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Les Défavorisés

Publié le 22 août 2025 par Gee dans La plume

Couverture de la nouvelle Rock'n'roll

Nouvelle disponible ci-dessous ainsi que dans les formats suivants :

Couverture basée sur « La Liberté guidant le peuple » d'Eugène Delacroix.

Avant-propos

Alors voilà, comme souvent, je me suis rendu compte de l'approche du Ray's Day, jour de célébration de la lecture et des livres, au dernier moment… En fouillant dans ma liste de synopsis et d'idées de récits, je suis retombé sur ce projet datant, si j'en crois l'horodatage des fichiers, de septembre 2018.

Je me souviens très bien avoir eu l'idée générale un soir où j'essayais de m'endormir, et où j'ai ensuite été incapable de trouver le sommeil tant dérouler le fil de cette idée était excitant : transposer Les Misérables de Victor Hugo à l'époque moderne, et hors de Paris, en passant par les régions de France que j'ai moi-même traversées.

Mon projet, à l'époque, était d'en faire un ou plusieurs romans. Et puis, devant l'ampleur d'un tel projet, j'ai fini par ranger cela dans un coin de mon disque dur. Jusqu'à hier, où, sur un coup de tête, j'ai décidé d'écrire enfin cette adaptation des Misérables, mais sous forme d'une (longue) nouvelle.

J'y ai passé littéralement la journée d'hier, du petit matin jusqu'au soir, et j'ai même continué ce matin. Ça a été un véritable sprint d'écriture, et le résultat est à la fois ma plus longue nouvelle à ce jour (presque 16 000 mots, 70 pages sur la version PDF), et celle qui a été écrite le plus rapidement. Je ne vous cache pas que j'en suis ressorti assez épuisé, mais content du résultat.

Vous me pardonnerez les inévitables phôttes qui auront échappé à mes maigres relectures, le texte ayant encore une fois été produit dans l'urgence. Je corrigerai au fur et à mesure des retours qu'on m'en fera.

En vous souhaitant un excellent Ray's Day et une bonne lecture. Il va de soi que, si vous ne connaissez pas l'histoire des Misérables, ce texte contient de nombreux spoilers !

1. Jean Valjean

Notre histoire commence au cœur de l'Ariane, un quartier pauvre de Nice… ou plutôt, un quartier « défavorisé » comme il est préférable de dire si l'on ne veut pas être accusé de « faire de la politique ». L'Ariane est un de ces quartiers de barres d'immeubles comme il en existe des dizaines en France, surplombé par le viaduc du Paillon où passe l'autoroute A8.

Pour faire bonne figure, l'Ariane accueille le théâtre Lino Ventura : un temple de la culture qu'on avait implanté au milieu de ce quartier pauvre, comme on aurait planté un arbre au milieu du désert en espérant qu'une forêt y pousse. Hélas, l'osmose culturelle attendue n'a pas eu lieu, le quartier pauvre est resté pauvre et le désert demeure autour de l'arbre ; la petite bourgeoisie vient assister à des concerts, se gare dans un parking étroitement surveillé, passe rapidement devant les sombres halls d'immeubles, et rentre en hâte au centre-ville une fois le spectacle terminé.

C'est dans ce quartier que travaille Monsieur Myriel, un éducateur spécialisé, dans le Foyer Ciel Bleu. Lorsque notre histoire débute, il est en train de fumer une cigarette par la fenêtre du réfectoire, et ne prête qu'une attention distraite aux nouvelles que le présentateur débite dans le haut parleur de la radio : nous sommes en octobre 2001, et les États-Unis viennent d'attaquer l'Afghanistan. Un mois s'est écoulé depuis la chute des tours du World Trade Center de New York et le monde vient d'entrer avec violence dans le XXIe siècle.

Le soir tombe doucement sur la ville de Nice mais pour Monsieur Myriel, la journée est encore loin d'être terminée : les adolescents qui séjournent au Foyer Ciel Bleu, une Maison d'Enfance à Caractère Spécial – MECS selon le sigle aseptisé commun –, ne s'évaporent pas dans l'atmosphère après dix-sept heures. Pour l'instant, Myriel prend sa pause cigarette bien méritée, laissant à sa collègue Baptistine le soin de s'occuper des jeunes.

C'est pendant cette pause qu'un jeune homme décide de se présenter au foyer. Vingt-trois ans, la peau noire, grand, fin, les cheveux coupés ras. Un pauvre type un peu paumé comme on en croise tous les jours, avec un bagage lourd mais loin d'être exceptionnel. Une enfance à la Réunion dans une famille monoparentale, seul avec sa mère dans le quartier du Chaudron de Saint-Denis. Une adolescence malheureuse en métropole chez son oncle, sur la Côte d'Azur. De l'échec scolaire à l'isolement, il s'est peu à peu perdu dans la petite délinquance, jusqu'à la délinquance tout court.

En cet automne 2001, il sort de cinq années de prison au Centre pénitentiaire de Toulon-La Farlède pour le braquage d'une bijouterie. Il en avait pris dix, mais a bénéficié d'une liberté conditionnelle. Son nom est Jean Valjean, une facétie de sa mère qui trouvait cela très drôle de lui donner un nom qui commence comme il termine, à la manière d'Obi-Wan Kenobi. Jean lui, n'a jamais vraiment goûté la plaisanterie.

Être un jeune noir fraîchement relâché de prison n'est simple à aucun endroit de France, et certainement pas à Nice. Brouillé avec son oncle, fatigué de trouver portes closes partout où il tente de mettre les pieds, Jean s'est résolu à se rendre ici, au Foyer Ciel Bleu. Myriel a un principe : répondre à toute demande d'aide par une main tendue, autant que faire se peut. Il offre donc avec plaisir le gîte et le couvert à Valjean, même si celui-ci a largement dépassé l'âge limite pour se voir offrir une place de résident dans le centre.

Les deux hommes échangent des banalités, Myriel ne demandant volontairement pas de détails à Valjean sur son passé. Pour la conversation, il préfère lui changer les idées en évoquant des sujets plus futiles. Il lui raconte sa passion pour les vieux scooters, et lui montre avec fierté la Vespa rétro rouge qu'il a retapé quelques semaines plus tôt.

