Personal responsibility

Publié le 11 décembre 2020 par Gee dans La fourche
Inclus dans le livre Grise Bouille, Tome V

« Le monde d’après ». S’il est des expressions qui apparaissent avec autant de fulgurance qu’elles sont peu de temps après ringardisées, « le monde d’après » en est assurément une.

Le confinement subi au printemps 2020 en France et ailleurs a marqué une rupture franche et nette avec le « business as usual » de la société industrielle, provoquant une soudaine pause – subie, certes – avec la course habituelle qu’étaient devenues nos vies dans un monde capitaliste en crise permanente et courant après la sacro-sainte croissance comme un chien après sa propre queue. Les émissions de CO2 en 2020 ont baissé comme jamais, plus qu’à l’occasion de la Seconde Guerre Mondiale1, une première dans l’histoire, un exploit qu’aucune COP21, 22, etc., aucun sommet international n’avait jamais été en mesure d’approcher. Le fameux « jour du dépassement », qui symbolise le jour de l’année où nous avons consommé l’intégralité des ressources que le système écologique de la Terre peut renouveler en un an et qui avance désespérément chaque année, a cette fois reculé2.

On se prit alors à rêver d’un « monde d’après », dont on ignorait tout sinon qu’il devrait être différent du « monde d’avant », celui-là même qui devenait insoutenable dès lors que l’on priorisait la santé des hommes et des femmes sur sa course infernale. On allait enfin prendre la direction d’une société plus sobre, plus apaisée, où la santé (et par extension, le bien-être) primerait sur la course à la consommation d’un côté et sur le chantage à l’emploi de l’autre. Même notre président le déclarait solennellement3, trompant ainsi les rares crédules qui accordaient encore la moindre valeur à sa parole (dont les semaines qui ont suivi ont montré une fois de plus, s’il le fallait, qu’elle n’en avait aucune).

Quelques mois après, force est de constater que les planètes ne se sont pas alignées. De « monde d’après » il n’y a pas eu. Ou alors, c’est qu’il ressemble furieusement à celui d’avant, exception faite des masques et du gel hydroalcoolique devenus omniprésents.

Et bien quoi ? Nous aurait-on menti ? N’y aurait-il donc pas eu cette fameuse « prise de conscience » ?

L’autre jour, avant le reconfinement, j’étais dans le tram de ma ville, à Nice. Dans mes écouteurs, c’était Bullets de Archive qui passait, et alors que je regardais les gens s’entasser bien serrés entre les marques de pas au sol censées indiquer les seules places disponibles pour respecter la distanciation… le chanteur scandait en boucle « personal responsibility, personal responsibility, personal… ». Je ne crois pas que la chanson parle de ça, mais ça me rappelait les litanies éternelles des apôtres libéraux, celles qui considèrent toute mesure contraignante de changement de société nulle et non avenue, toute politique se résumant à la responsabilité personnelle de chacune et chacun.

« L’écologie, c’est l’affaire de tous. » « Chacun doit prendre ses responsabilités pour respecter les mesures de distanciation. » Même combat.

Dans cette rame de tram, à quoi s’attendaient donc les génies qui décidaient d’apposer ces jolies petites marques de pas au sol pendant que d’autres petits génies mettaient un point d’honneur à relancer la machine ? À ce que les gens laissent passer le tram en voyant chaque place marquée occupée ? Mais se rendent-ils compte de la réalité des flux de passagers et passagères ? Autant interdire directement la montée dans tous les arrêts du centre-ville.

Mais non, le pouvoir décide, et peu importent les moyens engagés derrière – souvent proches de zéro par ailleurs. La décision est prise et, ensuite, personal responsibility. Et tant pis pour l’incohérence criante aux yeux de tout le monde : « pas de plus de 6 à table, pas plus de 250 par wagon de RER », les variantes de la blague ont logiquement fleuri.

