WCHF21 – Un lundi pas comme les autres
Précédemment : Barne a récupéré l’Épée des Serfs et s’est retrouvé confronté à Zad Fulmiark. Celui-ci a confirmé les pouvoirs de l’objet en étant incapable de faire du mal à Barne. Le PDG est finalement vaincu lorsque Barne démontre que sa puissance n’est possible que par la servitude volontaire de tous les autres… L’Épée est détruite mais pourrait bien entraîner l’oligarchie dans sa chute…
Le soleil qui se leva le jour suivant fut l’un des plus chauds de cette année-là. Le mois d’okore débutait : le huitième mois, le mois central de l’été. La Terre de Grilecques s’éveilla dans un calme inhabituel. C’était un lundi matin, mais on aurait pu jurer être dimanche ; le vacarme de la circulation était réduit à un murmure ; l’agitation habituelle de la ville s’était tue.
Lorsque Barne ouvrit les yeux, il vit la lumière du soleil traverser partiellement la toile bleue. Pod, qui avait dormi dans la même tente que lui, s’était déjà levé. Barne se leva et s’habilla, en réfléchissant au fait que, tout juste deux semaines plus tôt, il était en train de se préparer à aller au bureau… et il sourit. Le traîne-savate avait bien grandi. Pour un peu, il aurait aimé avoir son miroir enchanté, là. Pas pour le jeter ou le casser comme il en avait souvent eu l’envie, mais pour pouvoir lui raconter, lui narrer la fabuleuse aventure de Barne Mustii. Il n’en aurait pas cru ses oreilles !
Les miroirs enchantés ont-ils des oreilles ? se demanda soudain Barne. Il réfléchit et se dit que ça n’avait pas d’importance : accroché dans la salle de bain d’un appartement vide depuis deux semaines, le miroir n’avait de toute façon pas la moindre idée de tout ce qui avait pu se passer depuis. À la réflexion, il trouva cela triste et se dit qu’être miroir enchanté, ça n’était pas une vie. Il se promit qu’à son retour à Quantar, il prendrait son miroir pour l’emmener en balade, lui montrer le monde. Qu’il puisse refléter autre chose que « la tronche de Barne Mustii ».
Il tira sur la fermeture à glissière de la tente et en sortit. La lumière du matin colorait le parvis de la Forteresse d’une douce lueur.
Après son coup d’éclat à la télévision, la veille, Barne était ressorti sous les ovations générales de la foule. Par la suite, la Forteresse avait été prise pour de bon : Fulmiark et les autres cadres encore présents avaient fui discrètement par un système de souterrains secrets. Lorsque le pot-aux-roses fut découvert, l’ironie de la situation amusa la compagnie : deux semaines plus tôt, leur aventure en était un miroir parfait, eux fuyant par les catacombes de Sorrbourg tandis que les orques les pourchassaient. Carmalière fit remarquer que cette fuite des dirigeants de la Forteresse était une bonne chose : une foule en colère n’est pas toujours simple à contenir, et un lynchage public aurait été une effroyable tache sur cette victoire.
On avait assuré un passage sûr aux autres employés de la Forteresse, en prenant bien soin de dépouiller au préalable les gardes de leurs armes. Depuis, la Forteresse n’était plus occupée que par les manifestants.
Contrairement à ce qu’Amélise avait craint, aucun renfort policier n’était venu et les forces de l’ordre présentes n’avaient pu riposter. Après le coup d’éclat de Barne, certains policiers s’étaient même ralliés aux manifestants : après tout, avant d’être le bras armé de l’État, ils en étaient également des exploités. Les autres, fidèles au pouvoir, avaient battu en retraite : les combats étaient sans doute loin d’être terminés, mais pour l’heure, tout était calme.
