Le grimoire de l’éternité

Publié le 30 mars 2016 par Gee dans La plume
Inclus dans le livre L'Enfant sans bouche

Couverture

Introduction

Voici la septième nouvelle du « Projet 10 nouvelles ». Si vous me suivez sur les rézozozios, vous savez que celle-ci est un peu particulière puisqu’elle découle d’un jeu/défi littéraire. Tout d’abord, j’ai décidé de tirer au sort (avec un dé à 6 faces, à l’ancienne) un certain nombre d’éléments de la nouvelle :

  • Le genre du personnage principal (1-2-3 = homme, 4-5-6 = femme)

  • Son âge (dizaine 1-2-3-4-5-6 / unité 1-2-3-4-5-6)

  • Le type de narrateur (1-2-3 omniscient / 4-5-6 personnage)

  • Le genre :

    1. Science-fiction

    2. Fantastique

    3. Horrifique

    4. Réaliste

    5. Heroic Fantasy

    6. Historique (ou plutôt « réaliste dans le passé »)

  • Le ton (1-2 Dramatique / 3-4 Épique / 5-6 Humoristique)

  • Elle se passera dans le même univers que :

    1. La planète éteinte

    2. Steve

    3. Mars bipolaire

    4. Et l’enfer était si froid

    5. L’enfant sans bouche

    6. Chaîne 43

  • La fin sera plutôt (1-2 Pessimiste / 3-4 En demi-teinte / 5-6 Optimiste)

Pour le fait de se passer dans le même univers, je me suis laissé aussi une alternative (« fait référence à l’univers de ») en cas de grosse incompatibilité avec le genre (par exemple, une nouvelle réaliste dans l’univers de Steve, ça aurait été compliqué). Et oui, l’âge était forcément compris entre 11 et 66 ans (et ne contiendra pas les chiffres 7, 8 et 9).

C’était une expérience intéressante… et le plus drôle, c’est que le scénario s’est pratiquement formé immédiatement dans ma tête à partir du moment où j’ai eu ces éléments imposés par le tirage au sort. Histoire de ne pas en dire trop sur l’intrigue, je ne vous révèle pas les résultats du tirage (ils sont indiqués en fin d’article, après la nouvelle, même si la plupart des résultats seront bien sûr évident à la lecture de la nouvelle).

Comme autre contrainte, j’ai également demandé à ce qu’on m’impose 10 mots à caser dans le texte ainsi que des phrases à utiliser en début de chapitre (pour les phrases, je me suis laissé le choix dans toutes les propositions histoire de ne pas être complètement bloqué). Pareil, je vous les donne en fin d’article.

Je suis vraiment content du résultat : l’écriture avec contrainte, ça reste un excellent stimulateur pour l’imagination. Je pense que je referai l’expérience. Pourquoi pas avec les mêmes contraintes mais cette fois-ci imposées par un vote des lecteurs et non par tirage au sort ?

Bonne lecture !

1.

— Mon cher, bien que vous soyez polymathe, vous êtes un odieux pédant.

Darogon tourna la tête vers son compagnon de route. Depuis le début de leur périple à travers cette forêt enneigée, il avait senti une certaine animosité de sa part, mais tout de même : le traiter, lui, Darogon Mustii, de pédant ? Il avait toujours trouvé ridicules les rumeurs selon lesquelles ce satané Pantor avait du sang de gobelin dans les veines, mais il comprenait petit à petit ce qui lui avait valu cette réputation.

— Je ne vois vraiment pas ce qu’il y a de pédant à rechercher la sagesse plutôt que la richesse. Si vous m’aviez prévenu que vous n’étiez qu’un vulgaire pilleur de tombes, je vous aurais épargné le voyage.

— Je ne suis pas un pilleur de tombe, s’exclama Pantor d’un air indigné. Mais j’estime que lorsque l’on marche pendant des lieux dans la boue et les ronces pour trouver un vieux temple abandonné, il n’est pas scandaleux d’espérer recevoir une récompense.

— Recevoir une récompense ? s’exclama Darogon en ricanant. C’est comme ça que vous envisagez les choses ? J’avais plutôt l’impression que vous vouliez vous octroyer les richesses d’un site sacré.

— Oh non, pas vous Darogon. Ne me dites pas que vous êtes superstitieux en plus d’être pédant ?

— Mon pauvre ami, dit Darogon sans pouvoir empêcher son ton de se faire pompeux, si vous aviez autant de bouteille que moi, si vous aviez parcouru le monde, goûté à autant de merveilles, frémi devant autant d’horreurs… si vous aviez vous aussi combattu des créatures tellement dégénérées qu’on douterait que les enfers combinés de toutes les religions puissent les engendrer… vous n’auriez pas la même légèreté vis-à-vis de ce que vous appelez « supersticions ».

— Dites donc l’ami ! Vous avez de la bouteille ? Je vous accorde ça. Il n’empêche : je n’ai peut-être pas 70 ans comme vous, mais je ne suis pas né de la dernière pluie non plus !

— 70 ans ? rugit Darogon. Par Moubrog ! J’ai 55 ans, petit freluquet ! Et la discussion est close : si vous comptez profaner ce temple, vous aurez l’amabilité d’attendre que j’en sois sorti et déjà loin. De toute façon, je vous rappelle que si c’est une récompense que vous attendez, je vous en ai déjà promise une. 150 pièces d’or, c’était mon offre. Si elle ne vous intéresse plus, je ne vous retiens pas.

— Ça va, ça va, dit Pantor en agitant la main d’un air agacé.