Lorsque vient l'heure du coucher, Myriel offre à Valjean la chambre qu'il utilise lorsqu'il est de garde, et va lui dormir sur le canapé de la salle de pause. Ce n'est pas la première fois que cela lui arrive, et il s'en accommode très bien.

Au milieu de la nuit, il est éveillé par le bruit d'un homme qui passe et d'une porte qui claque, mais fait mine de continuer à dormir. Il ne bronche pas en entendant un scooter démarrer et partir en trombe à l'extérieur du centre. En revanche, quand quelques minutes plus tard, on sonne à la porte du centre, il se lève et va ouvrir.

Ce sont deux policiers qui ont ramené Jean Valjean. Myriel les connait bien, ils patrouillent souvent à l'Ariane, et il lui arrive de négocier avec eux pour éviter des ennuis à un de ses jeunes, lorsque celui-ci s'est fait prendre à déconner dans le quartier.

— Bonsoir Monsieur Myriel. Excusez-nous de vous réveiller à une heure aussi tardive, mais on vient de cueillir ce monsieur avec votre scooter. On a reconnu votre Vespa tout de suite…

Valjean a le visage fermé, dur. Myriel fait un grand sourire, et dit :

— Ah Jean ! Mais je t'avais dit de ne pas oublier la carte grise ! Tiens !

Il lui tend le document. Valjean met un temps à comprendre, et lève lentement la main, hébété, pour le prendre. Les policiers sont dubitatifs :

— Vous… vous vous connaissez ?

— Bien sûr ! Jean est un ami. Je l'héberge en ce moment, et comme il a du mal à trouver le sommeil, je lui ai conseillé d'aller prendre l'air sur ma Vespa. Évidemment, cette tête de linotte a oublié les papiers du véhicule…

Les deux agents sont embarrassés mais désarçonnés par l'assurance de Myriel. L'un finit par dire :

— Euh, très bien. Eh bien, euh, oui, effectivement, n'oubliez pas de prendre vos papiers avec vous, c'est important en cas de contrôle.

Myriel continue de sourire. Valjean ne bouge pas d'un pouce, il reste tendu et mal à l'aise. Enfin, les policiers prennent congé, le laissant libre. Un ange passe. Le jeune réunionnais a encore du mal à réaliser ce qui vient de se passer. Il a été sauvé par l'homme qui l'avait accueilli, lui avait offert sa chambre… un homme dont il venait de dérober le bien le plus précieux ; un homme qui continue de le regarder avec indulgence, amabilité, dans la fraîcheur de cette nuit d'octobre.

Valjean, honteux, incapable de mettre des mots justes sur sa gratitude, murmure un :

— Merci… je vais y aller.

Il veut ensuite lui rendre la carte grise, mais Myriel repousse sa main et lui dit :

— Prends-la. Prends ma Vespa. Vends-la si tu veux : elle vaut une petite fortune. Avec l'argent, profites-en pour prendre un nouveau départ. Plus de conneries, plus de vols ou de petites combines. Tu peux être quelqu'un de bien, Jean. Alors fais-le. Sois quelqu'un de bien.

Malgré toutes les protestations de Jean, Myriel refuse de reprendre les clefs et les papiers du véhicule, et celui-ci finit par les ranger dans sa poche. En revanche, hors de question de reprendre la chambre de Myriel : il se dit qu'il n'y a qu'une certaine quantité de générosité qu'une personne peut recevoir avant de s'en trouver trop redevable, et qu'il avait déjà largement dépassé ce seuil.

Après avoir promis à Myriel de suivre ses conseils et de faire tout son possible pour mener une vie honnête, il prend alors congé, toujours confus par la tournure qu'ont pris les événements. Sans toit pour la nuit, et se sentant de toute façon incapable de dormir, il parcourt les rues de Nice sur la Vespa qui est maintenant légitimement la sienne…

Au petit matin, il finit par s'arrêter. Il se gare non loin de l'artêre principale de la ville, l'avenue Jean-Médecin, et va s'asseoir à une terrasse pour boire un café. Le soleil doux de l'automne se lève sur la ville, et tout est encore calme à cette heure-ci. L'ouverture des commerces a à peine débuté.

Alors qu'il sirote son café allongé avec plaisir, réfléchissant à ce qu'il va pouvoir faire pour honorer la promesse faite à Myriel, un grand fracas attire son attention. Des bruits de verre brisé retentissent dans la boutique attenante au petit café où il s'est installé.

Interloqué, Valjean se lève et s'approche de la vitrine. L'enseigne indique Bijouterie Gervais. Curieux, Valjean entre dans l'établissement. Là, un homme encagoulé pointe une arme de poing sur le bijoutier, qui se tient droit, les mains levées, derrière son comptoir. Un autre homme, encagoulé lui aussi, est en train de fracasser les vitres qui protègent les bijoux avec son propre pistolet, et il remplit son sac à dos de bracelets en or, colliers en argents…

En voyant Valjean entrer, l'individu semble hésiter à braquer son arme sur lui, mais laisse finalement échapper un petit rire en disant :

— Sers-toi mon pote, c'est open bar !

Sans réfléchir, Valjean se saisit alors lui aussi d'une poignée de bijoux et les fourre dans sa poche, sous le regard médusé du bijoutier. Ce dernier, profitant du fait que l'homme qui le menaçait d'une arme a momentanément tourné son attention vers Valjean, passe une main sous le comptoir.

Une alarme se met à hurler dans le magasin. Le premier braqueur sursaute et presse la détente. Le commerçant s'effondre derrière le comptoir. Les deux braqueurs filent sans demander leur reste.

Valjean reste un instant figé, réalisant avec horreur la gravité de la situation, remarquant un peu tard les caméras disposées au plafond de la bijouterie. Il est le seul identifiable. Complice d'un braquage. Sans doute d'un meurtre.