La soirée qui avait suivi cet incroyable dimanche était un peu plus floue dans l’esprit de Barne : il se souvenait d’une immense liesse, d’une fête déchaînée… et de beaucoup d’alcool. Sa tête le faisait souffrir et la lumière avait beau être douce, elle agressait ses yeux comme une pointe acérée. Heureusement pour ses sens fragilisés, le campement était silencieux : la plupart des fêtards dormaient encore…
Il parcourut l’allée. Des drapeaux révolutionnaires tendus entre les fenêtres tapissaient la Forteresse, qui semblait reconvertie en auberge de jeunesse pour l’occasion. Barne était soulagé de constater que personne n’avait accroché un portrait géant de lui : la veille, il avait été tellement acclamé et serré dans les bras d’inconnus… il en était terrifié, il abhorrait catégoriquement l’idée de devenir une icône. Même s’il avait axé son discours sur l’autodétermination du peuple et le besoin de se passer de leaders, les vieux réflexes qui consistaient à se chercher des héros revenaient vite… et il faudrait qu’il y prenne garde. Il n’avait pas l’intention de jouer le moindre rôle dans la révolution qui s’annonçait, et c’était la décision la plus sage qu’il pouvait prendre.
Il aperçut la compagnie qui était installée autour d’une table pliante en plastique, à l’ombre d’une bâche tendue. Ses camarades prenaient leur petit déjeuner et Barne se joignit à eux.
— Tiens, voici notre célébrité ! dit Carmalière.
Le magicien souriait mais Barne devinait une pointe d’amertume dans sa voix… voire même de jalousie.
— Bonjour, tout le monde, dit Barne en souriant à son tour.
— Bien dormi ? demanda Amélise. Tu veux un thé ? Une tisane ? Ou…
Surprise, elle posa la main sur sa bouche et ouvrit de grands yeux.
— Merde ! s’exclama-t-elle. T’avais raison ! Je dis toujours la même chose quand je propose à boire aux gens !
Barne éclata de rire et déplia une chaise posée contre un des poteaux où était accrochée la bâche.
— C’est pas grave, dit-il. Si vous avez du café, je prends !
Barne versa l’eau d’une bouilloire sur quelques grains de café soluble au fond d’une tasse. Ça ne vaudra pas le café de chez Zarfolk, pensa-t-il avec mélancolie.
— Je ne te propose pas de guioska, fit Pod avec un clin d’œil, je crois que tu as eu ta dose hier soir.
Barne ouvrit de grands yeux.
— J’ai fumé de l’herbe, hier soir ?
— Oui, confirma Carmalière, et tu nous as aussi montré tes talents de guitariste.
— Quoi ?!
— T’as vraiment eu une période baba cool dans ta jeunesse ! s’amusa Pod. Moi qui pensais que tu disais ça pour te donner un genre…
Barne se sentit rougir alors qu’il essayait tant bien que mal de se souvenir de la soirée de la veille. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas été aussi alcoolisé… et défoncé, à en croire Pod.
— Pour ne rien te cacher, dit Barne, c’est à cette époque que j’ai rencontré Mélindel – mon ex-femme… elle ne se serait pas intéressé à un pauvre type comme l’employé de bureau que je suis devenu par la suite…
— Tu es trop dur avec toi-même, fit Amélise d’un ton compatissant. Surtout pour quelqu’un qui vient de participer au lancement d’une révolution.
— Je ne m’apitoie pas sur mon sort, expliqua Barne, mais il faut être réaliste : j’étais devenu un vieux con avant l’heure. C’est pour ça qu’elle est partie. Si je n’vous avais pas rencontrés…
Il ne termina pas sa phrase. S’il ne les avait pas rencontrés, il aurait continué à s’enfoncer dans la résignation, dans le cynisme que beaucoup camouflent sous le pudique terme de « réalisme »… à mourir à petit feu, en somme. Pod, Amélise, Carmalière, Jasione… se rendaient-ils compte qu’ils l’avaient sauvé ? Malgré les disputes, malgré les désaccords, Barne ne pourrait jamais leur être suffisamment reconnaissant…
— Désolé, dit-il brusquement. Ce n’est pas un jour pour se morfondre.