Darogon resta de marbre mais faillit pousser un soupir de soulagement. Il avait beau ne pas porter son compagnon de route dans son cœur, il avait malgré tout besoin de lui. Pantor était une des rares personnes dans l’entourage de Darogon à parler le Moolek ancien. Les raisons qui avaient pu pousser un personnage aussi peu recommandable que Pantor à apprendre une langue aussi noble étaient obscures. On disait qu’il avait vécu plusieurs années comme érudit dans un monastère. On disait aussi qu’il avait fini par en avoir assez des simagrées religieuses, était entré en conflit avec les autres moines et en avait assassiné quelques-uns avant de fuir. Darogon ne croyait qu’à moitié à cette légende : il n’imaginait pas Pantor avoir le cran de tuer quelqu’un de sang froid.

— Vous devez tout de même avoir de l’argent à perdre, fit remarquer Pantor, pour vous asseoir sur autant de richesse et m’offrir 150 pièces d’or par la même occasion – non pas que je m’en plaigne.

— Je ne fais pas cela pour vos beaux yeux, figurez-vous…

— Ah oui, j’oubliais… Le grimoire de l’éternité. Un vieux mythe sans intérêt, si vous voulez mon avis.

— Votre avis ne m’intéresse pas, Pantor. C’est pour vos capacités de traducteur que je vous ai amené et que je vous paierai. Il y a de grandes chances que Le grimoire soit écrit en Moolek, sans parler des éventuelles indications pour le trouver…

— Et vous pensez vraiment que ce livre vous apportera la vie éternelle ?

— Ce que je pense n’a aucune importance. Lorsque nous aurons trouvé ce livre, nous pourrons nous payer le luxe de nous en tenir aux faits.

— Et si nous trouvons ce bouquin, dans l’hypothèse où il ne s’agirait pas un mythe, et qu’il se révèle n’être qu’un banal tissu de bêtises ?

— Alors vous repartirez un peu plus riche que vous ne l’étiez venu et tout aussi peu soucieux de ce que cela peut bien me faire, à moi. Vous aurez tout le loisir de vous vautrer dans vos 150 pièces d’or comme un pacha en riant de ce grand benêt de Darogon Mustii et de son bouquin de pacotille. Mais arrêtons là cette conversation… nous y sommes.

Ils étaient tellement absorbés par leur joute verbale qu’ils avaient atteint leur but sans même le voir approcher. À leur décharge, le grand temple se fondait parfaitement dans la forêt : de la mousse verdâtre marbrait les vieux murs en pierre et dissimulait l’édifice. L’épaisse couche de neige qui le surplombait se poursuivait sur la cime des arbres sans discontinuer. Les quelques plantes nivéales qui parvenaient à pousser aux abords des murs achevaient de le camoufler. Pantor eut l’air dubitatif de ne trouver là qu’une ruine sans intérêt mais Darogon resta impassible. Il ne s’était somme toute pas attendu à découvrir une légende millénaire dans un sanctuaire flambant neuf.

Ils passèrent en silence sous la grande voûte qui constituait l’entrée du temple. La neige au sol craquait sous leurs larges bottes de cuire et de fourrure tandis que des flocons continuaient de tomber doucement. Il n’y avait pas un bruit hormis celui d’un vent léger qui traversait l’édifice de part en part. Même Pantor gardait le silence, comme tenu en respect par la majesté de l’endroit.

L’intérieur du temple ne tranchait pas notablement avec la forêt. Si un toit avait un jour fermé l’édifice, il avait alors été détruit depuis. À ciel ouvert, le temple était tout autant enneigé que l’extérieur et la végétation parasite y courait également.

Le temple ne semblait constitué que d’un unique grand hall qui menait de la voûte d’entrée à une grande sculpture tout au fond. De hautes colonnes bordaient la grande allée pour n’y soutenir qu’un invisible plafond. Darogon les imaginait soutenir le ciel lui-même. Pantor et lui parcoururent la grande allée lentement, en gardant un œil sur les alentours. Le bâtiment n’était pas particulièrement inquiétant, mais on n’était jamais à l’abri d’une embuscade ou d’un vieux mécanisme de piège toujours en état de marche.

Si Pantor était venu dans l’espoir de trouver des richesses, il était très certainement déçu : à part la structure en pierre du temple, il ne restait rien. Des formes en spirales gravées sur les pourtours des colonnes révélaient l’hypothétique présence d’ancienne moulures en or… aujourd’hui disparues. Sans doute volées par un autre Pantor d’une autre époque, se dit Darogon avec dégoût.

Ils stoppèrent leur marche en arrivant devant la sculpture du fond. À y regarder de plus près, c’était une fontaine. Elle était composée d’un large bassin circulaire rempli d’une eau glacée et au centre duquel trônait une statue représentant une femme ailée. La créature en pierre avait une expression énigmatique sur son visage casqué par la neige. Elle avait le doigt pointé vers l’endroit où se tenaient Pantor et Darogon.

— Curieux, murmura Pantor. Vous avez déjà vu ce genre de chose, Darogon ?

— Pas de mes yeux… mais je crois deviner qu’il s’agit d’un archange. Une gardienne de la vie sur Terre. Placée ici pour nous protéger et pour protéger Le grimoire… mais où est-il ?

Il se préparait mentalement à devoir répliquer à une réflexion désobligeante de Pantor sur sa foi inébranlable, mais celui-ci s’en abstint. Au contraire, lorsqu’il prit la parole, ce fut pour signaler un détail qui avait échappé à Darogon :

— On dirait qu’il y a une plaque sur le bord de la fontaine. Peut-être une inscription, une indication ?

Darogon s’approcha. Effectivement, un petit carré de pierre était surélevée et légèrement incliné vers l’extérieur sur le rebord qui faisait face à l’allée. Il était bien sûr recouvert par la neige et il était impossible de voir s’il y était inscrit quelque chose. Darogon leva la main mais hésita quelques instants. Était-ce autorisé, toucher un objet sacré ? Et si l’absence de toit était destinée à pouvoir foudroyer directement les imprudents qui s’y risqueraient ?