Il s'enfuit, récupère sa Vespa et roule en trombe à travers la métropole. Il ne s'arrête qu'après avoir atteint la périphérie. Assis par terre, dans le talus, il se prend le visage dans les mains.

— Merde, merde, merde…

En larmes, il sort les bijoux de sa poche. De dégoût pour ce qu'il vient de se passer, et aussi pour lui-même, il les jette au sol. Et, alors qu'au centre-ville, les bandes des caméras commencent à être visionnées par les forces de l'ordre, il se fait une promesse : cet écart sera le dernier. À partir de cet instant, il ne faillira plus à sa promesse à Myriel : il sera un homme vertueux et n'emploiera sa force et son énergie qu'à faire le bien autour de lui.

2. Fantine

L'année se termine doucement. Nous sommes à présent à Lyon, ou plutôt dans sa périphérie, sur le campus de Villeurbanne, à quelques jours de Noël. Huit jeunes gens – quatre étudiants et quatre étudiantes – fêtent la fin des cours dans un bar. Les garçons ont pour coutume de s'appeler par leurs noms de famille : Tholomyès, Listolier, Fameuil et Blachevelle. Chacun est accompagné de sa petite amie : Blachevelle sort avec une étudiante anglaise en échange et qu'il surnomme « Favourite » ; Listolier est en couple avec Dahlia ; Fameuil avec une certaine Joséphine, qu'il abrège en « Zéphine » ; Tholomyès lui, s'est épris de Fantine.

Fantine a tout juste dix-huit ans. Algérienne d'origine kabyle aux cheveux blonds frisés, elle est venue faire ses études en France et a rencontré son groupe d'amis par hasard, en emménageant dans la seule colocation suffisamment bon marché pour ses finances. Tholomyès est son premier petit ami. Elle ne l'a rencontré que quelques semaines plus tôt, mais elle en est déjà follement amoureuse.

La vie est belle, ce soir, dans ce bar où fourmillent des étudiants qui, le lendemain, repartiront réveillonner dans leurs familles respectives. Fantine, elle, restera là pour les vacances, un billet d'avion pour l'Algérie étant hors de ses moyens. Mais pour l'heure, elle fait la fête avec les autres. L'ambiance est euphorique, les conversations vont bon train et la bière coule à flot. Chacun et chacune parle de ses projets pour les vacances, et Fantine fait mine d'en avoir des tonnes, elle aussi. Elle a bien conscience d'être moins bien lotie mais s'efforce de se fondre dans la masse.

Depuis le début de la soirée, les quatre garçons font miroiter une surprise à leurs dulcinées. Ils rient lorsqu'elles tentent de deviner de quoi il retourne et ne manquent pas de se tromper allégrement.

— Si on vous le dit, ça n'est plus une surprise !

La soirée est déjà bien avancée lorsque le groupe décide qu'il est temps de rentrer. Après un dernier passage aux toilettes, les quatre filles rejoignent la table, mais les garçons sont déjà partis. Elles trouvent cela assez impoli, mais leurs compagnons ne sont pas vraiment réputés pour leur politesse…

Fantine remarque alors une note posée sur la table. Avec un mauvais pressentiment, elle l'attrape et la lit à voix haute pour ses amies. C'est une lettre des garçons : ceux-ci annoncent qu'ils sont déjà partis et ne reviendront pas. Ils entament en janvier un semestre en Erasmus dans des pays étrangers, et en profitent pour rompre avec elles quatre. Ils quittent aussi la colocation, leur laissant le soin de trouver quatre nouveaux colocataires ou de déménager.

Les trois amies de Fantine sont hors d'elles, et partent dans une conversation indignée. Les insultes envers les quatre loustics qui sont désormais leurs ex fusent. Elles sont plus en colère que tristes, car de leurs points de vue, il ne s'agissait de toute façon que d'amourettes passagères.

Fantine, en revanche, est dévastée. Pas seulement parce qu'elle redoute de ne jamais retrouver une colocation aussi peu chère, et qu'elle risque fort de se retrouver à la rue… mais aussi parce que Tholomyès n'était pas le seul à vouloir lui faire une surprise ce soir-là.

En pleurant, elle jette dans une poubelle le test de grossesse positif qu'elle venait d'utiliser dans les toilettes quelques minutes plus tôt.

Les craintes de Fantine se révèlent vite justifiées : le départ de Tholomyès et de sa bande de la colocation entraînent la rupture du bail. Il n'est pas facile pour elle de retrouver un logement. De petits boulots étudiants, elle finit par devoir travailler de plus en plus longtemps, négligeant ses études. Ses « amies » s'avèrent n'avoir pas plus d'attache avec elle que Tholomyès, et elle se retrouve peu à peu seule.

Quelques mois plus tard, elle met définitivement un terme à ses études. Elle donne naissance à une petite fille qu'elle appelle Euphrasie. Avec le bonheur de sa naissance vient aussi la douleur d'être rejetée par sa famille. Fantine survit à présent seule, dans un appartement miteux de la Duchère, composant tant bien que mal entre petits boulots, aides sociales et surtout privations.

À chaque fois qu'elle regarde sa fille, sa petite Cosette, comme elle l'appelle, elle ne peut s'empêcher de ressentir un vent de culpabilité : elle sait pertinemment qu'elle n'a pas les moyens de lui donner le cadre de vie qu'elle rêverait de lui offrir. Les jobs pourris qu'elle doit accepter, parfois à plusieurs heures de Lyon, l'obligent à constamment confier Cosette à l'un ou l'autre voisin. Et lorsqu'elle essaie de prendre le temps de rester avec elle, l'argent vient vite à manquer.

Nous sommes à présent en 2005. Un jour qu'elle est envoyée hors de la ville par son agence d'intérim, Fantine découvre avec angoisse qu'aucun des voisins avec lesquels elle a de bonnes relations n'est disponible pour garder Cosette. Ayant déjà fait faux fond à son employeur à plusieurs reprises, elle redoute qu'un nouveau manquement ne lui coûte sa place. Elle décide donc de prendre Cosette, qui n'a même pas trois ans, avec elle, et de s'organiser ensuite sur place.