Les profs, aussi, s’en souviendront longtemps. Entre les déclarations de Blanquer (« un protocole sanitaire pour l’école a été élaboré dans cette perspective, il établit un cadre afin de veiller scrupuleusement à la protection de la santé des élèves et des personnels »4) et les retours des travailleurs et travailleuses du secteur (« comment le Ministre peut-il décemment autoriser 35 élèves dans 40m² alors que nous n’avons pas le droit d’être à 6 sur la voie publique ? »5, « il y a beaucoup de lycées où les classes étaient bondées, il y a des queues au self »6), il y a l’implacable mur de la réalité. On passera sur les images des amphithéâtres de fac aussi incroyablement pleins à craquer qu’avant. Car surprise surprise : quand aucun moyen n’est engagé, rien ne change. Les énarques tombent des nues.

Encore et toujours, le pouvoir décide, agite les bras, fait de grandes et belles phrases en se persuadant, comme d’habitude, que « l’intendance suivra ». Mais y’a pas d’intendance, les gars. Ou plutôt : l’intendance, normalement, c’est vous. Pire : c’est même la raison de votre existence. On s’organise, on crée des sociétés, on met en place des États, on élit des soi-disant représentants justement parce que le cumul des actions personnelles ne suffit pas à régler des problèmes globaux, et d’autant plus à l’occasion de crises graves et multisectorielles comme celle du COVID19.

Ce qui est fascinant, c’est que tous ces appels à la responsabilité personnelle font comme si on ignorait tout des effets de masse, des mouvements de foule… Un enfant comprendrait qu’interdire les sorties sportives entre 10h et 19h, comme cela a été fait à Paris en avril dernier7, c’était s’assurer de voir les lieux de jogging bondés à partir de 19h et donc concentrer ce qui était auparavant réparti, et donc réduire la distanciation physique tant prônée. Mais non. C’est une mesure, ça montre qu’on agit, et c’est bon, c’est tout, fermez le ban. Et pour la suite : personal responsibility, personal responsibility… On réouvre les commerces en décembre puis on dénonce « un certain relâchement » dans la population : personal responsibility, personal responsibility, personal…

Il n’est pas question de dire que les gestes personnels, les écarts, les comportements effectivement idiots d’un certain nombre de personnes n’ont pas leur importance : il est question de comprendre que cette importance est minime par rapport à la force d’action monumentale (et, encore une fois, voulue) que les États pourraient mettre en œuvre s’ils avaient la volonté politique de le faire, s’ils sortaient de leur carcan idéologique libéral personal responsibility. S’il n’y a pas eu de monde d’après, c’est parce que ceux qui ont le pouvoir de le faire advenir ne l’ont pas voulu, point.

Tous les appels aux petits gestes, à la responsabilité personnelle, à la prise de conscience collective, tout cette rhétorique gentillette s’écroule devant le constat implacable : c’est par une décision des pouvoirs politiques que les émissions de CO2 ont baissé aussi fortement en 2020 ; c’est par une autre décision des pouvoirs politiques qu’elles sont ensuite remonté et qu’elles ont repris leur envol vers les sommets qui nous emmènent – lâchons les euphémismes 2 secondes – vers la mort programmée et imminente de la civilisation humaine8.

Car il en va de même pour l’environnement que pour le COVID : trier les déchets, remplacer la voiture par le vélo, consommer local, tout ces petits gestes valent peau-de-zob dans une société implacablement guidée par la croissance et le besoin systémique de produire et consommer toujours plus9. Ils donnent, tout au plus, bonne conscience. En cela, je ne dis pas qu’ils sont inutiles : avoir bonne conscience, c’est bien (sans ironie), se sentir plus propre dans une société dégueulasse en adoptant un train de vie en accord avec ses propres valeurs, ça peut donner accès à une forme de bonheur individuel. Mais ça ne suffit pas ; ça ne nous sauvera pas. Car ces comportements vertueux ne sont possibles que parce qu’ils sont minoritaires : généralisés, ils tueront l’industrie automobile, ils flingueront les industries qui produisent les sur-emballages, ils mettront à terre l’industrie agroalimentaire, etc.