Il décida que si les Dieux voulaient foudroyer un pauvre péquin comme lui, ce n’était pas un toit qui les en empêcherait et balaya la neige qui recouvrait la plaque d’un mouvement de bras, arrachant au passage les pédoncules séchés de quelques fleurs mortes qui reposaient là. Un gecko qui avait trouvé refuge en-dessous se précipita au dehors et fila se faufiler dans une crevasse du mur un peu plus loin. Darogon reprit confiance : si de petites bêtes pouvaient s’abriter dans cette fontaine, il n’y avait pas de raison que lui ne puisse y toucher.

Pantor s’approcha mais Darogon remarqua avec une pointe de regret que la présence de son déplaisant compagnon s’avérait finalement inutile : il y avait bien une inscription, mais elle était écrite dans la langue commune…

2.

« Je m’endors dans les rêves d’un autre

Alors que se tournent les pages du grimoire

Sachez que cet autre y inscrit mon histoire

Tandis que dans la mienne j’y ai inscrit la vôtre »

Les vers scintillaient d’une blancheur nacrée et s’imprimaient doucement dans l’esprit de Darogon. Il n’y voyait aucun sens évident mais ne pouvait en détacher son regard, fasciné d’avoir trouvé une référence explicite au grimoire… dans sa propre langue ! Oui, il s’en voulait de se répéter cela, mais s’il s’y était attendu, il se serait passé des services de cet énergumène de Pantor…

Je m’endors dans les rêves d’un autre… Qu’est-ce que cela pouvait-il bien vouloir dire ? Darogon s’était attendu à trouver des références au temps et à la vie éternelle, mais les vers semblaient parler du grimoire lui-même, du livre en tant qu’objet.

— Vous y entendez quelque chose, Darogon ?

— Absolument rien, murmura celui-ci. Ce doit être une énigme à résoudre… une indication de l’emplacement du grimoire y est très certainement cachée.

— Cachée dans quatre vers ? Allons, Darogon, vous voyez bien qu’il n’y a rien ici. Ce sont juste des phrases qui se veulent mystiques pour entretenir un mystère… et je sais de quoi je parle.

— Pantor, commença Darogon avec un énervement croissant dans la voix, si vous tenez à ce que je vous précise à nouveau ce que votre opinion me…

— Ça va, ça va, répéta à nouveau Pantor. Je vous laisse tranquille avec votre petit poème. Et quand, implacablement, vous finirez par reconnaître votre échec et déciderez de repartir, ayez la gentillesse de me prévenir, d’accord ? Je vais explorer un peu les environs, mais je ne voudrais pas taper la route du retour seul.

— On s’attache à moi ?

— Allons Darogon, dit l’autre en s’éloignant, inutile de vous faire plus antipathique que vous ne l’êtes. Je vous aime bien quand même.

Darogon ne se donna pas la peine de répondre et posa un genou à terre pour étudier de plus près la petite plaque. Il relisait en boucle les quatre vers, essayant tout autant de les retenir que de les comprendre. Cette petit litanie était la clef, il en était sûr.

Je m’endors dans les rêves d’un autre… Le premier vers était assurément le plus énigmatique, quoique les autres n’arrivassent pas très loin derrière. Quel rapport entre un rêve et la vie éternelle ? Vivre éternellement nécessitait-il de transférer son esprit vers un autre corps ? Un corps immortel ? Et s’endormir alors dans les rêves de cet autre corps ?

Alors que se tournent les pages du grimoire… C’était sur ce vers que Darogon avait d’abord focalisé son attention, et pour cause : il s’agissait de l’unique référence explicite au grimoire. À part cela, Darogon ne voyait aucun intérêt à ce vers et n’y décelait en tout cas pas de sens caché. Les pages se tournent, et puis ? Pour le coup, il aurait donné raison à Pantor : cela ne semblait être qu’une figure de style sans autre intérêt particulier que la tournure.

Sachez que cet autre y inscrit mon histoire… Voilà qui était déjà plus intéressant. L’autre, c’est celui qui écrit dans le grimoire. L’autre ? Le corps immortel qu’il faudrait prendre ? À supposer que l’interprétation qu’avait faite Darogon du premier vers était correcte… Ce qui était déjà une hypothèse bien optimiste !

Tandis que dans la mienne j’y ai inscrit la vôtre… Tout s’écroulait sur ce vers. Si l’autre écrit dans le grimoire, alors qui est ce « je » ici ? Pourquoi y écrit-il aussi ? Comment ? La phrase donnait un aspect cyclique à l’ensemble, comme si plusieurs êtres écrivaient tour à tour dans le grimoire et que celui qui lisait ces vers, Darogon en l’occurrence, était l’un d’entre eux.

Ce n’était pas la première fois que Darogon avait cette intuition étrange que le grimoire n’était pas juste un objet divin : que quelque part, une fois le grimoire en sa possession, Darogon ferait lui aussi office de divinité et devrait le transmettre au suivant. Cela pouvait sembler d’une arrogance folle, mais Darogon y voyait au contraire une relativisation radicale de l’idée de divinité : n’importe qui était un Dieu potentiel.

Il leva les yeux vers l’archange fontinal, avec son doigt toujours pointé. Elle semblait désigner Darogon : « toi, oui ! C’est toi ! » Mais l’inscription restait un mystère pour Darogon. Et si le grimoire n’en était pas un ? Si ce n’était qu’une métaphore pour tout autre chose ? Les pages qui se tournent, était-ce juste la vie qui défilait ? Et pour la rendre éternelle, fallait-il arrêter de les tourner ? Trouver cet autre qui y écrit et l’empêcher de le faire ? Mais si la vie ne doit plus s’écrire pour être éternelle, alors quelle différence avec la mort ?