Sa journée de travail doit se dérouler à Grenoble, et elle se rend à la gare de la Part-Dieu pour y prendre le TER qui l'y mènera. Alors qu'elle observe les panneaux pour chercher son numéro de voie, Cosette commence à jouer avec deux petites filles dans le hall. En se retournant, Fantine comprend qu'il s'agit des filles des propriétaires du petit bar PMU qui donne sur le hall de la gare.

Le barman fait un signe à Fantine, et celle-ci, sur une intuition, décide de lui demander s'il peut lui garder Cosette pour la journée. Ce dernier est d'abord réticent, mais Fantine insiste : voir sa petite jouer avec d'autres filles de son âge a quelque chose de rassurant. Le barman finit par accepter lorsque Fantine lui propose de l'argent contre cette faveur.

C'est une bonne partie de ce qu'elle va gagner cette journée qu'elle est obligée de verser au barman qui se présente à elle comme Monsieur Thénardier, mais elle n'a pas vraiment le choix.

En une heure et demi de TER, elle arrive à Grenoble, la ville au milieu des montagnes. Le temps est encore maussade pour un mois de mai. Toute la journée, elle pense à Cosette et aux deux petites filles, et ne peut s'empêcher d'imaginer les trois grandir ensemble. Le bar PMU ne paie pas de mine, mais il a l'air d'être un établissement ancien, bien installé, les propriétaires ont une situation stable, sûre. En plus de cela, ils ont déjà des enfants et savent visiblement s'en occuper, les deux petites filles ayant l'air épanouies et assez adorables.

Le soir venu, lorsque Fantine descend de son train, elle retourne chercher Cosette, et la trouve souriante, l'air plus heureuse qu'elle ne l'a jamais vue. Cela lui brise de cœur, mais sa décision est prise : elle demande à Thénardier de garder la petite à long terme, de l'élever et de l'éduquer avec ses propres filles. De longues discussions entre Fantine et le couple Thénardier s'ensuivent, discussions où il est principalement débattu d'argent, de tarifs, de pension. Au bout du compte, les Thénardier acceptent : Cosette vivra désormais chez eux, en échange de quoi Fantine enverra une généreuse pension alimentaire chaque mois.

C'est donc une affaire conclue, et après un adieu où elle s'efforce de ne pas pleurer devant sa fille qu'elle contemple alors pour la dernière fois, Fantine s'en retourne à son appartement lyonnais. Cosette, ne comprenant pas ce qui est en train d'arriver, retourne gaiement à l'intérieur du bar PMU. Elle ignore encore qu'une vie difficile s'y prépare pour elle…

3. Monsieur Madelaine

Par la suite, Fantine déménage à Grenoble : l'entreprise dans laquelle elle était allée faire de l'intérim lui a proposé un emploi avec une paie beaucoup plus correcte, et elle n'a pas pu refuser.

Cette entreprise est tenue par un certain Monsieur Madelaine, et c'est là un personnage sur lequel il est nécessaire de s'attarder un instant. En quelques années, il était passé d'illustre inconnu à bienfaiteur public et célébré dans toute l'agglomération grenobloise. Lorsqu'il était arrivé, quelques années plus tôt, il avait ouvert une petite usine de textile, avec l'ambition de réintroduire la production de vêtements dans le pays, surfant sur la vague du « made in France ». Il avait la particularité d'être très peu regardant sur le passé de celles et ceux qui postulaient pour travailler chez lui : il offrait du travail à toute personne compétente, motivée, sans distinction d'origine ou d'antécédents judiciaires.

Son entreprise était devenue florissante, et il avait même été le héros de la une du Dauphiné Libéré lorsqu'un jour, il avait sauvé un pauvre touriste qui venait de se faire écraser par une voiture. Avec une force prodigieuse, il avait soulevé la voiture à mains nues et avait permis que le pauvre vieux Fauchelevent – c'était son nom – fût rapidement conduit au CHU et sauvé.

Depuis, les gens le saluent souvent dans la rue. Il faut dire que Monsieur Madelaine se reconnait de loin : il est grand et a une forte carrure, la peau noire, des longs cheveux crépus et une barbe touffue, et porte souvent des lunettes de soleil, même par mauvais temps.

Au moment où nous reprenons le cours de notre histoire, nous sommes en 2009, et Monsieur Madelaine vient d'accéder à la position de maire de Fontaine, la ville de la banlieue ouest de Grenoble où son usine de textile est implantée. Il est au commissariat local où il doit déposer son dossier.

— C'est étrange, fait Madelaine avec un sourire malicieux adressé au policier en face de lui, qu'en devenant maire, je me trouve soudain traité comme un délinquant.

— Ah, fait l'agent, désolé m'sieur Madelaine, mais vous savez, ce sont les nouvelles lois sécuritaires, on doit s'y plier. Le gouvernement Fillon veut appliquer la tolérance zéro… Alors voilà, on est obligés de faire passer tous les dossiers des agents de la fonction publique par le système JAVERT.

— Le système JAVERT ?

— « Journal des Actes de Violences, Exactions, Récidives et Terrorisme ».

Monsieur Madelaine éclate de rire :

— Terrorisme ? Rien que ça !

Le policier rigole avec lui de bon cœur.

— Oui, oh… en vrai, c'est un fichier géant qui regroupe tout et n'importe quoi, du petit larcin à la fraude aux allocs…

Tout cela est décidément bien exagéré. Mais Monsieur Madelaine est un honnête homme, respectueux de la loi, et il se plie volontiers à l'exercice : photographies, données biométriques avec prise d'empreintes digitales…

Il prend ensuite congé du policier qui lui dit :

— Eh bien, c'est tout bon. Je vous libère. Moi, je vais déposer la clef USB au standard : ma collègue va ensuite croiser votre dossier avec la base JAVERT, nous aurons le compte-rendu dans la foulée. Il est sans doute inutile que vous attendiez là : j'imagine que vous n'avez pas posé de bombe dans votre jeunesse.

À nouveau, les deux hommes éclatent de rire.

— Donnez ! fait Madelaine en montrant la clef USB du doigt. Je passe devant le standard pour sortir du commissariat. Je leur dépose en passant.

