Une Auberge dans la tempête 06
Dans les épisodes précédents : Maryam et Nathalie se rendent en voiture vers le village pour y trouver une pharmacie. Alors que l’averse reprend, elles tombent sur un automobiliste coincé en travers d’un pont. Emporté par la rivière qui déborde en torrents, le pont s’effondre…
Chapitre 6
Le temps resta comme suspendu. La voiture sembla léviter un instant, son conducteur sur le capot encore trop abasourdi pour réaliser ce qui lui arrivait. Nathalie se demandait si c’était l’espace-temps qui se distordait pour laisser le temps à l’homme de contempler sa vie défiler sous ses yeux. Le béton du pont se craquelait au ralenti, son armature rouillée et usée par les années se tordait comme de simples cordages.
Lorsque le film qui se déroulait sous les yeux de Nathalie et Maryam reprit sa vitesse normale, ce fut comme si les flots engloutissaient le sol entier. Le pont entra en fusion dans le torrent, la voiture glissa comme une vulgaire pierre en emportant avec elle son malheureux conducteur.
D’un mouvement instinctif, Maryam se précipita vers le rivage en tenant fermement le câble qu’elle n’avait pas eu le temps d’attacher à sa propre voiture. Avec le sentiment horrible d’être un poids inutile, Nathalie fit de même, avec une vitesse et une efficacité largement compromises par l’état de sa cheville.
— MONSIEUR ! MONSIEUR !
La tête de l’homme avait émergé et il luttait à présent contre le courant en tentant de s’agripper à ce qui lui tombait sous la main. Hélas, ce qui lui tombait sous la main se composait principalement de morceaux de béton qui coulaient à pic dès lors qu’ils avaient consommé leur inertie de départ.
Nathalie vit Maryam lancer le câble vers la rivière, mais il était si rigide qu’il tomba encore quasiment enroulé un mètre plus loin à peine. La jeune femme le récupéra et s’avança un peu plus près, jusqu’à avoir de l’eau jusqu’à la taille. Elle est cinglée !
— Maryam, attention ! Le bord ne doit pas être loin !
La rivière ayant quitté son lit, il était difficile d’en distinguer les contours. Nathalie accourut – ou plutôt, boitilla – et attrapa le bras de sa camarade. Celle-ci fit un pas de plus, sentit son pied se dérober sous elle et plongea la tête la première. Heureusement pour elle, Nathalie avait anticipé cela et avait enlacé son autre bras à un arbre sur la rive. Elle se cambra sous le poids de Maryam en faisant son possible pour s’appuyer sur sa jambe valide, et réussit à la tirer hors de l’eau.
— Je vous avais prévenue !
— Aidez-moi à atteindre ce pauvre type, au lieu de me faire la leçon !
— Si vous vous noyez aussi, ça nous avancera à quoi ? Je ne pourrais pas repêcher deux personnes avec une cheville en moins !
— Tenez !
Maryam lui lança le câble. Nathalie en ceint l’arbre auquel elle s’était accrochée et lui repassa l’amarre. En prenant soin de rester agrippées à leur ligne de vie, elles s’avancèrent prudemment vers la rivière. Maryam descendit le long de la berge où elle avait manqué de se noyer quelques secondes plus tôt. À présent, seule sa tête dépassait de l’eau, et son visage était régulièrement fouetté par les remous.
Un des plus gros morceaux du pont s’était embourbé au fond du lit de la rivière et s’était immobilisé au milieu du torrent. L’homme avait réussi à s’y agripper et Maryam n’en était plus très loin. Nathalie faisait son possible pour l’aider en tirant le câble vers le haut, pour l’empêcher de couler.
Maryam lança le câble. Cette fois, la force du courant fut suffisante pour le dérouler. Il zigzaguait au gré des vagues, comme une sorte de serpent très long et très fin à la fois. Il fallut plusieurs tentatives à l’homme pour réussir à s’en saisir. Lorsqu’il se fut fermement accroché, Maryam commença à reculer, luttant pour garder la tête hors de l’eau. Nathalie était cambrée au maximum et tirait de toutes ses forces sur le câble, en essayant d’ignorer la brûlure sur ses mains, la douleur dans sa cheville et le froid glacial des vagues qui venaient s’écraser sur elle.
