Une Auberge dans la tempête 17
Dans les épisodes précédents : Nathalie et Maryam n’ont rien trouvé dans le moulin, à part une plantation de cannabis sans intérêt. Lorsque Jocelyne leur apprend qu’Augustin a quitté l’auberge, elles découvrent son téléphone et ses chaussures, et comprennent qu’il lui est arrivé quelque chose.
Chapitre 17
Depuis son arrivée, Nathalie n’avait jamais vu une telle ambiance au bar de l’auberge. Pourtant, la soirée de la veille avait été mémorable, et ce en dépit du fait qu’elle s’était achevée par la rencontre avec l’homme-alien et la chute dans la cave avec Augustin.
Ce soir-là, la présence de Babette eut un effet inattendu sur Jérôme : il donnait l’impression d’avoir abandonné toute couverture et d’assumer pleinement son identité de Jimmie Leaf. Non pas qu’il eût arrêté de boire, bien au contraire. Néanmoins, ce n’était plus son unique occupation. Le piano qui prenait la poussière contre le mur extérieur se voyait offrir une seconde jeunesse par l’ex-rockstar qui, bien qu’étant connu pour ses talents de guitariste d’après Babette, n’avait pas à rougir de ses capacités au clavier. L’accordage de l’instrument laissait à désirer, mais la voix du rockeur était descendue de deux octaves depuis sa jeunesse, elle était caverneuse et zigzaguait sans cesse autour de la justesse sans jamais vraiment l’atteindre : il se dégagea, de fait, une certaine alchimie dans la dissonance entre l’instrument et l’instrumentiste.
C’était un véritable concert privé, et Nathalie imaginait sans mal que des hordes de fans auraient payé cher pour être à sa place. Babette jubilait et connaissait toutes les paroles par cœur. Scotchée au piano, elle hurlait de plaisir dès qu’elle reconnaissait la chanson qu’entamait Jimmie – en général, au bout de la deuxième note. Les enfants étaient à nouveau de la partie, et s’ils n’avaient pas encore développé d’instinct pour le pogo, ils dansaient et sautillaient en riant avec toute la candeur de leur jeunesse, mimant avec une certaine ardeur l’énergie d’un stade en délire.
Même le Taulier semblait sensible à la musique jouée ce soir-là. L’œil humide, il tanguait au rythme des interprétations de Jimmie, assis sur un tabouret, les jambes écartées et le dos voûté, un verre de bière à la main. Contrairement à la veille, c’était à présent M’ame Jocelyne qui tenait le comptoir.
Pour finir, Maryam et Nathalie, descendues pour faire bonne figure, n’écoutaient que d’une oreille distraite le concert. Que ces braves gens fort sympathiques fussent plongés dans une communion spirituelle aussi attendrissante que mélodieuse ne changeait pas un détail glaçant : ils avaient fait quelque chose à Augustin. Quel sort lui avaient-ils réservé, Nathalie n’aurait pu le dire, mais son hypothèse la plus optimiste était la séquestration pure et simple. Soudainement, le récit d’Augustin sur les disparitions inexpliquées avaient regagné en crédibilité à ses yeux.
Les conclusions infructueuses de leur fouille du moulin semblaient à présent une raison assez légère d’abandonner tout soupçon. Augustin n’avait pas gaiement quitté l’auberge sans téléphone ni chaussures, cela n’avait aucun sens. Si lui avait disparu et que l’homme en fuite n’était pas un fêtard ayant trop forcé sur les substances, alors la possibilité que cet établissement soit le siège de sombres desseins se précisait.
Jimmie entama un nouveau morceau au piano. Le tempo était lent, sur des accords mineurs, c’était le début d’une ballade. Cette fois, Nathalie eut la nette impression de l’avoir déjà entendue. Après une introduction ponctuée par les piaillements de Babette, le musicien déclama de sa voix grave :
— If you only knew the reason why…
Les paroles du couplet reprenaient exactement la phrase que Jérôme avait envoyée à Augustin lors de leur première altercation : c’était donc pour cela que cette réplique l’avait perturbée. Elle avait déjà entendu cette chanson à la radio, et la voix de Jimmie, même vieillie et aggravée, le lui avait rappelé, sans qu’elle ne puisse alors mettre exactement le doigt dessus.
Augustin…
De nouveau, Nathalie était tentée de fuir le plus tôt possible. Il n’y avait pas d’orage de soir-là, mais le vent rendait la pluie presque horizontale et frappait les fenêtres avec une violence telle qu’il dissuadait de s’aventurer dehors. Il était hors de question de traverser la forêt à pied dans ces conditions, mais elle avait bien l’intention de profiter du départ d’Emmanuel pour partir avec lui.
Elle se rendit d’ailleurs compte qu’elle n’avait plus recroisé l’électricien depuis l’épisode du moulin. Elle parcourut la pièce du regard, soudain alarmée. Il se faisait déjà tard. Se pouvait-il que…
— Dites… Taulier ?
Elle avait tapoté sur l’épaule de l’homme qui fut tiré de ses rêveries et mit un temps à remarquer sa présence. Son visage était étonnammemt peu renfrogné, à cet instant. Paraît que la musique adoucit les mœurs, visiblement elle adoucit aussi les physiques de néandertalien…
— Keskya ?
— Est-ce que vous sauriez où est Emmanuel ?
— De qui… oh, l’gars de l’électricité ? L’est parti, t’t’à l’heure. N’avais pas besoin de lui, t’t’façon. Pourquoi ?