Monsieur Madelaine est un homme convenable, le plus respectable et le plus respecté de la région. Il serait malvenu pour un petit agent administratif de commissariat de se méfier de lui, et celui-ci lui donne la clef USB avec confiance.

Oui, Monsieur Madelaine est un homme convenable. Lui-même sait qu'il n'y a aucune chance qu'on le confonde avec ce sale petit délinquant récidiviste de Jean Valjean, un complice de meurtre en cavale depuis des années.

Il sort du commissariat d'un pas assuré, en prenant soin de ranger la clef USB dans sa poche. Au lieu de se rendre à la mairie, il décide d'aller faire un tour dans son usine : occupé par sa campagne électorale, il a trop longtemps délaissé son travail de gérant, laissant le soin aux responsables de ligne d'assurer le bon fonctionnement de l'usine.

En entrant, il remarque une agitation inhabituelle. Se renseignant auprès de son équipe salariée, il apprend d'abord avec stupeur qu'une employée avait fait un abandon de poste six mois plus tôt, sans qu'il ne fût mis au courant ; ensuite, qu'un autre employé dit l'avoir croisée en ville, ce matin même, crâne rasé, l'air hagard.

Étrangement, Madame Victurnien, la responsable de ligne, a l'air de jubiler, et Monsieur Madelaine fronce les sourcils. Il s'était toujours félicité de la bonne ambiance qui régnait dans son usine, et se demande si de basses affaires ont échappé à sa vigilance.

Une autre employée lui dit à voix basse :

— Elle n'a jamais pu l'encadrer…

— Qui ? Madame Victurnien ?

— Oui ! Elle l'a toujours détestée, parce qu'elle était si belle avec ses beaux cheveux blonds frisés.

— Mais qui détestait-elle donc ?

— Fantine ! Celle qui est partie ! Il y a six mois, cette commère – pardon, Madame Victurnien – a fait courir une rumeur comme quoi Fantine avait abandonné une petite fille des années plus tôt.

— Une rumeur ?

L'employée hausse les épaules.

— Apparemment c'est vrai, mais peu importe. Fantine a fondu en larme, elle est partie et on ne l'a jamais revue. Dès le lendemain, Madame Victurnien a entamé une procédure de licenciement pour abandon de poste !

— Pourquoi n'ai-je pas mis été au courant ?

— Vous étiez occupé, et je pense que ça arrangeait Madame Victurnien de faire ça dans votre dos… euh, enfin, je ne voudrais pas mal parler d'elle, se reprend l'employée de peur d'en avoir trop dit.

Sur ces paroles, Madelaine gagne son bureau à grands pas, ne prenant même pas la peine de réprimander Victurnien malgré la sourde colère qui l'anime. Il retrouve le dossier de Fantine et reconnait, sur la photo, son beau visage et sa magnifique chevelure blonde. Il note le numéro de téléphone, ainsi que l'adresse à laquelle il se rend immédiatement. En bas de la rue, il croise une bande de paumés, le genre de types étranges qui vous font changer de trottoir quand vous les croisez. Il monte les étages et sonne à la porte, mais personne ne répond, et il redescend donc dans la rue pour composer le numéro de téléphone de Fantine.

C'est avec surprise qu'il entend une sonnerie de téléphone juste à côté de lui. L'un des « paumés » qu'il avait croisés s'avère être Fantine. Elle est méconnaissable : habillée d'une tenue beaucoup trop légère pour la saison, son visage autrefois si doux est creusé, elle a effectivement le crâne rasé, il lui manque quelques dents, et elle a un regard fou. Elle semble dans un état lamentable, frissonnant et jetant des regards paniqués autour d'elle.

— Vous ?! s'écrie-t-elle en reconnaissant Madelaine.

Elle se met à le traiter de tous les noms, explosant de fureur dans la rue. Les passants la regardent comme une bête de foire. Madelaine comprend qu'elle lui reproche le licenciement et il lui explique alors le fond de l'affaire. Épuisée, Fantine s'effondre dans ses bras.

La conduisant à l'hôpital, il comprend petit à petit qu'elle a sombré dans une funeste déchéance et a vécu dans le dénuement le plus total. Lorsqu'il l'a trouvée, elle était à bout de force, et son corps a fini par lâcher. Elle est prise en charge à l'hôpital, mais elle est à présent gravement malade et son état ne s'améliore pas.

Au cours de semaines qui suivent, Madelaine va régulièrement lui rendre visite. Fantine en profite pour lui raconter son histoire, et toutes les extrémités auxquelles elle a été conduite ces derniers mois, jusqu'à se prostituer et vendre ses cheveux et ses dents pour pouvoir envoyer la pension aux Thénardier.

Madelaine prend donc sur lui de continuer à envoyer la pension aux tuteurs de Cosette, en attendant que Fantine se remette et qu'il puisse la réintégrer dans son usine. Malheureusement, Fantine ne se remet pas. Les médecins finissent par annoncer à Madelaine qu'elle est en train de vivre ses derniers instants.

Sur son lit de mort, Fantine lui fait promettre d'aller chercher Cosette et de s'occuper d'elle. Celui-ci accepte lorsque Fantine rend son dernier souffle. Il reste avec elle dans la chambre un instant, serrant sa frêle petite main. Puis, dans un soupire, il quitte la pièce et prévient l'infirmier de garde que tout est terminé.

Il traverse le hall de l'hôpital pensivement, quand soudain le bruit des informations sur la télévision allumée dans la salle d'attente attire son attention.

— Et c'est donc une affaire vieille de presque huit ans qui vient sans doute d'être élucidée. Le système JAVERT a permis l'identification du meurtrier présumé du propriétaire de la Bijouterie Gervais de Nice, en cavale depuis des années. Un certain Champmathieu, arrêté pour un vol dans une épicerie, semble correspondre au signalement de l'époque et…

Avec une boule dans la gorge, le bienfaiteur de Grenoble comprend alors que l'aventure de Monsieur Madelaine s'arrête là. Dans sa poche, il tourne et retourne nerveusement la petite clef USB où le dossier avec ses empreintes digitales est stocké. Il sait pertinemment ce qu'il a à faire.