— Tu n’as pas à t’excuser, dit Amélise, personne n’est tenu à être de bonne humeur en toute circonstance.
— Je suis de bonne humeur, assura Barne. Je sais que j’en ai pas toujours l’air, mais bon sang : c’est un sacré jour !
— C’est sympa, la grève générale, hein ? dit Pod en riant. Au moins, ça va me laisser le temps d’apprendre à devenir gaucher, ajouta-t-il en indiquant son moignon.
— Moi ça va me laisser l’temps d’apprendre à m’servir d’un hamac, plaisanta Jasione. J’ai assez trimé pour toute une vie.
— Étant donné que Dordelane est en bord de mer, remarqua le gnome, tu devrais plutôt profiter de la plage…
— Un hamac sur la plage, renchérit la naine, ça me va aussi.
Ils rirent tous de bon cœur. Après ces derniers jours où ils avaient frôlé la mort à plusieurs reprises – et souffert de graves blessures, pour certains –, ils appréciaient de pouvoir relâcher la pression et s’accorder une pause. Oh, évidemment, Barne savait que rien n’était résolu : la grève générale n’était que le début du processus, un processus long et incertain. S’ils allaient s’accorder un repos bien mérité, tout le travail pour mettre en œuvre ce changement de société que la foule avait réclamé la veille était encore à faire.
De longues luttes s’annonçaient, mais Barne était confiant : un déclic s’était fait, quelque chose s’était amorcé. Rien ne disait que ce qu’ils allaient faire fonctionnerait, mais tout leur disait que le système qu’ils voulaient renverser ne marchait pas… alors qu’avaient-ils à perdre à simplement essayer ? Peut-être que les choses tourneraient mal, peut-être que le mouvement social s’essoufflerait et que chacun rentrerait chez soi après une nouvelle désillusion. Peut-être que le statu quo reprendrait ses droits, que le peuple se résignerait et accepterait d’être à nouveau soumis à l’oligarchie, faute de mieux.
Néanmoins, pour l’heure, ils avaient toutes les raisons d’être optimistes. L’un des plus puissants représentants de l’oligarchie avait montré son hideux visage d’assassin et s’était décrédibilisé en direct sur les chaînes d’info ; la Forteresse, plus grand symbole du capitalisme financier, était aux mains du peuple pour la première fois de son histoire ; même une partie des pouvoirs habituellement hostiles aux mouvements sociaux – presses, politiciens et policiers – avait pris part à la cause. Par opportunisme, pour une partie non négligeable d’entre eux, Barne n’en doutait pas une seconde, mais tout de même.
— Enfin, toute cette joyeuse ambiance va me manquer, c’est sûr, dit Barne.
— C’est loin d’être terminé, tu sais ? remarqua Amélise.
— Je sais, mais c’est terminé pour moi.
Il y eut quelques exclamations de surprise dans le groupe.
— Vous l’avez dit vous même, Carmalière, expliqua Barne. Je suis une célébrité. Et puis quoi ? On va faire de moi une figure d’autorité ? On va faire des t-shirts avec ma pomme dessus ? Non, ce sera sans moi. J’ai fait ma part. Je ne serai pas un leader ou une voix de la révolution qui vient.
— C’est dommage, dit Carmalière. Au risque de me répéter, tu es une personne à la fois intelligente et raisonnable : une personne précieuse pour ce genre de période.
— Il n’empêche que je ne suis pas exceptionnel, Carmalière. Des gens intelligents et raisonnables, il y en a des tas : pourquoi ne pas donner leur chance à chacun d’entre eux ? À chacune d’entre elles ? C’est justement parce que je suis raisonnable que je sais que c’est le moment de me retirer.
— Je comprends, dit Amélise.
Barne sourit. Contre toute attente, Amélise avait fini par être la personne avec qui il était le plus en phase dans le groupe. Carmalière gardait sa folie des grandeurs ; Pod était trop jeune pour se détourner de la lutte armée ; Jasione avait bien l’intention de continuer à faire entendre la voix des minorités.