Darogon commençait à avoir la tête qui tournait, étourdi par tant de questions dont il ne pouvait qu’effleurait les réponses, et encore, bien mal. Le fil de ses pensées fut interrompu par un lourd bruit métallique. Il tourna vivement la tête pour voir Pantor le regarder d’un air à moitié désolé, à moitié amusé, la main sur un gros coffre en bois qu’il venait d’ouvrir.

— Désolé, Darogon, je ne voulais pas vous déconcentrer.

— Qu’est-ce que vous fichez, Pantor ? Je vous ai dit de ne toucher à rien !

— C’est juste un vieux coffre en bois, dit l’autre. Inutile de s’énerver.

— Refermez ça, inconscient ! Vous n’avez aucune idée de ce que peut renfermer ce coffre ! Et s’il était piégé, hein ?

— Mais il ne l’est pas puisque je l’ai ouvert sans encombre. De toute façon, rassurez-vous, je ne compte rien en tirer : il n’y a que des bibelots sans valeur à l’intérieur. Regardez moi ce tas de ferr…

En disant cela, Pantor s’était saisi d’un objet dans le coffre. Au moment où il le souleva, un grondement sourd fit trembler les murs du temple. Le temps sembla suspendu l’espace de quelques secondes pendant lesquels ni Darogon ni Pantor n’osèrent faire le moindre mouvement.

— Pantor, souffla Darogon, espèce de la sale petit…

Mais il n’eut pas le temps de finir sa phrase : une horde de créatures surgit de nulle part, comme propulsée directement depuis le sol. Darogon eut à peine le temps d’attraper la hache qu’il transportait sur son dos : l’une des créatures se jeta sur lui. Il ne l’évita que de justesse et lui planta sa hache dans le dos.

— DAROGON ! QU’EST-CE QUE C’EST QUE ÇA ?!

Pantor avait lui aussi sorti son arme, une épée courte à une main, et luttait déjà contre plusieurs créatures à la fois.

— Des aganars ! Des démons du feu ! Par Moubrog, prenez garde à leur souffle !

Et Darogon poussa un juron lorsque l’un des aganars lui envoya un jet de flammes en plein visage qu’il n’évita qu’à moitié en se jetant en arrière. Il roula au sol et plongea son visage dans la terre gelée pour contrer la brûlure. Le pétrichor lui assaillit les narines et il se releva vite avec l’envie ferme d’en découdre. En quelques secondes, la tête de son assaillant roula au sol, coupée nette d’un coup de hache rageur.

Pantor était en difficulté, entouré de quatre créatures et jouait d’une gymnastique un peu ridicule pour éviter les flammes. Les aganars étaient véritablement de hideuses créatures : on aurait dit des restes d’êtres humains carbonisés avec leurs lambeaux de peaux noirs qui pendaient et répandaient de la cendre partout autour. Leurs petits yeux vicieux étaient rouges comme les flammes qu’ils crachaient.

Darogon se précipita à l’aide de son compagnon, oubliant tout le ressentiment qu’il pouvait avoir envers lui. Pantor avait peut-être provoqué l’apparition de ces sales bestioles en profanant le temple, mais personne ne méritait de périr dans un brasier infernal comme celui-ci…

Il trancha les membres de deux des créatures qui menaçaient Pantor avant que les deux autres n’aient le temps de réagir. Pantor profita de leur confusion pour planter violemment son épée dans le ventre de l’une d’elle. La quatrième fut par contre plus rapide et envoya un coup de griffe dans le visage de Darogon qui fit quelques pas en arrière pour se protéger. Aveuglé, il courut se mettre à couvert derrière une des colonnes en se tenant le visage. Il sentit le souffle brûlant frapper la colonne de pierre et lui réchauffer le dos. Partout autour, la neige fondait et les murs donnaient l’impression de transpirer dans la fournaise.

La vue lui revint, quelque peu brouillée par le sang qui coulait sur son visage. Pantor avait réussi à occire la dernière des quatre créatures mais le combat était loin d’être terminé.

— Darogon ! Attention !

Trois autres aganars était en train de courir dans sa direction et ouvrirent leurs bouches dans un même mouvement. Darogon sentit le sang lui battre aux tempes et roula sur le côté alors que la fusion de trois jets de flamme s’abattait sur la colonne qui, cette fois, ne résista pas et s’écroula.

— Par Moubrog ! gronda Darogon. C’était juste !

Encore au sol, il fit tourner sa hache autour de lui et trancha la pieds de deux créatures qui s’affalèrent dans un concert de cris stridents. Il se releva en prenant appui sur son arme qu’il planta dans le visage d’une des deux créatures au sol. La troisième encore debout ouvrit à nouveau la bouche et Darogon se prépara à esquiver une autre déflagration. Mais Pantor, qui l’avait rejoint enfonça profondément son épée dans la gorge de l’aganar. Celui-ci poussa un dernier râle qui enflamma l’épée puis s’écroula à son tour. Pantor lâcha son arme devenue brûlante. À l’entrée du temple, une dizaine d’aganars supplémentaires avaient fait leur apparition et couraient vers les deux compagnons.

— C’est un véritable cauchemar ! s’écria Pantor d’une voix blanche en essayant tant bien que mal de récupérer son arme en protégeant sa main dans sa manche.

Oui, un véritable cauchemar, pensa Darogon en levant sa hache à nouveau. « Je m’endors dans les rêves d’un autre… » Un déclic venait de se produire dans son esprit. C’était un cauchemar… et si ce n’était pas le leur ? S’ils étaient « dans le cauchemar d’un autre » ? Se pouvait-il que…

— DAROGON ! QU’EST-CE QUE VOUS FAITES ?!

Il sortit de sa torpeur : Pantor était aux prises avec un aganar particulièrement hargneux et avait du mal à tenir son épée encore chaude.