Alors on continue à prétendre que « l’écologie, c’est l’affaire de tous », que les petits gestes sont la clef et que, si les émissions de CO2 continuent de croître inlassablement, c’est parce qu’il n’y a pas encore eu de « prise de conscience ». Tout en appelant à soutenir l’activité et à « reprendre le chemin de la croissance ». Dans le genre injonction contradictoire, ça se pose là.

Tiens, petite anecdote personnelle (responsibi… ah non, pas là). Dans le laboratoire où j’ai effectué mon doctorat d’informatique, il y avait un mécanisme qui me hérissait le poil dans les toilettes : pour s’essuyer les mains, on devait utiliser une sorte de serviette déroulante. Et lorsqu’on tirait dessus pour obtenir une section neuve/propre/sèche, elle descendait de quelques centimètres puis se bloquait pour quelques secondes… histoire de vous forcer à ne pas en prendre trop. Ce truc m’a toujours mis hors de moi. Infantilisant, frustrant (parce que dans les faits, vous allez juste attendre pour en prendre plus puisqu’une section n’est pas suffisante pour se sécher les mains), douteux en matière d’hygiène (vous avez raison, dissuadons les gens de se laver les mains en rendant le processus chiant, #COVID)… et tellement à côté de la plaque : sincèrement, c’est ça le truc le plus écologique que vous avez trouvé ? Limiter la consommation de serviettes lavables dans les toilettes ?

Au lieu de, oh, je ne sais pas… s’inquiéter du fait que 95 % des travailleurs se rendent sur le site en voiture individuelle vue la qualité navrante des transports en commun de la région ? Qu’il n’y eût par ailleurs à cette époque aucune incitation au télétravail dans un institut où une majorité des gens viennent bosser seuls derrière un ordinateur semblable en tous points à celui de leur salon ? Que les bâtiments du dit institut soient des verrières à l’isolation inexistante qui doivent être surchauffées en hiver et qui deviennent des fournaises en été si on éteint la clim plus d’un quart d’heure ? Juste quelques idées, hein.

Il est urgent de casser ce mythe que, pour combattre le péril climatique, il faudrait « provoquer une prise de conscience », que si on se dirige dans le mur climatique c’est parce que #LESGENS sont irresponsables et n’ont pas de comportements individuels écologiques : que ce soit vrai ou pas, la question n’est pas là, le pouvoir de changer les choses n’est pas là.

À l’été 2018, lorsque Nicolas Hulot quittait avec fracas son poste de Ministre de la Transition Écologique en disant du bout des lèvres la même réalité devenue indicible – que le capitalisme est incompatible avec la survie écologique de l’espèce humaine – il lui restait encore ce fond de réflexe d’appel à la prise de conscience : « quand je vois qu’on continue à jeter les mégots par terre » se désolait-il. Ce n’est pas que je défende le fait de jeter des mégots par terre. Mais moi, c’est plutôt quand je vois qu’on se réjouit de vendre 300 avions Airbus à la Chine10 que je désespère.

Exemple simple : on pourrait éliminer le sur-emballage en l’interdisant légalement, mais on veut préserver l’industrie de l’emballage, alors on va juste inciter au recyclage11 et laisser le quidam responsable de gérer quantité de déchets qui, peut-être, n’auraient juste jamais dû être créés en amont ? Oh, et je sais ce qu’on va me dire : oui, mais et les emplois ? Et les gens qui bossent dans les secteurs polluants qui vont se retrouver au chômage ? Irresponsable !

Mais ce qui est irresponsable, c’est en premier lieu de subordonner la survie des gens à leur place dans une chaîne de production polluante sur laquelle ils n’ont aucun pouvoir. Organiser la décroissance et l’extinction même de certaines industries en préservant les travailleurs et travailleuses de la misère – non, mieux, en assurant leur dignité et leur place entière dans la société –, voilà le défi que devrait relever une société qui se réclamerait de l’écologie. Un défi qui, pour être relevé, si seulement les pouvoirs en place le voulaient, nécessiterait de remettre à plat le système de production, encore une fois : le capitalisme. Le même système de production qui a rendu riche les riches, qui a donné leur pouvoir aux puissants, qui a donné la voix à ceux qui monopolisent la parole médiatique. La boucle est bouclée : le capitalisme ne sera pas aboli par les détenteurs des capitaux, et ce sont eux qui sont à la barre.

