voir présenté comme un outsider crédible, la majorité finit par y croire. Comme une prophétie auto-réalisatrice, comme si un énarque, ex-banquier de Rothschild, ex-ministre de Hollande pouvait être une relève, un nouveau souffle politique.
Le succès de Macron m’inquiète presque plus que celui de Le Pen, parce que c’est la victoire du vide, de l’idéologie dominante définitivement acquise comme seule solution (cette chère Tina). Ce qui ne veut pas dire que je préférerais voir Le Pen au pouvoir que Macron, loin de là. Mais politiquement, Le Pen a au moins le mérite d’avoir une vision à long terme pour l’avenir. Une vision que je ne partage pas, une vision que je trouve souvent stupide voire même dangereuse, mais une vision quand même.
Oh, Macron n’a aucune vision à long terme, mais il a bel et bien un programme, ne nous y trompons pas. Le même que tous les responsables politiques depuis 30 ans. Productivité, flexibilité, « il n’y a rien de plus intéressant que travailler » (sic). Un exemple parmi d’autres ? Supprimer les cotisations sociales sur le SMIC – non, pas « les charges », arrêtez de parler le langage de l’ennemi. Ce qui revient à une baisse drastique de salaire. Oui, les cotisations, ce n’est pas de l’argent dans le vent, c’est du salaire indirect, c’est ce qui participe à votre niveau de vie. C’est ce qui participe à ce que la richesse créée profite à la société au lieu de partir dans le capital.
Mais quand on aura viré toutes les charges et baissé tous les impôts, ne venez pas pleurer parce que vous attendrez 7 heures aux urgences face à un personnel médical débordé et proche du burn-out généralisé ; ne venez pas pleurer parce que vos gamins seront dans des classes surchargées qui ressembleront plus à des garderies qu’à des salles de classe ; ne venez pas pleurer quand on vous demandera de bosser jusqu’à 75 ans parce qu’on ne peut plus financer les retraites par répartition qui sont pourtant plus robustes que les retraites par capitalisation qu’on nous vend comme la solution ultime.
Attendez, pourquoi je parle au futur, moi ? Le détricotage du modèle social français est largement entamé. On passe déjà des heures aux urgences. Le personnel médical est déjà proche du burn-out généralisé. Nos gamins sont déjà dans des classes surchargées. Les écoles, collèges et lycées ressemblent déjà plus à des garderies qu’à des lieux d’apprentissage. Le retardement de plus en plus fort de l’âge de la retraite a commencé, sans fin prochaine annoncée, alors même que les vieux ne trouvent pas de boulot et que l’espérance de vie en bonne santé n’augmente plus. Ça vous plaît ? Eh bien faites-vous plaisir, continuez comme ça, votez pour Macron, le faux renouveau de la politique moisie, pour continuer à s’enfoncer tranquillement dans la merde, mais avec de jolis costards et des dents blanches. Ça change tout.
Macron a le vent en poupe parce que la presse permet aux jeunes adultes aisés en pleine forme de penser que la population française est constituée uniquement de jeunes adultes aisés en pleine forme. Les autres peuvent aller se faire foutre. « En marche » ou crève. Et Fakir, qui tente de redonner de la visibilité aux oubliés de la machine, parfois avec succès (Merci patron), aura droit à son tampon jaune. « Moyennement fiable ». Les Décodeurs, comme n’importe quelle manifestation d’opinion humaine, voit le monde à travers ses intérêts de classe. Ce qui est parfaitement acceptable si c’est assumé et dit. Ça ne l’est pas.