— Et vous, Carmalière ? demanda Barne. Qu’est-ce que vous allez faire ?
— Oh, eh bien, la même chose que ces huit derniers siècles : lutter. Je trouverai bien un autre Barne Mustii pour compenser mon…
— Votre manque d’intelligence et de sagesse ?
— J’allais dire « mon entêtement » mais oui, disons cela.
— Oui, continua Barne, et si ce type que vous trouvez en chemin se trouve être l’héritier d’un objet magique que vous convoitez, ça ne gâchera rien, pas vrai ?
— Tu vas me reprocher cela toute ma vie ? demanda tranquillement Carmalière.
— Vu votre longévité, je dirais plutôt « toute la mienne ». Enfin… de toute manière, l’Épée est détruite, alors je n’ai plus vraiment de raison de vous en tenir rigueur.
— Oui, dit tristement Carmalière. Un sacré gâchis…
Barne secoua la tête avec résignation. La magicienne ne semblait toujours pas avoir compris que la destruction de l’Épée était la meilleure chose qui aurait pu arriver à leur cause.
— Bonjour tout le monde !
Un elfe et une fée avaient rejoint la table : Eluor et Luminy, main dans la main.
— On peut se joindre à vous ? demanda Luminy.
— Bien sûr ! fit Carmalière. On est en autogestion, on ne va quand même pas vous foutre dehors.
— Surtout que nous sommes déjà dehors, renchérit Eluor en tirant deux chaises.
— Des nouvelles du front ? demanda Barne.
— Quel front ? répondit Eluor. Pour l’instant, tout est calme, ici, comme vous l’avez remarqué. Pour ce que j’en sais, les marchés ont fait un plongeon royal ce matin. Les bourses se cassent la gueule en domino – sauf celle de Dordelane, bien sûr, puisqu’elle n’a pas pu ouvrir. Le fabuleux système financier et la main invisible du marché prouvent une fois de plus leur haute résilience.
— Ça va mettre un sacré bordel, murmura Barne.
— Oui… en général, c’est plutôt une mauvaise nouvelle, quand l’économie s’effondre, pas vrai ?
— À moins qu’on utilise cet effondrement pour mettre les abrutis qui ont alimenté ce système devant leurs responsabilités, fit joyeusement Luminy. Qu’on en profite pour changer les règles du jeu.
Barne resta pensif un instant. La perspective d’un krach boursier continuait à l’angoisser. On n’effaçait pas quatre décennies de bourrage de crâne médiatique en deux semaines de militantisme. Il le savait, pourtant, que le péquin moyen était préoccupé par les valeurs boursières uniquement parce qu’on avait fondé la société sur ces bases. Oui, mais le temps de la refondation était venu.
— Les temps qui arrivent risquent tout de même d’être compliqués pour pas mal de gens, fit Barne, et je ne parle pas des oligarques : pauvres, précaires, chômeurs… lorsque le système se fragilise, ce sont les premiers à payer les pots cassés.
— C’est pour ça qu’il ne faut pas perdre de temps et organiser rapidement une alternative, fit Luminy. Il y a déjà des assemblées citoyennes qui se sont formées à Sorrbourg et dans d’autres grandes villes ; j’ai entendu parler de quelques projets de création monétaire populaire qui ne seraient plus gérée par les banques et donc ne serait plus basée sur de la dette ; et puis imagine-toi bien que pas mal de gens réfléchissent depuis des décennies à ce qu’on pourrait mettre en place pour créer une société plus juste et plus démocratique… ce n’est pas comme si nous devions partir de zéro. Ça va être le moment de confronter tout ce fourmillement d’idées à la réalité, à la pratique.
— Il y aura beaucoup de désillusions, remarqua Barne. De belles idées qui ne fonctionneront pas ; de belles idées qu’on ne pourra mettre en œuvre parce qu’il sera impossible de mettre assez de gens d’accord.