Rien ne me fait plus enrager, en ce moment, qu’entendre que « la crise économique qui va suivre tuera plus que le COVID », comme si les deux phénomènes étaient à mettre sur le même plan. Qu’un individu décède des suites d’une maladie grave, c’est une tragédie parfois inévitable malgré tous les soins apportés ; qu’un individu décède de la pauvreté dans la 6e économie mondiale, c’est un meurtre organisé. Il peut y avoir une fatalité dans la maladie, il n’y a aucune fatalité dans la misère au sein de nos sociétés modernes : c’est une certaine organisation qui l’a rendue possible et qui la perpétue. J’en parlais déjà dans ma BD L’autre pandémie.

Que je sache, notre pays dispose d’assez de logements pour tout le monde, produit assez de bouffe pour tout le monde, produit de manière générale largement assez pour tout le monde (et même trop d’un point de vue environnemental) : que la pauvreté tue est, dans ce contexte, le résultat d’une organisation économique inique, d’une distribution des richesses fondamentalement injuste, d’une absence de volonté politique de traitement de la misère. Plus crûment, d’un refus de celles et ceux qui en auraient le pouvoir – en termes simples, la grande bourgeoisie – de revenir sur leur propres privilèges pour ne pas laisser crever les pauvres. Encore une fois, ce sont les mêmes mécanismes qui sont en jeu au niveau climatique.

Alors les pauvres crèveront. Et on nous dira : « bouh, les méchants gauchistes irresponsables qui veulent décroître alors que des gens n’ont déjà pas assez pour vivre ». Et que quand même, c’est pas de chance pour ces gens. Mais après tout, oulalah c’est la faute à pas-de-chance. Et puis c’est la réalité du marché. Et puis peut-être qu’ils auraient dû s’adapter. Où qu’elles n’auraient pas dû divorcer12. Et puis peut-être qu’ils ou elles n’ont pas bien travaillé à l’école et puis… personal responsibility, personal responsibility, personal responsibility, personal respons… insanity.


Publié le 11 décembre 2020 par Gee dans La fourche

🛈 Si vous avez aimé cet article, vous pouvez le retrouver dans le livre Grise Bouille, Tome V.


  1. Near-real-time monitoring of global CO2 emissions reveals the effects of the COVID-19 pandemic, Liu et al. 2020, Nature Communications 

  2. Jour du dépassement, Wikipédia 

  3. Adresse aux Français, 12 mars 2020, Élysée.fr : « Ce que révèle d’ores et déjà cette pandémie, c’est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre Etat-providence ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie. » 

  4. Communication en Conseil des Ministres : la rentrée scolaire 2020, Education.gouv.fr 

  5. Covid-19 : un collectif de professeurs d’Aix-Marseille critique le nouveau protocole sanitaire dans les écoles, France TV Info 

  6. Coronavirus : des lycéens et des enseignants critiquent le protocole sanitaire et se mobilisent 

  7. Confinement à Paris : les sorties sportives interdites entre 10h et 19h 

  8. Le monde sur la voie d’un réchauffement de 3,2°C : l’ONU tire la sonnette d’alarme, Aurélie Delmas, Libération 

  9. Les secrets de la monnaie – la conférence !, Gérard Foucher, MFRB, YouTube 

  10. Gigantesque commande de 300 avions Airbus par l’entreprise d’Etat chinoise CASC, Le Monde 

  11. Eh bien, recyclez maintenant !, Grégoire Chamayou, Le Monde diplomatique 

  12. Pour Julie Graziani (LCI), quand on est une femme au SMIC, on ne divorce pas, Wael Mejrissi, Le Club de Mediapart 

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