Aucun innocent ne sera emprisonné à sa place. Avec une dernière pensée pour la vie honnête qu'il a menée là pendant des années, Jean Valjean, la tête haute, se dirige vers le commissariat le plus proche pour y déposer les preuves de sa culpabilité, et affronter la justice.

4. Cosette

C'est une froide soirée de décembre. Le hasard du calendrier fait que nous sommes presque jour pour jour huit ans après la fameuse soirée dans le bar de Villeurbanne où la vie Fantine a basculé…

Dans le bar PMU de la gare de Lyon-Part-Dieu, la petite Cosette est en train de passer le balai. La vie saine que Fantine espérait lui offrir en la confiant à ces tenanciers n'a jamais vraiment existé… Derrière le comptoir, les deux Thénardier regardent la petite d'un air mauvais, prêts à lui passer un énième savon si elle oublie le moindre grain de poussière. À l'étage, les deux filles du couple, Éponine et Azelma, son tranquillement en train de jouer. Dans une chambre dort le petit dernier de la famille, un bébé du nom de Gavroche.

Le bar est quasiment vide. Il n'y a pas un bruit, à part celui de la radio où un présentateur égraine les nouvelles du jour :

— On apprend à l'instant la confirmation des autorités : Jean Valjean est déclaré mort, les recherches sont officiellement arrêtées. On rappelle les faits : quelques jours seulement après l'auto-inculpation surprise du suspect, le fourgon qui le transportait du commissariat à la Maison d'arrêt de Grenoble-Varces avait été impliqué dans un accident sur un pont au-dessus du Drac. Le détenu avait apparemment chuté dans le fleuve en portant secours à l'un des gardiens. Des recherches avaient été organisées, mais les chances de le retrouver vivant s'amenuisaient alors que…

— Bon débarras ! claque le père Thénardier. Une racaille de moins dans la nature.

Sa femme émet un grognement approbateur. Vers dix-neuf heures, Cosette est envoyée pour une « commission ». Elle sait ce que cela signifie : elle doit traverser la gare pour se rendre dans l'allée où on type bizarre lui remet un colis contre de l'argent.

Elle déteste cette tâche, parce que l'homme en question la met toujours mal à l'aise : il a le regard mauvais, une voix traînante, et s'amuse constamment à lui faire peur. Mais au moins, cela lui permet d'échapper au joug des Thénardier pour quelques instants, et de passer entre les boutiques illuminées de la gare. Devant la vitrine d'un grand magasin de jouets, elle ne peut s'empêcher de s'arrêter pour observer une jolie poupée, encore plus belle que les dizaines que possèdent Éponine et Azelma… et avec lesquelles elle a bien sûr interdiction de jouer.

Si la rencontre entre les trois petites avait été un bon moment, l'entente n'avait duré que le temps que les filles de Thénardier n'apprenne de leurs parents à devenir de vraies pestes pour Cosette.

Celle-ci sort de sa rêverie en remarquant un grand costaud qui semble l'observer à l'ombre des escaliers menant aux voies de train à l'étage supérieur. Il a une forte carrure, la peau sombre, des longs cheveux hirsutes et une barbe. Lui aussi est inquiétant, dans un style bien différent de l'homme qu'elle doit retrouver dans la fameuse allée. Pas malsain, juste… une impression de force et de dureté qui impressionne la petite.

Elle trace donc sa route et retrouve l'homme habituel qui prend l'argent confié par les Thénardier. Elle tend la main mais l'homme lève le colis qu'il doit lui remettre en l'air, hors d'atteinte des petits bras de Cosette.

— Hin ! Hin ! Hin ! Qu'est-ce qu'on dit ?

— S'il vous plaît, dit Cosette d'un ton boudeur.

— Tiens, attrape, lui lance-t-il en abaissant le paquet.

Mais à peine a-t-elle tendu les bras qu'il place à nouveau le colis hors d'atteinte, dans un grand éclat de rire. C'est à ce moment qu'une voix grave et profonde retentit derrière Cosette.

— C'est bon ? Vous avez fini de l'embêter ou vous comptez y passer la soirée ?

— T'as un problème, bamboula ? crache haineusement le sale type.

Cosette a alors à peine le temps de comprendre ce qui se passe. Le sale bonhomme se retrouve plaqué contre le mur. L'autre, à la grande carrure, celui qui l'observait devant la boutique, s'est rué sur lui et le maintien par la gorge.

— Maintenant tu files tes cigarettes de contrebande à la môme et tu tailles la route, murmure le colosse d'un ton sec et assuré.

— Aarrgh, ne peut que gargouiller l'autre.

Il lâche le colis que Cosette se dépêche de récupérer. Son sauveteur desserre alors son étreinte sur le petit trafiquant qui détale sans demander son reste. Il se retourne vers la petite et demande :

— Ça va ?

Elle hoche la tête en signe d'approbation mais n'ose pas dire un mot. Le grand bonhomme lui tend alors la main en disant :

— Viens. Je te raccompagne chez toi.

Tremblante, elle lui prend la main en silence et le suit. Elle sait qu'elle ne devrait pas faire confiance à un étranger, mais c'est la première fois de sa vie que quelqu'un prend sa défense. En passant dans la gare, le grand bonhomme s'arrête devant le magasin de jouets.

— Attends-moi là.

Quelques minutes plus tard, il ressort avec la fameuse poupée que Cosette désirait tant et lui donne. Cette fois, la petite laisse enfin entendre le son de sa voix !

— Oh merci ! Merci ! Merci monsieur !

— Tu peux m'appeler Jean. Toi, c'est Cosette, c'est bien ça ?

Elle opine du chef avec un grand sourire sur le visage. Valjean remarque, à la lumière des néons, qu'elle a les traits ingrats, les yeux creusés et le teint cireux. On voit à son expression qu'elle n'a pas l'habitude de sourire. Un air de pitié passe sur le visage de Valjean, mais il lui retourne son sourire et la reconduit chez les Thénardier.