— C’est certain, confirma Eluor. Le plus dur sera de ne pas nous laisser abattre par les échecs… car d’autres choses marcheront, et il faudra se battre pour les faire vivre.
— Bien sûr qu’on va se battre, dit Pod avec un air de défi sur le visage. J’ai vingt-deux ans et j’ai déjà largement passé assez de temps à jouer les domestiques. Je ne reviendrai pas en arrière. En plus, j’ai une demoiselle en détresse à secourir.
— Tu sais qu’elle te mettrait un pain si elle t’entendait l’appeler « demoiselle en détresse » ? ironisa Amélise.
— Oui, t’as pas tort… en plus, j’ai pas franchement une gueule de prince. Par contre, je sais qu’j’aurai plus jamais une gueule de serf.
Les membres de la compagnie ainsi que Luminy et Eluor levèrent leurs tasses dans un signe d’acquiescement. Barne regardait Pod. Il l’enviait, quelque part : avoir autant d’optimisme et de fougue, cela lui manquait, parfois. Enfin, après tout, à chacun son temps, à chacun son tour : Barne se sentait déjà étranger à la révolution qui s’annonçait, mais Pod y prendrait une part importante, il en était persuadé. Et, quelque part, Barne se sentit rassuré. Il continuait de considérer Carmalière avec méfiance, mais si c’était sur des personnes comme Amélise, Pod ou Jasione que reposait l’avenir de la Terre de Grilecques, alors il pouvait l’envisager sereinement.
Le camp s’animait petit à petit à mesure que le soleil d’okore montait. Des gens passaient, souvent pour féliciter Barne, parfois pour demander si quelqu’un n’avait pas, par hasard, un peu de paracétamol. De partout, on entendait monter des conversations, des rires, des exclamations.
Bientôt, un chant se répandit à travers le camp : c’était un de ces chants qui semblent se matérialiser ex nihilo et que tout le monde connaît très vite, sans qu’il soit jamais possible d’en retrouver l’auteur. Barne se soupçonna d’avoir participé à son élaboration la veille, mais comme il n’en avait aucun souvenir, cela ne changeait pas grand chose.
« Le gros Fulmiark se prenait pour le roi
(Dis-moi pourquoi ? Dis-moi pourquoi ?)
Parce qu’il avait du fric et des laquais
(Tout l’monde le sait, tout l’monde le sait)
Est venu un gars, pas bien grand, pas bien fort
(Oui mais encore ? Oui mais encore ?)
Oui mais l’avait une belle épée magique
(C’est fantastique, c’est fantastique)
Sauf qu’au lieu de lui mettre dans la pomme
(Y’a pas mort d’homme, y’a pas mort d’homme)
Il lui a dit ses quatre vérités
(Bien envoyées, bien envoyées)
Alors le gros Fulmiark a foutu l’camp
(On est contents, on est contents)
Voilà c’qu’on fera, avec tous les petits rois
(Voilà pourquoi ! Voilà pourquoi !) »
L’air frais marin caressait le visage de Barne et atténuait la chaleur des rayons du soleil de ce début d’après-midi. Il était assis sur le sable, les pieds posés sur la partie mouillée de la plage où les vagues venaient mourir. La Baie d’Ultium était cernée aux trois-quarts par des terres émergées et la mer qu’elle cloisonnait restait relativement calme.
Barne observait l’horizon, les yeux plissés. La mer d’un bleu azuré reflétait le soleil éclatant et l’aveuglait légèrement. En face, quelque part au-delà de la Baie, il savait qu’il y avait son appartement qui l’attendait, à Quantar ; son bureau, où il ne remettrait d’ailleurs plus les pieds. Qu’était devenu Glormax ? Est-ce qu’il recroiserait sa route ? Il en doutait fort. Après avoir affronté Saraz et Fulmiark, de toute manière, son ex-patron ne lui faisait plus peur.