Darogon se jeta en avant mais il avait été distrait trop longtemps : Pantor n’eut que le temps de trancher le bras de la créature avant d’être soudain englouti par des flammes dévorantes. Il poussa un hurlement pendant quelques secondes à peine avant de mourir, dévoré par le feu. Lorsque ses jambes se replièrent sous son poids et qu’il tomba à terre, la partie supérieure de son corps ne ressemblait déjà plus qu’à un amas de cendres fumantes.

Darogon déglutit avec difficulté. Il était seul. La compagnie de Pantor n’avait jamais été source de joie pour lui, mais il allait maintenant devoir affronter cette horde de démons à lui tout seul. Une aventure cauchemardesque… « Tandis que dans la mienne j’y ai inscrit la vôtre… » Quelqu’un d’autre avait-il écrit ce cauchemar ? S’endormait-il dans les rêves d’un autre ?

Il sentait que la clef de l’énigme était à portée, mais il était impossible de réfléchir et d’éviter les flammes qui jaillissaient tout autour de lui. De grosses goûtes perlaient sur sa barbe maculée de sang et de terre. Il continuait à faire tournoyer sa hache dans tous les sens, arrachant un membre ici, tranchant une tête là. Mais le nombre de ses assaillants ne semblait pas diminuer malgré les cadavres qui s’empilaient.

Dans un énième mouvement d’esquive, il fit une nouvelle roulade et atterrit au milieu du temple. Il aurait tout aussi bien pu être en enfer. Du feu tout autour, une chaleur étouffante, des monstres qui l’attaquaient de toute part… et devant lui, la statue, l’archange sur la fontaine dont l’eau s’écoulait à nouveau, rendue liquide par les flammes. Et il se rendit soudain compte que la statue ne pointait pas son doigt vers lui, comme il l’avait cru au départ. Elle pointait son doigt vers le sol, tout simplement. Et Darogon comprit qu’elle indiquait Le grimoire.

Le grimoire était là, c’était la Terre, c’était son monde, son univers. Il n’y avait pas de livre, Darogon était dans le livre. Dans les rêves, dans l’imagination d’un autre. « Sachez que cet autre y inscrit mon histoire… »

Darogon sentit l’illumination parcourir son esprit mais aussi le désespoir l’envahir : comprendre le sens de l’énigme maintenant, à deux secondes de la mort… l’ultime ironie. Les créatures étaient trop nombreuse, il fallait qu’il sorte du grimoire, mais comment faire pour…

Alors un souffle l’enveloppa entièrement et il n’y eut plus rien qu’un grand voile noir.

3.

« Les lois ne font plus les hommes, mais quelques hommes font la loi… »

Darogon entendait cette voix qui chantait mais qui lui parvenait bizarrement, comme étouffée, déformée. Comme si la voix traversait un tuyau métallique avant de parvenir à ses oreilles. Darogon était déboussolé et mit un instant avant de se rendre compte qu’il était allongé sur un sol mou et chaud. L’air était sec, étrangement agréable, il n’y avait pas un bruit à part cette chanson un peu étouffée. Plus aucune trace des aganars. Darogon était en sécurité. Ou mort.

Il se risqua à ouvrir les yeux. Il était dans une pièce à la lumière tamisée. Il se redressa en prenant appui sur ses mains et tâta ainsi le sol qui semblait recouvert d’une fine couche de poils. Étrange…

Si son interprétation de la litanie était la bonne… avait-il quitté son univers ? Avait-il quitté Le grimoire ? Mais où avait-il donc atterri ?

« La vie ne m’apprend rien… J’aimerais tellement m’accrocher, prendre un chemin… »

Et qu’était-ce donc que cette musique si exotique ? Darogon se releva entièrement et reprit peu à peu ses esprits. Il était en un seul morceau et de toute évidence vivant. Sa hache ne l’avait pas suivi. L’endroit où il se trouvait ressemblait à une pièce à vivre classique, à ceci près qu’aucun meuble, aucun matériau utilisé ne lui était familier. Il avança prudemment. La musique semblait provenir de derrière une porte entrouverte. Il tenta de la pousser avec délicatesse mais fut surpris par le très faible poids de celle-ci : elle s’ouvrit d’un coup et claqua contre le mur. À l’intérieur de la pièce, un homme sursauta.

Darogon ne comprit pas très bien ce qu’il voyait. L’homme était torse nu face à un évier et semblait se brosser l’intérieur de la bouche avec un petit bâton. Il avait d’ailleurs la bouche plein de mousse et Darogon eut soudain la crainte qu’il soit enragé. Il n’était en toute logique pas le chanteur que Darogon entendait puisque la musique, à peine moins étouffée, ne s’était pas interrompue. Elle semblait venir d’une petite boîte posée sur le rebord de l’évier.

— Aaaah ! Mais vous êtes qui, vous ? Qu’est-ce que vous foutez ici ? s’écria l’homme avant de cracher sa mousse blanche dans l’évier.

— Attendez une minute, dit Darogon d’un ton gêné puisqu’il se rendait bien compte qu’il donnait l’impression d’être entré par effraction. Je suis désolé d’avoir pénétré dans votre demeure sans…

— Héloïse ! Héloïse ! se mit à hurler l’homme. Y’a un mec bizarre dans la salle de bain !

Darogon s’approcha en levant les mains d’un air conciliant pour tenter de calmer son interlocuteur mais ce geste eut l’effet exactement inverse. L’homme sursauta et plongea la main dans la poche de son drôle de pantalon bleu. Il en sortit un tout petit couteau.

Darogon se figea et et les deux hommes se fixèrent ainsi pendant quelques secondes. Puis Darogon ne put s’empêcher d’éclater de rire : le couteau était si minuscule qu’il se demandait s’il était même possible de couper un morceau de pain avec. L’homme en face sembla encore un peu plus inquiet en entendant ce rire.