Les deux affreux s'apprêtent à gronder la petite d'avoir mis autant de temps quand ils se rendent compte qu'elle tient une poupée à la main… et qu'elle est accompagnée d'un grand gugusse à l'air patibulaire !

— On est fermés, claque le père Thénardier. C'est vous qui avez donné la poupée à la petite ?

— Oui, pourquoi, ça pose un problème ?

— Oui, fait la mère Thénardier. De quoi on se mêle ? Elle l'a pas méritée, cette petite peste. File, toi ! crie-t-elle à Cosette qui va se réfugier derrière le comptoir sans demander son reste.

Valjean s'assied sur un des tabourets du comptoir en gardant son regard fixé sur les deux Thénardier, à travers ses lunettes noires. Derrière le couple de tenanciers, il observe les bouteilles d'alcool alignées là, et la décoration composée de ce qui doit être des photos de famille – dont Cosette est absente –, et de lieux familiers. Sur l'une, Valjean reconnaît la place Stanislas de Nancy, avec ses portes aux moulures dorées.

— On vous a dit que c'était fermé, fait la femme.

— Vous en avez marre de cette gamine ? demande Valjean.

— C'est fermé qu'on vous dit !

— Ouais, on a marre, répond le père Thénardier, c'est une petite emmerdeuse qui est incapable de faire ce qu'on lui demande !

— Eh bien vous allez être contents alors, dit Valjean avec un sourire, parce que je viens vous en débarrasser.

Un silence plombant s'abat dans le bar. Les Thénardier échangent un regard d'incompréhension.

— Je viens de la part de Fantine, précise Valjean. Elle vous remercie pour toutes ces années de bon et loyaux sévices… mmh, pardon, de bon et loyaux services bien sûr.

Son ton est plein de menaces et les Thénardier répriment tous deux un frisson.

— Mais elle voudrait récupérer la petite, à présent, poursuit Valjean.

— Mais, mais… fait le père Thénardier.

Valjean perçoit dans son regard la crainte que la confortable pension reçue chaque mois soit sur le point de s'envoler.

— Mais pourquoi elle vient pas la chercher elle-même ?

— Fantine a un… empêchement.

— Et qu'est-ce qui nous dit que vous venez vraiment de sa part ? grogne la mère Thénardier en croisant les bras d'un air antipathique.

Cette fois, Valjean s'accoude au comptoir et se penche vers elle avec un sourire espiègle.

— Rien. Il va falloir me croire sur parole.

Il se lève et se dirige vers Cosette. Pris d'un inhabituel sursaut de courage, le père Thénardier vient se placer devant lui et s'exclame :

— Pas question ! La petite reste ici ! Vous ne nous la prendrez pas !

Il fait une tête et demi de moins que Valjean qui, à nouveau, se penche vers l'autre et approche son visage à quelques centimètres du sien :

— Et qui va m'en empêcher ? Toi, peut-être ?

L'atmosphère est si épaisse qu'on pourrait y plonger un couteau. Pourtant, au-delà de la peur, c'est un étrange sentiment qui envahit Thénardier. Ce visage, ces traits… il jurerait. Non… pas le type de la télé ? Celui qui est censé être mort, noyé ?

Valjean tend la main à Cosette qui vient s'y pendre sans un instant d'hésitation. Il se détourne ensuite de Thénardier et se dirige vers la porte, la petite à la main. Il leur lance :

— Eh bien, adieu. Je vous dirais bien « au plaisir », mais j'ai toujours détesté l'hypocrisie.

Et comme ça, à quelques jours de Noël, le calvaire de Cosette dans le bar PMU des Thénardier prend fin. Celui de Valjean, en revanche, est loin d'être terminé.

Il soulève Cosette et la porte sur son bras pour aller plus vite. Il ne se fait pas d'illusions : le père Thénardier l'a reconnu, et il doit déjà être en train d'appeler la police. Des agents de sécurité sont postés en faction devant les deux entrées de la gare, il le sait, il les a vus en entrant. Il peut passer inaperçu dans la foule de Lyon-Part-Dieu, mais si les policiers sont alertés de sa potentielle présence, ce sera une autre paire de manche.

Dans les hauts-parleurs de la gare résonne alors une annonce : « Le train de nuit en provenance de Nice Ville, et à destination de Nancy, va entrer en gare voie F. »

En provenance de Nice, à destination de Nancy… Valjean n'est pas à proprement parler superstitieux, mais il ne peut s'empêcher d'y voir un signe : Nice, là où tout a commencé ; Nancy, dont il a aperçu une photo dans le bar des Thénardier. Il gravit les marches qui mènent à la voie et entre dans le train, emportant Cosette loin de Lyon, loin de son enfance misérable.

5. Les Jondrette

C'est donc à Nancy que se poursuit notre histoire. Valjean et Cosette trouvent un refuge par une sorte de petit miracle : il se trouve que Fauchelevent, le touriste que Valjean – alors Monsieur Madelaine – avait sauvé d'un accident de voiture à Grenoble, est concierge au lycée Henri Poincaré, en plein centre-ville de Nancy. Celui-ci accueille avec plaisir Valjean, à qui il doit la vie. Valjean lui fait le récit de ses péripéties, ainsi que celles de Fantine et de Cosette.

Fauchelevent décide alors de le faire passer pour son demi-frère, et celui-ci s'installe avec Cosette dans l'appartement de fonction du lycée. Il change à nouveau d'apparence, se rase la barbe, perd quelques kilos et abandonne ses lunettes noires. Il se fait désormais appeler Fauchelevent, et lui et Cosette passent alors des années tranquilles à Nancy. Il l'élève comme sa propre fille, et lui offre tout l'amour et la stabilité dont elle n'avait jamais pu profiter chez les Thénardier. La rumeur de la survie de Valjean s'éteint rapidement à Lyon.