Au bout de quelques secondes, ce fut d’abord Maryam qui émergea et se joignit aux efforts de Nathalie ; puis l’homme, qui continua à se cramponner au câble même une fois hors de danger.
Le rescapé et ses deux sauveteuses s’éloignèrent du péril et s’écroulèrent sur un sol vaseux en laissant s’évaporer toute l’adrénaline que cette aventure avait libérée. Est-ce que ce serait possible de passer une journée sans me retrouver couverte de boue ?
L’homme crachait de l’eau et respirait rapidement, encore sous le choc. Le laissant reprendre ses esprits, Maryam se tourna vers Nathalie :
— Vous allez bien ? Et votre cheville ?
Nathalie souffla un rire nerveux.
— Pour être honnête… là, pendant un moment, je crois qu’elle m’était sortie de la tête. J’imagine que ça a ce genre d’effet, quand on manque de clamser dans une coulée de boue.
Elle s’essuya le visage et rejeta en arrière les cheveux qui s’y étaient collés. Avec ses brindilles sur la tête et sa peau maculée de terre et de boue, Maryam avait elle aussi l’air de revenir de la guerre.
— Au passage, on pourrait peut-être se tutoyer… je crois qu’on a passé un stade, en termes de familiarité.
— Ça marche. Alors aide-moi à le relever.
Elles se mirent debout et attrapèrent l’homme chacune par une épaule. Remis sur pieds, celui-ci les examina tour à tour. Il semblait sortir lentement de sa torpeur.
— Euh…
— Je crois que le mot que vous cherchez, c’est : merci.
— Euh…
— Sinon c’est pas grave.
— Euh… merci.
— Ah bah quand même.
L’air ébahi qui ne quittait pas son visage avait presque quelque chose de comique. D’un ton ironique, Nathalie ajouta :
— Désolée, mais on n’a pas réussi à repêcher votre bagnole.
— Ah.
— Sinon, vous êtes du genre démonstratif, niveau émotions ?
— Euh…
Eh béh… le sauvetage était plus palpitant que la conversation…
Elles le conduisirent vers la voiture de Maryam en le tenant fermement. Nathalie se reposait autant sur lui que lui sur elle, étant donné son boitement qui n’allait pas en s’arrangeant. Elle se demandait combien de nouvelles tuiles sa pauvre cheville allait encore se ramasser avant d’être soignée. Sinon, vous avez qu’à m’amputer, ça réglera la question.
Elles installèrent l’homme à l’arrière, s’assirent à l’avant et claquèrent les portières. Le trio dégoulinait et grelotait de froid.
— Désolée pour tes sièges, je crois qu’on est en train de pourrir le revêtement.
— T’inquiète pas, elle en a vu d’autres.
Nathalie ravala une remarque narquoise et se retourna vers l’homme.
— Ça va derrière ?
— Euh…
— Toujours pas déridé, hein ?
— Euh… pardon, je suis un peu secoué.
— On peut difficilement vous en vouloir. C’est quoi votre nom ?
— Champenois. Euh… Augustin. Augustin Champenois.
— Enchantée. Moi c’est Nathalie. Et la foldingue qui a fait le grand plongeon pour vous sauver la vie, c’est Maryam.
L’homme fit un signe de tête reconnaissant mais ne répondit rien de plus.
— Je propose qu’on retourne à l’auberge, fit Maryam en mettant la clef sur le contact. De toute façon, le chemin est coupé maintenant…
Nathalie acquiesça et la voiture fit un lent demi-tour, Maryam prenant soin de ne pas laisser les roues s’embourber dans les torrents de boue qui longeaient la route depuis la rivière.
Le trajet retour vers l’auberge débuta dans le silence. Sur la banquette arrière, Augustin reprenait doucement ses esprits. L’averse persistait et les nuages s’assombrissaient, faisant craindre une réplique de l’orage.