Un peu plus loin, sur sa gauche, Barne pouvait voir les silhouettes de ses camarades allongés sur le sable. Pod et Jasione n’avaient pas trouvé de hamac, mais la plage au nord de Dordelane était suffisamment confortable pour s’y prélasser… Barne, quant à lui, s’était mis à l’écart. Il avait besoin de réfléchir, au calme. Sans que Carmalière n’essaie de lui imposer ses idées subliminalement.
Qu’allait-il faire ? Oui, qu’allait-il donc bien pouvoir faire à présent ? Il ne participerait pas à la révolution, il l’avait affirmé. Ceci étant acté, à quoi était-il bon ? Quelle utilité pouvait-il avoir à la société ? La question ne lui était jamais venue à l’esprit au cours de ses trente-huit ans d’existence. Il se rendait compte, à présent, à quel point cela était symptomatique des problèmes de cette société.
Cependant, il avait désormais les yeux ouverts : il ne se satisferait plus d’un job aliénant, il ne se résignerait plus. Le monde lui apparaissait soudain comme illimité, plein de possibilités. C’était aussi effrayant que grisant. Il se demandait si c’était ce qu’on appelait « la crise de la quarantaine » qui lui tombait dessus. Après tout, pourquoi pas ? La plupart des crises de la quarantaine, en quoi consistaient-elles ? À acheter une grosse bagnole ou à essayer de former un groupe de rock avec les collègues ? Lui était passé de petit employé rangé un peu conservateur à anarchiste convaincu et militant en à peine deux semaines. Oh, et il avait été légèrement responsable d’un embrasement révolutionnaire général. On avait vu des crises de la quarantaine qui avaient moins de panache…
Un bruissement de pas sur le sable attira son attention : c’était Amélise. Elle l’avait rejoint et elle s’assit à côté de lui, les pieds dans l’eau. Elle aurait pu lui demander si elle ne le dérangeait pas avant de le faire, mais après tout, ce n’était pas son genre.
— À quoi tu penses ? lui demanda-t-elle.
— À plein de choses. À ma vie, surtout…
— Rien que ça, répondit-elle avec un sourire.
— Oui, ça fait large, n’est-ce pas ? Encore que… tu as vécu deux fois plus longtemps que moi. Tu dois me considérer comme un gamin.
— Les notions de maturité ou de vieillesse dépendent des espèces, dit Amélise avec délicatesse. Ça marche dans les deux sens : je connais des fées de cinquante piges qui ont autant de maturité qu’un humain de quinze ans…
— Ouais. Enfin bref… tu sais ce que tu vas faire, toi ? Après tout cela ? Suivre Carmalière, encore ?
Amélise poussa un soupir.
— Je n’en sais trop rien. Je ne partage pas totalement sa vision des choses, tu sais. Il y avait beaucoup de justesse dans ce que tu as dit à Fulmiark, hier.
Ils gardèrent le silence quelques instants, écoutant le doux roulement des vagues.
— Pour commencer, je pense que je vais aider Pod à faire sortir Milia de taule, expliqua enfin Amélise. Légalement ou pas. Puisqu’on est partis pour faire péter les murs…
— Tu n’as pas peur qu’ils vous coffrent avec elle ?
— Honnêtement, vu les derniers événements, je ne suis sure de rien. Qui sait ce qui va advenir de la police ou de la justice ? Dans tous les cas, nous sommes libres, pour l’instant, et Milia ne l’est pas. Quoi qu’il arrive, il me semble que ce serait la moindre des choses de lui venir en aide. Carmalière n’a même pas évoqué son nom…
Barne se rendit compte qu’Amélise aussi avait changé au cours de cette aventure : elle, qui vouait une admiration sans limite à Carmalière lorsque Barne l’avait rencontrée, semblait avoir pris ses distances avec le magicien.
— Et ensuite ? hasarda Barne. Est-ce qu’il y a des chances que tu rendes une petite visite à Zarfolk ?
La fée tourna la tête vers Barne avec un regard surpris : c’était la première fois que Barne évoquait la relation de l’ogre avec Amélise de manière aussi frontale.
