Une Auberge dans la tempête 30
Dans les épisodes précédents : Nathalie a découvert que l’auberge abritait une « machine à rêves » dont l’objet est d’en assurer la protection en enfermant les personnes dangereuses dans un « paradis artificiel » sur mesure. Cette révélation achève de la convaincre du bien fondé du mode de vie de l’auberge qu’elle décide de rejoindre.
Chapitre 30
Le dicton disait que la nuit portait conseil. Nathalie ne savait pas exactement à quoi elle s’attendait, en se réveillant le lendemain matin. À avoir changé d’avis ? Ce n’était pas le cas. Elle avait mis longtemps à s’endormir, l’esprit chargé de mille questions, de doutes, d’objections contre sa propre décision. On ne choisit pas de rejoindre une organisation criminelle sans être un tout petit peu tourmentée par sa conscience… Même en étant convaincue du bien fondé de cette organisation. Et si cette nuit de sommeil avait servi à quelque chose, c’était à rendre Nathalie irrémédiablement convaincue.
Le matin, elle avait pris son petit déjeuner dans le calme. Même les enfants avaient eu la délicatesse de mettre leurs « brolom-brolom » en sourdine. Le Taulier lui avait servi son café avec un sourire encourageant. C’était si rare de sa part qu’elle en avait été étrangement touchée. Il ne lui posa aucune question et ne lui fit aucune remarque. Le silence était apaisant et permit à Nathalie de poursuivre ses propres réflexions.
Ce fut Babette qui brisa cette tranquillité. Pour un peu, Nathalie l’aurait presque oubliée. Babette, la dernière personne de l’auberge à tout ignorer de l’immense machination qui se jouait là.
— Bonjour, bonjour ! Dites, vous avez vu ça ? Quelqu’un a balancé son matelas par la fenêtre ! Ils sont zinzins, dans cette auberge, non ?
Nathalie réprima un rire. T’as pas idée…
La journaliste était guillerette, comme à son habitude. Qu’allait-il lui arriver ? Son cas risquait de poser problème : il était hors de question qu’elle rameute des hordes de journalistes et de fans de Jimmie Leaf à l’auberge. Ferait-elle partie de celles et ceux qui quittaient l’auberge avec une jolie enveloppe en échange de leur silence ? Ou bien un paradis artificiel sur mesure l’attendait-il chaudement à l’intérieur du moulin ?
Son paradis, ce serait quoi ? Vivre avec Jimmie Leaf et l’écouter chanter tous les soirs ? Autant qu’elle emménage ici…
En effet, Nathalie avait l’intuition que Babette rejoindrait la troupe des rares personnes ayant décidé de rester et de participer à la vie de l’auberge… comme elle ce jour-là, comme Maryam avant elle.
Une fois son petit déjeuner englouti et les banalités d’usage échangées avec Babette, Nathalie eut envie d’aller se promener, pour s’éloigner un peu de l’auberge et faire le point. Après toutes ces longues journées d’orage, le temps s’était enfin décidé à s’adoucir. Les températures restaient fraîches, et le soleil peinait à pointer le bout de son nez entre les épais nuages qui drapaient encore le ciel. Pourtant, le plus grave était passé, déjà loin.
La forêt, encore gadouilleuse, n’était pas des plus sûres pour sa cheville convalescente, et Maryam avait tenu à l’accompagner. Nathalie n’avait pas protesté. Elle avait dormi libre et savait que tout danger était écarté. La veille au soir, Jocelyne avait recousu son arcade sourcilière, sans même chercher à se venger pour la literie fichue en l’air par la boue… ou pour le duel au fusil. Il faudrait sans doute encore un peu de temps à Nathalie pour refaire entièrement confiance à Maryam, mais l’amitié qu’elle avait pour elle commençait déjà à guérir.