L’espoir de Nathalie s’était envolé en un clin d’œil. Elle sentit sa gorge se serrer et murmura d’un ton neutre :
— Pour rien…
Elle retourna s’asseoir auprès de Maryam. Quelle idiote… elle avait laissé se refermer sa porte de sortie. Une échappatoire inespérée qui s’était dissoute dans la nuit. Elle aurait pu se gifler. À quel moment était donc parti cet idiot ? Maryam et elle avaient pratiquement campé au bar, cette après-midi-là, et jamais le technicien n’y était retourné. Elle aurait dû lui dire qu’elle voulait profiter du voyage, lui demander de la prévenir lorsqu’il comptait mettre la voile… Elle se rappela alors qu’elle n’avait quasiment pas eu l’occasion de lui parler. La consolation était mince.
Alors qu’elle se rendait peu à peu compte qu’elle allait rester coincée ici encore un bout de temps, Jimmie, qui avait terminé sa ballade, sembla lire dans ses pensées et débuta une nouvelle chanson. Les accords qu’il arpégeait résonnaient dans la tête de Nathalie et lui étaient largement plus familiers que le reste du répertoire. Ce n’était pas une de ses propres chansons, et Nathalie reconnut le titre lorsque la voix du vieil homme s’éleva, gutturale :
— On a dark desert highway… Cool wind in my hair…
Elle échangea un regard avec Maryam qui avait de toute évidence ressenti la même chose qu’elle : si ça n’était pas une coïncidence, alors Jimmie avait un sens de l’humour particulièrement sadique en reprenant Hotel California, cette chanson qui parlait d’un hôtel dont on ne pouvait jamais partir…
Sentant la panique s’insinuer en elle, Nathalie se pencha et murmura à l’oreille de Maryam.
— Tu as les clefs de ta voiture sur toi ?
— Toujours. Pourquoi ?
— Parce que je pense qu’il est grand temps qu’on foute le camp d’ici.
— Hein ? Maintenant ? Et nos affaires ?
— Rien à foutre. Je finirai pas mes jours dans un hôtel California, quand bien même se trouverait-il dans le trou du cul de la France. On s’tire de là. Et on ne revient pas sans une escouade de flics.
Le ton péremptoire de Nathalie sembla convaincre la jeune femme de ne pas protester. Elles se levèrent et se dirigèrent vers la porte. Évidemment, elles attirèrent les regards de toute l’assemblée, et Maryam dit avec un petit rire forcé :
— On va prendre l’air. Nathalie a encore trop forcé sur la bibine.
C’était un mensonge éhonté. Nul doute que M’ame Jocelyne, au moins, le savait. Nathalie avait bu à peine une bière, décidée désormais à garder l’esprit alerte en toute circonstance. Pour l’heure, elle se fichait bien d’être démasquée : elle avait l’intention d’être très bientôt loin d’ici.
Une fois dehors, la porte d’entrée refermée et le son du concert étouffé derrière, Maryam s’écria :
— Tu peux m’expliquer comment tu imagines partir ? Le pont est toujours coupé ! J’ai beaucoup d’affection pour ma voiture, tu le sais, mais je suis réaliste : jamais elle ne fera trois mètres sur un chemin de randonnée sans finir embourbée ! Tu as dit toi-même que c’était une poubelle !
— Rien à foutre, répéta Nathalie. Tu m’entends, Maryam ? Rien. À. Foutre. On va la mettre à l’épreuve ta poubelle, même s’il faut la pousser dans les côtes et lui accrocher des chaînes pour lui faire traverser les flaques de boue ! J’me casserai même à la nage s’il le faut, comme disait l’autre. On enlève des types ? Qui se retrouvent en pleine crise de panique avec un masque issu d’un esprit malade sur la pomme ? Et maintenant l’autre grand alcoolo nous chante Hotel California pour nous narguer ? Je me tire, Maryam. Ils ont eu Augustin, ils m’auront pas.
En d’autres circonstances, Nathalie se serait traitée de parano en s’entendant parler, mais elle avait dépassé le stade où elle se souciait de l’image qu’elle dégageait. C’était une question de survie, à présent. Maryam dissimulait mal son propre tiraillement : la peur de subir le même sort qu’Augustin se lisait sur son visage, mais l’éventualité de se retrouver coincée, en panne dans la forêt, sous le déluge et en pleine nuit, ne l’enchantait guère.
Elle finit par soupirer un :
— D’accord. Mais je persiste à penser que c’est une mauvaise idée.
— Quand il nous sera arrivé une tuile, tu auras droit à ton « je te l’avais bien dit ». Moi, je vais faire en sorte que cette tuile ne soit pas un aller-simple pour l’endroit où Augustin se trouve, que ce soit sous terre ou non.
Elles avaient marché d’un pas vif jusqu’au petit parking qui jouxtait l’auberge, là où Maryam avait garé son vieux tacot.
Soudain, Nathalie se figea. Ce qu’elle avait vu la glaça de l’intérieur. Là, à quelques places seulement de la voiture de Maryam, était garée la jeep d’Emmanuel. Le même Emmanuel dont le Taulier lui avait appris le soi-disant départ quelques minutes plus tôt.
— Oh non mais dites-moi que je rêve !
Cela faisait deux disparitions inexpliquées en quelques heures. Deux de trop. Maryam était pâle et semblait sur le point de défaillir. Nathalie n’en menait pas large mais décida de faire taire le sentiment de panique qui montait à nouveau en elle. Elle posa la main sur la poignée de la portière côté conducteur de la jeep. On allumera un cierge pour Emmanuel plus tard.
— Eh bien en tout cas, ça règle le problème du chemin de randonnée. En route !
Bilan du NaNoWrimo
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Avancement théorique : 57%, soit 28333 mots
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Avancement réel : 64%, soit 31932 mots
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En avance de 3599 mots
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