— Steve, dit une voix derrière Darogon, qu’est-ce qui se…

Darogon se retourna et se retrouva nez à nez avec une jeune femme qui ne portait qu’un court vêtement en toile légère. Alors qu’il allait rapidement détourner le regard par courtoisie, celle-ci poussa un hurlement strident qui le fit sursauter à son tour. Décidément, il avait fait une entrée fracassante. Si seulement il avait…

— AAAAAAAAAARRGGGGHHHHHHHHH !

Cette fois, c’était Darogon qui avait crié. Une douleur soudaine dans l’épaule. L’homme l’avait attaqué par derrière – le lâche ! – et lui avait enfoncé son petit couteau dans l’omoplate. Darogon s’en voulut d’avoir ri du petit instrument qui était de toute évidence suffisamment aiguisé pour faire quelques dégâts.

Il se retourna et, par réflexe, envoya un coup de poing dans le visage de l’homme qui fut projeté au sol. Il sentit alors une nouvelle douleur très vive à l’entrejambe : c’était maintenant la femme qui lui avait asséné un coup de pied rageur et fort bien placé.

Il tomba à son tour, à genoux, le souffle coupé. L’homme était inconscient à ses côtés et la femme recula vers la pièce à vivre, horrifiée. Tentant de calmer sa douleur, Darogon retira le couteau planté dans son épaule d’une seule main, ce qui lui arracha un nouveau hurlement :

— AAAAARGH, par Moubrog !

La femme s’arrêta net, les yeux soudain écarquillés de surprise. Ce fut comme si toute l’agitation qui régnait dans l’habitation s’était tue en une seconde. Le chanteur invisible avait fini de déblatérer ses paroles et un ensemble de choristes tout aussi invisible l’avait remplacé sans sembler le moins du monde troublé par les événements :

« Nooooo-staaaaaal-giiiiiiiiiiiiiiie ! »

Darogon posa le petit couteau par terre et s’aperçut qu’il avait cassé le manche dans sa hâte pour le retirer. L’homme à ses côtés avait l’air de tout doucement reprendre connaissance mais restait néanmoins sonné. La femme s’approcha alors avec beaucoup d’hésitation et dit d’une toute petite voix :

— Da… Darogon ?

Il en serait tombé par terre s’il ne se tenait pas déjà sur ses genoux : elle connaissait son nom ! Comme cela était-il possible ?

— Ma demoiselle… nous connaîtrions-nous ?

— C’est pas possible, je suis en train de rêver, dit-elle d’une voix de plus en plus blanche.

Darogon se releva avec difficulté et essaya de détourner son attention de la douleur qui lui transperçait encore l’entrejambe. C’était elle qui était responsable de cela, et pourtant il ne lui en tenait soudainement plus rigueur : dans cet univers inconnu, dans ce lieu improbable, voilà que quelqu’un connaissait son nom !

— Ma demoiselle, je vous en prie ! Expliquez-moi !

— Darogon est le nom du héros du roman que je suis en train d’écrire, dit-elle presque comme si elle se parlait à elle-même. Et l’un de ses traits de caractère… l’un des gimmicks de l’histoire est qu’il s’exclame régulièrement « par Moubrog ».

— Oui eh bien, il est courant de jurer sur le nom de Moubrog lorsque l’on…

— Non, non, vous ne comprenez pas : Moubrog, c’est moi qui l’ai inventé.

— Inventé…

Et soudain, tout devint clair dans l’esprit de Darogon. Le grimoire, le temple, la vie, sa vie… et la vie éternelle. Il avait eu raison : il était dans le livre. Le grimoire était son monde et il l’avait maintenant quitté pour retrouver la réalité. La réalité, cet univers étrange… Et cette jeune femme…

— La Créatrice, lança-t-il dans un souffle en posant un genou à terre.

C’était elle qui avait tout créé. Le ciel et la terre, les loups, les oiseaux, les gobelins et les trolls. Elle avait même créé les divinités de sa réalité à lui, Golsin, Moubrog et les autres. Elle était la définition même d’une Déesse, au sens littérale : la Créatrice de toute chose.

Elle se passa la main sur la nuque avec un sourire gêné. Il était à peine neuf heures du matin. Drôle de façon de commencer un week-end que de se retrouver face à un vieux barbu à la carrure massive, habillé de vêtements médiévaux, le visage ensanglanté, barbouillé de boue et tombé dans une sorte d’adoration divine devant elle.

— Allons allons, dit-elle finalement. Relevez-vous, je suis votre auteur, pas votre reine…

Darogon se releva et vit du coin de l’œil l’autre homme, qui avait émergé, faire de même en massant son nez qui saignait abondamment.

— Attends Héloïse, tu connais ce dingo ?

— Ce serait un peu long à t’expliquer, Steve, d’autant plus que je ne suis pas certaine de tout comprendre moi-même.

— On n’appelle pas les flics, du coup ?

— Certainement pas !

— Mais il m’a pété le nez ! protesta-t-il en agitant l’autre main. Et il a aussi cassé mon Opinel, tiens.

Darogon lui lança un regard venimeux qui le fit taire.

— Écoute Steve, dit Héloïse d’un ton doux, je suis désolée pour ton nez… et ton couteau. Mais ce monsieur est mon invité et il n’est pas… pas d’ici, disons. C’est juste un quiproquo. Pourquoi tu ne prendrais pas une bonne douche histoire de te calmer un peu ?

— Ce n’est pas moi qui devrait me calmer, dans l’histoire, fit-il d’un ton boudeur.

Mais Héloïse savait être persuasive et il ne protesta pas beaucoup plus longtemps. Elle et Darogon sortirent de la salle de bain et Steve verrouilla la porte derrière eux.

— Je suis désolé si j’ai été un peu brutal, dit Darogon, je ne voudrais pas être source de problèmes avec votre mari.