Avec un mélange d’émotions qu’elle avait du mal à discerner, elle sentait qu’elle faisait désormais partie de la famille, qu’elle était une membre à part entière de L’Auberge du Moulin Électrique. Parmi toutes ces émotions, parfois contradictoires, elle nota avec surprise de la joie, ainsi qu’une certaine paix. Oui, elle se sentait à sa place, ici. Comme si cette aventure avait été le point d’arrivée du changement de vie auquel elle avait aspiré en claquant la porte de son boulot aliénant, la conclusion d’un parcours qui l’avait menée ici et maintenant. Bien sûr, elle restait une incorrigible cartésienne et ne croyait pas au destin : elle pensait simplement que, parfois, lorsque l’on se laisse porter, on peut arriver à une destination inattendue et pourtant totalement adéquate.
Après une bonne heure de marche, Maryam et elle avaient atteint la bordure de la forêt. Pour la première fois depuis ce qui semblait être un siècle, elle contemplait à nouveau le « monde extérieur ». La route nationale passait juste là, et derrière s’étendaient des champs à perte de vue, piqués par des rangées d’éoliennes immobiles dans l’atmosphère sans vent. À l’horizon, on devinait les clochers de quelques villages endormis. Elle avait attendu une porte de sortie depuis des jours et, maintenant qu’elle était à sa portée, elle ne voulait plus partir.
— Tu sais, fit Maryam en brisant enfin le silence, une des raisons qui m’ont poussée à te faire confiance et à chercher à te rallier à notre cause, lorsque tu es arrivée… une des raisons plus égoïstes, disons… c’est que nous aurions bien besoin d’une informaticienne.
— Oh ?
— Oui… tu vois, je gère tout ce qui est interface neurologique et compagnie… mais pour ce qui est de la maintenance de la machine à rêves, je galère un peu.
— Fais-moi rêver… ça tourne sous un Windows du siècle dernier ?
— Ah non, non, ça va te plaire, on est sur du Linux.
— Aaaah…
— Ubuntu sept point dix.
— SEPT POINT DIX ?!
Maryam éclata de rire devant l’air scandalisé de Nathalie.
— Je m’attendais à cette réaction.
— Maryam, quand cette version est sortie, tu devais être en cinquième ! J’arrive même pas à croire que des casques de réalité virtuelle aussi récents fonctionnent là-dessus !
— Disons qu’on a fait avec les moyens du bord, à tous les niveaux… et ça pèche un peu, côté informatique.
— Tu m’étonnes ! Heureusement que je suis arrivée ! C’était un coup à faire capoter toute votre l’organisation !
— Notre organisation ! La tienne aussi, à présent !
Elles rirent à nouveau. En se baladant à travers le champ d’éoliennes, elles passèrent plusieurs heures à discuter. De tout et de rien, de l’avenir, celui de l’auberge, et celui des autres auberges que Nathalie avait bien l’intention de visiter un jour ou l’autre. C’était agréable d’avoir des objectifs, un horizon, quelque chose qui la dépassait et la motivait à la fois. Pour la première fois de sa vie, elle avait la sensation d’être utile, de participer à un dessein qui en valait la peine.
Malgré tout, un petit pincement, qui l’avait déjà tourmenté cette nuit, vint apporter un bémol à cet enthousiasme. Elle en fit part à sa camarade.
— Ce qui me chagrine, c’est que votre… notre petite organisation alternative ne profite finalement qu’à quelques privilégiés. Toi, moi et une poignée d’autres personnes. Nous pouvons bien organiser notre havre de paix à petite échelle, mais ce n’est que l’écume des choses. Le mouvement de fond reste le même, et le système mortifère que toi et moi, nous connaissons bien, il continuera à tout broyer sur son passage. Le reste du commun des mortels, comme tu dis, n’a pas d’autre choix que de subir l’exploitation et la destruction de ses conditions de vie.
— Eh oui, mais Rome ne s’est pas faite en un jour. En plus, personne n’a dit que nous comptions nous arrêter à quelques auberges…
— Admettons. Sauf qu’empêcher deux trois Augustin de venir fourrer leur nez dans une poignée d’auberges, c’est une chose ; reprendre le pouvoir à une haute bourgeoisie qui s’est surarmée et radicalisée dans le but précis de le garder jalousement, ce pouvoir, c’en est une autre.
— Tu as parfaitement raison. Ce qui me chagrine, moi, c’est que tu te figures que nous n’y ayons jamais pensé, et que nous n’ayons aucun plan. Pardon, Nathalie, tu es plus âgée que moi, mais de notre point de vue, tu es encore une bleusaille.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Pour commencer, regarde autour de toi.