— Tu sais s’il y a une autre voie d’accès vers le village ? s’enquit Nathalie.
— Non… la route sur laquelle on roule s’arrête au niveau de l’auberge. Je vois bien quelques chemins de randonnée, mais rien qui ne puisse accueillir une voiture…
— Eh merde.
— À ta place, je ne m’en ferais pas trop : je suis sûre qu’ils doivent avoir au moins un kit de premiers secours à l’auberge.
— En toute franchise, entorse mise à part, l’idée de me retrouver coincée dans ce bouiboui ne m’enchante pas des masses non plus.
— C’est sans doute préférable à être à la rue…
— Excusez-moi…
C’était Augustin qui s’était manifesté. Nathalie et Maryam interrompirent leur conversation en le regardant dans le rétroviseur.
— Excusez-moi mais… vous m’emmenez où ?
— À l’auberge où on dort, toutes les deux. Vous en faites pas, on va s’occuper de vous.
— Une auberge… mais y’a pas d’auberge, ici.
Les deux femmes échangèrent un regard dubitatif.
— Bien sûr que si ! L’Auberge du Moulin Électrique, qu’elle s’appelle. On n’est plus très loin maintenant.
— Pourtant, je suis certain que…
Il regardait autour de lui, désorienté.
— Écoutez, j’étais en train de rouler dans le coin pour faire des repérages. Un projet d’aménagement du territoire, je bosse pour le département… Eh bien j’ai vu les plans cadastraux. Y’a rien du tout, dans cette forêt. La route est un chemin communal qui mène à une impasse au milieu de nulle part.
— Vos plans doivent être obsolètes alors, parce qu’à moins qu’on ait fait un rêve éveillé collectif, on a toutes les deux dormi là la nuit dernière. D’ailleurs, pourquoi on aurait construit une route ne menant à rien ?
Il balaya la remarque d’un geste de la main.
— Ce serait pas la première fois que je vois ça. J’ai supposé que c’était un ancien projet de lotissement avorté. Non non, et puis je suis sûr que les plans sont à jour, vous pensez bien, un projet comme… mais alors comment expliquer que… c’est à n’y rien…
S’il était sorti de la torpeur dans laquelle l’avait plongé l’accident, ça n’était que pour tomber dans une consternation encore plus grande.
— Vous les avez encore, ces plans ?
— Non, ils étaient dans ma mallette… dans le coffre ma voiture… Mais cela fait des semaines que je suis sur le projet, je suis catégorique : il n’y a officiellement rien dans cette forêt.
Les deux femmes échangèrent un nouveau regard éloquent mais ne dirent rien. Nathalie devina que Maryam pensait à la même chose qu’elle : une auberge avec des airs de film d’horreur ; un moulin qui faisait une lumière surnaturelle ; et maintenant elles apprenaient que cette auberge n’avait de toute évidence pas d’existence légale. Si Nathalie n’avait pas eu un esprit férocement cartésien, elle aurait pu imaginer qu’elles avaient dormi dans une auberge fantôme.
Elle vit, dans le rétroviseur, qu’Augustin avait dégainé son smartphone et qu’il pianotait dessus dans l’espoir de retrouver les informations dont il avait besoin pour leur prouver ses dires.
— Votre téléphone marche encore ?
— Il est étanche. J’ai toujours trouvé ça gadget… jusqu’à aujourd’hui. Ceci étant dit… pas de réseau.
C’était trop beau, se dit Nathalie.
La voiture finit par atteindre enfin sa destination et Maryam la gara sur une des places qui jouxtaient la réception. En sortant, Augustin passa un long moment à contempler le bâtiment avec effarement. Rarement Nathalie n’avait vu quelqu’un aussi sûr de lui se voir contredit d’aussi parfaite manière.
Sous les nuages qui noircissaient, l’auberge semblait les toiser avec malice.
Bilan du NaNoWrimo
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Avancement théorique : 20%, soit 10000 mots
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Avancement réel : 23%, soit 11346 mots
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En avance de 1346 mots
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