— Mon mari ? Ah ! Mais non, ne vous inquiétez pas, c’était juste mon plan cul d’hier soir… Pas très malin d’ailleurs, mais bon, ce n’était pas franchement ce que je recherchais chez lui…

Darogon leva un sourcil. Il n’aurait jamais imaginé les mots « plan » et « cul » accolés l’un à l’autre et n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle voulait dire. Mais de toute évidence, elle n’était pas fâchée qu’il ait un peu amoché le visage de ce Steve, alors il ne chercha pas à comprendre.

Ils s’assirent tous deux sur les petits fauteuils de la pièce à vivre. Darogon fut agréablement surpris de s’y trouver très confortablement installé puisque le mobilier ne payait pas de mine. Mais il se rendit vite compte qu’il était en train de tacher le fauteuil avec le sang qu’il avait sur les mains.

— Ce n’est pas grave, dit Héloïse en lui tendant une serviette, tenez. Il faudra vous emmener voir un médecin pour ce coup de couteau à l’épaule.

— Une égratignure, dit Darogon d’un ton bourru, ça m’a surpris, voilà tout, mais ce n’est pas profond.

— Oui, et puis ce n’est de toute évidence pas votre premier souci de la journée, fit-elle en indiquant les autres blessures de Darogon et l’état déplorable de ses vêtements.

— Ah, oui. Ça m’apprendra à m’associer avec des personnes peu recommandables comme ce gredin de Pantor. Enfin, paix à son âme bien sûr…

— Fascinant, murmura Héloïse sans pouvoir détourner ses yeux du grand guerrier. Darogon, Pantor, le combat contre les aganars… tout ce que j’écris est donc vrai.

— Vous voulez dire que vous l’ignoriez ? dit Darogon. Ce n’est pas une création consciente ?

— C’est toute la question. Voyez-vous, ce n’est pas un hasard si j’ai décidé d’écrire l’histoire d’un homme qui recherchait Le grimoire de l’éternité. C’est que, moi aussi, je le recherche…

— Pardon ? s’étonna Darogon en levant un sourcil. Mais vous avez créé Le grimoire. Comment pourriez-vous le rechercher ?

— Non Darogon, Le grimoire dans votre histoire n’est qu’un outil, un mécanisme qui vous a permis de quitter votre réalité… pour venir ici.

— Mais votre réalité est la réalité : j’ai quitté le monde fictif que vous aviez créé et je suis donc dans la réalité !

— Je n’en suis pas si sure, dit Héloïse en se prenant le menton dans les mains. Voilà des années que je fais des recherches en métaphysique et j’ai à plusieurs reprises entendu parler de ce fameux grimoire. Il y est fait référence à plusieurs époques et en plusieurs endroits au cours de l’Histoire. Oh bien sûr, il n’est pas toujours nommé de la même manière : on en parle aussi comme du Livre de l’infini ou encore du Recueil de l’éternel… mais l’idée reste la même. Un livre qui contiendrait le secret de l’éternité. J’en suis venue à comprendre que notre réalité était une forme de fiction dans une réalité supérieure : notre réalité serait donc « contenue » dans ce livre et il faudrait en sortir pour atteindre la vie éternelle.

— C’est ce que j’ai fini par déduire également. Juste avant de me retrouver happé dans votre réalité.

— Oui, fit Héloïse d’un air songeur. Mais si votre monde est le monde fictif, cela signifie que ma réalité est la réalité, celle de la vie éternelle. Et c’est là où le bât blesse…

— Vous autres ici n’êtes pas éternels ?

Une lueur d’inquiétude passa sur le visage de Darogon et Héloïse lui lança un regard plein de tristesse et de compassion.

— J’ai bien peur que non… je suis tout aussi mortelle que vous, Darogon.

— Alors, tout est perdu, dit celui-ci. La vie éternelle est un mythe.

— Je ne sais pas… vous avez quitté votre réalité pour atteindre la mienne : cela semble confirmer l’idée votre réalité était une fiction. Mais cela veut-il pour autant dire que la mienne n’en est pas une ?

— Vous voulez dire qu’il n’y aurait pas un mais de multiples niveaux de réalité ? Comment savoir alors si l’on se trouve au dernier niveau ? Y a-t-il seulement un dernier niveau ? Et combien de créateurs et de fictions différentes chaque niveau peut-il engendrer ? Cela donne le tournis…

— Le seul moyen d’en avoir le cœur net serait de trouver comment accéder à ces niveaux de réalité supérieurs. C’était tout l’objet de mes recherches mais je n’ai jamais rien trouvé de probant. C’est pour cela que j’ai écrit votre histoire : je me disais que cela m’inspirerait, que si je racontais le cheminement d’un homme qui recherche Le grimoire, cela me donnerait des idées à moi aussi. Et vous voilà maintenant… comment avez-vous fait pour arriver ici ?

Darogon resta songeur quelques secondes en essayant de se remémorer le combat avec les aganars, la mort de Pantor et sa soudaine compréhension.

— Je n’en sais rien, dit-il finalement. Je pense que c’est arrivé lorsque j’ai compris que ma réalité était Le grimoire. Le fait d’en prendre conscience serait-il suffisant ?

— Mais si c’était suffisant, alors pourquoi serions-nous encore là ? Et moi-même, pourquoi n’aurais-je pas déjà atteint mon niveau de réalité supérieur puisque j’ai pris conscience que Le grimoire était ma réalité depuis longtemps déjà ?

— J’étais aussi en danger de mort, remarqua Darogon. Peut-être que notre esprit doit être poussé dans ses derniers retranchements pour… franchir la barrière.