Nathalie s’exécuta. Elle ne comprenait pas exactement ce qu’elle était censée voir. Les champs étaient jolis, les villages aussi. Le soleil, qui perçait enfin les nuages, projetait les longues ombres des éoliennes, alignées bien proprement en rangées. Maryam, avec un sourire, lui dit :
— Tu sais, une éolienne, ça n’est jamais qu’un gros moulin. Comme tu le vois, il y en a un sacré paquet, ici… De quoi produire plus de courant que notre vieux moulin à nous, tu t’en doutes.
Nathalie la regarda un instant, sans comprendre. Toujours souriante, Maryam ajouta :
— Plus de courant… plus de places… pour des gens plus importants…
Le déclic se fit dans l’esprit de Nathalie. C’était dingue. C’était, encore une fois, trop gros, trop grand. Et pourtant…
Maryam, inflexible, poursuivit :
— Nous avons construit une auberge dans la tempête, pour nous réfugier et nous protéger des gens qui veulent nous détruire. Tu as mis le doigt sur un point important : que faire alors lorsqu’une bien plus grosse tempête menace l’humanité entière ? Que faire lorsque les personnes qui ont les commandes pour lutter contre cette tempête ne font que l’alimenter ? Que faire quand ceux qui prétendent nous protéger nous précipitent en fait vers l’abîme qui menace de nous détruire ? Quelle auberge voulons-nous construire pour nous protéger de cette tempête-là ? D’un système économique de prédation qui asséchera la dernière rivière, coupera le dernier arbre, brûlera le dernier litre de pétrole si cela permet de dégager un centime de profit supplémentaire ?
N’y tenant plus, Nathalie se mit à courir, en boitant, vers la porte de l’éolienne. Comme elle s’y attendait, celle-ci n’était pas verrouillée. Elle l’ouvrit à la volée.
Là, à l’intérieur de ce moulin moderne, un tableau familier se dévoila. Plusieurs lits étaient installés en cercle ; des casques de réalité virtuelle étaient rangés sur un panneau de contrôle au centre ; accroché au bout de chaque lit, un petit écriteau indiquait les noms des futurs patients et patientes… Nathalie reconnut le nom du Premier Ministre… du Président de la République… de patrons de multinationales… de membres éminents de la haute bourgeoisie qui avaient la main-mise sur ce pays ainsi que d’autres… Elle savait que, dans chaque éolienne de ce champ, un dispositif similaire était prêt, avec d’autres noms d’autres personnes de pouvoir.
L’Auberge du Moulin Électrique n’était qu’un prototype. Une preuve de concept. Un test de pacotille. Nathalie réalisait maintenant que l’échelle à laquelle les hôtes de l’auberge destinaient cette entreprise dépassait tout ce qu’elle avait pu imaginer.
— Nom de Dieu…
— La tempête arrive, Nathalie. Elle est même déjà là, à bien des égards. Lorsqu’elle se déchaînera, elle frappera fort, et elle frappera partout. Il n’y aura pas de négociation possible avec celles et ceux qui prospèrent par elle. Bientôt, nous serons à un tournant, et il faudra choisir si nous voulons voir notre auberge commune être détruite au bénéfice de quelques-uns, ou si nous acceptons le fait que les instigateurs du désastre doivent être neutralisés.
Nathalie se retourna vers Maryam. Celle-ci avait un sourire triste, un de ces sourires qu’on affiche pour conjurer le sort, pour garder de la dignité face à la catastrophe. Le vent se levait à nouveau, et un doux vrombissement envahit l’éolienne. Maryam leva les yeux vers le plafond, mais ce n’était pas le moulin électrique qu’elle voyait. À travers le générateur qui, déjà, avait recommencé à alimenter la machine à rêves, elle contemplait l’immensité de la tâche qui les attendait.
— Oui, la tempête arrive, répéta-t-elle. Et lorsqu’elle sera là, nous serons prêts.
FIN
Bilan du NaNoWrimo
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Avancement théorique : 100%, soit 50000 mots
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Avancement réel : 110%, soit 56873 mots
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En avance de 6873 mots
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