Et pendant ce temps, au PS
Et dans le même temps, la presse réussit le coup de force de ressusciter une énième fois le PS, qu’on devrait pourtant pouvoir enterrer une bonne fois pour toutes. Je suis sur le cul quand je vois le nombre de personnes sur les rézozozios qui, il y a deux mois, juraient de ne plus jamais voter PS et qui font maintenant les yeux doux à Hamon comme si tout avait changé. Mais Hamon, c’est le PS, c’est le parti de Hollande, de Valls, de Cazeneuve. Il a été ministre sous Hollande, puis comme député, il a voté ses lois de merde (comme la Loi Renseignement). Et ce seront les mêmes personnes que vous retrouverez avec lui (sauf ceux qui se seront barrés chez Macron, ce qui en dit long sur l’état du PS).
Oh, Hamon a « frondé », oui. À partir du moment où cette « fronde » ne mettait pas en danger son petit confort de député, en prenant bien soin de ne jamais risquer de faire passer une motion de censure. De la rébellion de pacotille à bon compte. Et c’est révélateur du tempérament du bonhomme : en un mois de campagne pour les primaires, il a reculé et modifié son discours 10 fois sur le revenu de base. Qu’on soutienne ou pas l’idée, peu importe, mais quand les renoncements commencent avant même le début de la campagne présidentielle, c’est quand même mal engagé. Et quand un type se dit « frondeur » sans arriver à tenir tête à Hollande (!) jusqu’au bout, ne vous attendez pas à ce qu’il tienne tête à qui que ce soit en cas de mandat présidentiel. Sauf au peuple, peut-être, parce que ça, on a l’appareil pour.
Et puis, pardonnez-moi de l’évoquer, mais Hamon est marié à une cadre de LVMH. Quel rapport, me direz-vous ? Est-ce que ce n’est pas un peu bas de l’attaquer sur sa femme qui n’a rien demandé ? Mais le problème, ce n’est pas sa femme. En soi, Hamon se met bien en couple avec qui il veut. Seulement soyez bien conscients de ce que ça veut dire : ça veut dire que quand vous, vous passez un samedi soir avec vos potes, ce sont des cadres de LVMH que Hamon reçoit chez lui. Ce sont des responsables d’une multinationale du luxe qui méprise les travailleurs français et détruit le travail en France en délocalisant à tout va (Merci Patron, encore). Hamon appartient à la même oligarchie que les autres.
On en revient au problème de la soi-disante objectivité : vous pensez sincèrement que Hamon peut rester « objectif » et favoriser les « petits » français au détriment de ses proches ? De ses amis ? De la personne qui partage sa vie ? Si c’est le cas, je vous félicite d’avoir autant foi envers les politiciens après une décennie Sarkozy/Hollande. Personnellement, quand je dois choisir un médecin, j’évite de prendre celui qui boit des canons avec le virus de la grippe toutes les semaines.
Pour finir, ne comptez pas sur moi pour vous dire s’il faut voter pour untel ou unetelle. Ou même s’il faut simplement voter. Faites vos choix, mais pitié, faites-les en connaissance de cause. Quand les grands titres de la presse balancent Macron comme candidat sérieux, responsable et rassembleur, c’est de la pure idéologie ; quand la presse présente Hamon comme un virage à gauche toute du PS, c’est de la pure idéologie. Même Libération, qui n’est pas à la traîne côté idéologie dominante, le dit.
Et rappelez-vous que certains proposent un autre son de cloche sur Macron (et vous pouvez aussi lire la suite et la fin). Ou sur la dépense publique. Ou sur ce qui met en difficulté les entreprises françaises. Ces points de vue aussi sont idéologiques, ils n’en sont pas moins tout autant valides que les précédents.
Restez critiques, restez en alerte. Parce que si les Décodeurs étaient vraiment honnêtes avec eux-mêmes, tous les journaux seraient en jaune, à commencer par Le Monde.
(Attention : exceptionnellement, cet article contient du contenu non libre. Les images sont tirées des journaux Fakir et Acrimed et comportent toutes un lien vers les articles dont elles sont tirées. Le texte, dont je suis l’auteur, reste sour licence CC-By-Sa.)
🛈 Si vous avez aimé cet article, vous pouvez le retrouver dans le livre Grise Bouille, Tome III.