— C’est bien possible, dit-elle, pourquoi ?
— Oh, eh bien, avec tout ça, je n’sais pas trop quoi foutre de ma vie… et j’me disais que, finalement, les quelques jours qu’on a passés chez Zarfolk… bah c’était pas mal, voilà. Je crois que je pourrais être heureux, comme ça. Je sais pas si je suis prêt à me lancer dans l’ermitage total, mais puisque je veux me tenir à l’écart des luttes sans renier tout ce que j’ai appris…
— Tu voudrais que je te fasse une lettre de recommandation pour que le terrible ogre Zarfolk t’accueille chez lui ?
Elle éclata de rire et Barne se sentit rougir.
— Tu sais, lui dit-elle, s’il a eu vent de ton petit discours face à Fulmiark – et je pense que c’est le cas, puisque tout le monde en Terre de Grilecques l’a vu –, il doit plutôt être fier de toi. En plus, il t’avait déjà à la bonne, il me semble, non ?
— Je pense… Je dois bien admettre qu’il y avait beaucoup de Zarfolk dans tout ce que j’ai dit hier. Tu vois, je crois qu’il m’a plus convaincu par ses théories que Carmalière. Pourtant, la dernière des choses que je me serais attendu à faire, c’est bien de me découvrir des convictions anar… J’aurais presque pu le citer comme auteur.
— Il ne t’en voudra pas de ne pas l’avoir fait. Zarfolk ne cherche pas les honneurs.
— Je sais bien. Moi non plus.
— En tout cas, je suis certaine qu’il sera content de te revoir.
Elle marqua une pause et ajouta à voix basse :
— Et moi aussi, je serai bien contente de le revoir…
Il lui jeta un regard discret : elle avait la même expression de profonde mélancolie que Zarfolk avait eue lorsqu’ils s’étaient séparés la dernière fois. L’image d’un ogre et une fée ensemble était quelque peu saugrenue, et pourtant Barne se sentait surtout triste pour eux : il ne faisait aucun doute que ce genre de relation était moquée et rejetée par les braves gens. « On n’mélange pas les torchons et les serviettes. »
Même lui, se dit Barne, s’il avait vu une fée et un ogre se tenir la main dans la rue, n’aurait-il pas levé un sourcil ? Ne les aurait-il pas jugés ? N’aurait-il pas ri sous cape ? Ne leur aurait-il pas donné des surnoms désobligeants ? En se justifiant par un laconique « c’est de l’humour, voyons » ? N’avaient-ils pas passé toute leur quête à pourfendre l’orque et le gobelin, comme si ces espèces étaient intrinsèquement mauvaises ? Comme si la qualité d’un individu était inscrite dans ses gênes et non dans ses actes ?
Cette même sensation de malaise qui l’avait saisi à plusieurs reprises pendant son aventure le reprit : déconstruire ses préjugés était nécessaire et bénéfique, mais c’était aussi une tâche ingrate et, quelque part, douloureuse. Il était d’ailleurs encore loin d’avoir achevé cette tâche… une quête bien plus longue et complexe que celle de l’Épée des Serfs. En verrait-il seulement le bout, un jour ?
L’horizon au-delà de la Baie d’Ultium brillait de mille feux. Celui de Barne était incertain et pourtant bien plus attirant que celui, clair et net, dont il s’était détourné.
Dans la ville de Dordelane, derrière Barne et Amélise, des groupes de manifestants insouciants célébraient leur récente victoire et le début d’une nouvelle ère. Dans toutes les villes, dans tous les villages de la Terre de Grilecques, les travailleurs vivaient un lundi pas comme les autres : on s’arrêtait, on se reposait, on s’accordait une pause. On dormait, on s’amusait, on passait du bon temps avec sa famille, ses amis. Et pour la première fois depuis si longtemps, on recommençait à penser, à imaginer, à réfléchir.
Partout, on recommençait à réfléchir.
FIN
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