— Peut-être…

Il restèrent silencieux tous deux. Leurs pensées s’entrechoquaient, ils avaient eu une immense réponse à leurs questionnements métaphysiques, mais cette réponse apportait tellement plus de questions qu’ils en étaient comme abattus, assommés par le simple fait d’effleurer un univers qui les dépassait complètement. En même temps, ils avaient maintenant une certitude sur ce qu’il restait à faire : réussir à passer vers les réalités supérieures jusqu’à atteindre la réalité ultime, celle de la vie éternelle, en supposant qu’elle existe. Mais comment l’atteindre ?

— Ou peut-être, dit Darogon finalement, faut-il que le « Créateur » de votre réalité supérieure décide que vous le rejoigniez.

— Mais je n’ai pas décidé que vous viendriez ici, Darogon, fit remarquer Héloïse, vous avez vous-même constaté ma surprise. En fait, je ne pensais même pas à l’histoire que j’écrivais comme à une histoire vraie : si j’avais fini par vous faire trouver Le grimoire, vous seriez certes passé dans une autre réalité, mais toujours à l’intérieur de mon roman ! Comment se peut-il que je vous invente dans un univers fictif… mais que vous deveniez réel ?

— Je ne sais pas, ma demoiselle… mais peut-être les choses ne se passent-elles pas ainsi. Peut-être que vous ne m’avez pas inventé. Peut-être que les différents niveaux de réalités, les fictions imbriquées… peut-être que tout cela existe, de toute façon. Et lorsque que quelqu’un, dans une de ces réalités, écrit un livre ou imagine une histoire, peut-être que cette personne n’invente rien : peut-être que son esprit capte un écho, une intuition de ce qu’il se passe dans une réalité inférieure. Ce que nous appelons « inspiration » n’est peut-être rien de moins qu’une sensibilité aux autres niveaux de réalité. Peut-être nos fictions ne font-elles que documenter les réalités inférieures.

— Cela fait beaucoup de « peut-être »… mais je trouve votre théorie très intéressante, murmura Héloïse, fascinée. Il faudrait donc que quelqu’un, dans la réalité supérieure à la mienne, soit inspiré par mon histoire ? Est-ce que cela doit être la mienne ? Que se passe-t-il si nous vivons dans la fiction d’un autre personnage ? Si nous ne sommes que des personnages secondaires ? Et comment trouver le personnage principal ?

La porte de la salle de bain s’ouvrit et Steve en sortit, lavé et habillé. En voyant l’air perturbé qu’il avait sur le visage, Héloïse comprit qu’il avait entendu la plus grande partie de sa conversion métaphysique avec Darogon. Elle devait sans doute passer pour une folle, maintenant… non pas que l’opinion de Steve à son sujet fût d’une grande importance pour elle.

— Ça va mieux ? demanda-t-elle timidement.

— Ça va oui… tu sais qu’il est en train de saloper ton canapé avec son sang ? Enfin moi je dis ça…

— Tu ne dis rien, je sais, dit Héloïse en levant les yeux au ciel. D’autant plus que c’est de ta faute s’il saigne.

— Eh, je suis responsable pour l’épaule, pas pour tout ce qu’il a pu se prendre dans la tronche avant, protesta Steve. Bon, et si ça ne te dérange pas, je vais rentrer chez moi… On s’appelle ?

— C’est ça, dit Héloïse sans avoir la moindre intention de le rappeler. On s’appelle et on s’fait une bouffe. T’aimes la tartiflette ?

Steve ne releva pas l’ironie et récupéra sa veste dans la chambre. Puis il passa tout de même déposer un baiser sur la joue de Héloïse. Alors qu’il s’approchait de la porte d’entrée et allait en franchir le seuil, Héloïse l’interpella une dernière fois :

— Au fait… ton nez a l’air d’aller mieux.

Steve se tâta le visage et eut un air satisfait : son nez, étrangement, ne semblait pas garder de séquelle du coup de poing pourtant dévastateur de Darogon. Il se retourna en lui souriant avec son air charmeur qu’il maîtrisait et dont il jouait si bien.

— Ah tu sais, j’suis comme ça moi, je ne me laisse pas abattre par les petits bobos !

— Oui, murmura Héloïse d’un ton moqueur. T’es un vrai héros…

Steve ferma la porte derrière lui. Les yeux de Héloïse et de Darogon s’illuminèrent au même instant lorsqu’ils comprirent qu’une nouvelle pièce du puzzle venait de se mettre en place…

Conclusion

J’espère que la nouvelle vous a plu 🙂

Voici donc les résultats des tirages (mais vous en avez sans doute deviné la plupart) :

  • Le genre du personnage principal : homme

  • Son âge : 55

  • Le type de narrateur : omniscient

  • Le genre : Heroic Fantasy

  • Le ton : dramatique

  • Elle se passe dans le même univers que : Steve

  • La fin est plutôt : optimiste

Voilà, c’était très très drôle de devoir faire de l’heroic fantasy dans l’univers de Steve ! De toutes les combinaisons possibles, celle-ci était quand même vraiment stimulante et originale. Pour le ton, j’ai sans doute un peu dévié vers l’épique sur la deuxième partie, c’est vrai… Voici les mots que je devais caser dans le texte (je vous avoue que j’en ai appris quelques-uns au passage) :

  • pacha

  • fontinal

  • opinel

  • pétrichor

  • gecko

  • pédoncule

  • tartiflette

  • nivéal

Pour les phrases imposées, ce sont les premières de chaque chapitre, je vous laisse les relire si besoin. Et voici celles auxquelles vous avez échappé :

  • La crypto c’est rigolo.

  • Car savez-vous, Josiane, le camembert est un élément conducteur !

  • Je suis, mon cher ami, très heureux de te voir.

  • J’apprécie les fruits au sirop

Merci à tous ceux qui ont participé, c’était très marrant 🙂

Publié le 30 mars 2016 par Gee dans La plume

🛈 Si vous avez aimé cet article, vous pouvez le retrouver dans le livre L'Enfant sans bouche.

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