Laissons donc ces deux-là couler d'heureuses années et intéressons-nous à présent à un jeune garçon habitant à l'autre bout de la ville, dans le quartier HLM du Haut-du-Lièvre. Ce garçon s'appelle Marius Pontmercy, et son existence jusque-là a été pour le moins mouvementée. Né sous X, il a été adopté par un couple d'hommes bien avant que les couples homoparentaux ne soient reconnus en France. En conséquence, seul l'un de ses deux pères était légalement reconnu comme tel. Lors de la mort accidentelle de celui-ci, Marius n'avait que deux ans, et ça avait été son grand-père, Monsieur Gillenormand, qui avait obtenu sa garde, le compagnon de son père décédé n'ayant aucun droit sur lui.

Gillenormand n'était pas un parangon d'ouverture d'esprit : c'était, en tout état de cause, un réactionnaire intransigeant pour qui laisser son petit fils être élevé par le compagnon de son défunt fils était hors de question. Un militant LGBT qui avait corrompu la chair de sa chair, et gauchiste par-dessus le marché ! Pendant toute l'enfance de Marius, il maintient donc celui-ci à l'écart du seul père qu'il lui reste. Lorsque Marius demande des informations sur ses parents, son grand-père ne fait que répéter qu'ils étaient des hommes infréquentables, aux mœurs légères, et avec des opinions politiques extrêmes et dépravées.

Lors de l'année des dix-huit ans de Marius, son second père tombe gravement malade : il appelle celui-ci à son chevet et, dans un moment de faiblesse, Gillenormand finit par céder, non sans avoir tergiversé pendant plusieurs semaines. Malheureusement pour Marius, ces semaines ont été de trop : lorsqu'il arrive à l'hôpital, son second père a déjà rendu son dernier souffle. Marius ne recueille de lui qu'une note, dans laquelle son père lui demande de tout faire pour aider un homme qui lui avait sauvé la vie lors d'une agression homophobe, des années plus tôt… un certain Thénardier.

Marius ne ressent que peu de chagrin pour la perte de ce père qu'il n'a pas plus connu que l'autre, mais sa curiosité est piquée : en retrouvant la trace d'anciens camarades de ses parents, il découvre qu'ils étaient des hommes droits, valeureux, et des pères aimants. Et alors même que son grand-père avait toujours prétendu qu'ils ne s'intéressaient pas à lui, Marius découvre même que son second père avait constamment tenté d'entrer en contact avec lui, envoyant des dizaines de lettres au fil des années… lettres qu'il n'avait bien sûr jamais reçues.

En apprenant la vérité, Marius ne peut s'empêcher de creuser plus loin : au contact des anciens camarades de ses parents, il se passionne pour les mouvements anarchistes, l'histoire des conquêtes sociales, des mouvements féministes, de la libération sexuelle… L'image de ses parents change du tout au tout, de dégénérés aux idées politiques dangereuses à héros des mouvements sociaux.

Gillenormand ne supporte pas de voir son fils se convertir à des idées qu'il qualifie d'extrême-gauche, et une violente altercation éclate entre eux deux, au terme de laquelle Marius quitte le domicile en claquant la porte. Le grand-père, furieux, lui coupe les vivres.

À la rentrée de septembre 2018, Marius, élève brillant, entre en classes préparatoires scientifiques. Il survit par les aides sociales et par quelques cours particuliers, des cours de maths qu'il donne à des collégiens en difficulté, et qui lui permettent tant bien que mal de payer le loyer de la petite studette en HLM qu'il occupe donc seul.

C'est dans ce HLM qu'il fait la connaissance de la famille Jondrette, ses voisins directs : un couple assez brut de décoffrage avec trois enfants, deux adolescentes et un jeune garçon. Il les voit régulièrement mendier au centre-ville. Il ne les juge pas : dans la précarité, chaque personne fait de son mieux, comme elle le peut.

Le garçon des Jondrette, Gavroche, semble déjà avoir pris son indépendance et zone souvent seul, à faire les quatre cents coups dans la ville, alors qu'il n'a même pas dix ans. L'aînée des deux filles, Éponine, tombe très vite amoureuse de Marius, mais celui-ci a, malheureusement pour elle, déjà jeté son dévolu sur une autre.

Car Marius suit ses cours de prépa au lycée Henri Poincaré, et c'est notre Cosette qu'il a rencontré au détour d'un couloir et dont il s'est épris. Cosette a bien grandi, elle est en terminale à présent, et la petite fille apeurée au teint cireux et aux traits ingrats s'est métamorphosée en une charmante jeune femme, les yeux brillants, rieurs, de jolis cheveux blonds qui rappellent toujours à Valjean ceux de Fantine.

Marius et Cosette ont très vite sympathisé. Une sympathie qui s'est assez vite transformée en flirt, puis en amourette. On voit souvent ces deux-là, comme tant d'autres, s'enlacer et s'embrasser dans les couloirs du lycée, sous les regards indulgents des professeurs qui repensent avec nostalgie à leurs propres jeunes années…

Le bonheur des uns fait, comme souvent, le malheur des autres, et si Éponine ne sait pas encore que l'élu de son cœur est avec une autre, Valjean, en revanche, voit d'un très mauvais œil la relation de sa fille adoptive avec cet inconnu. Pendant toutes ces années, il a réussi à garder sa véritable identité secrète. Au départ à la retraite de Fauchelevent – le vrai ! – il a pris sa suite comme concierge. Plus personne ne l'a jamais inquiété ou n'a fait le rapprochement avec Jean Valjean, le fameux malfrat qui a trompé son monde pendant des années sous l'identité de Monsieur Madelaine, le maire de Fontaine.

Pourtant, il sait pertinemment que l'épée de Damoclès est toujours là, au-dessus de sa tête. Le système JAVERT se renforce d'année en année : les gouvernements passent, et chacun y va de sa petite loi sécuritaire, anti-terroriste, etc. La vague d'attentats subies par la France les années précédentes – Charlie Hebdo, le Bataclan, la Promenade des Anglais à Nice – n'ont rien arrangé. La vidéosurveillance se développe, on évoque son raccordement direct au fichier JAVERT, avec reconnaissance faciale intégrée.

De fait, lorsque la relation entre Cosette et Marius semble devenir plus sérieuse – aussi sérieuse qu'elle puisse l'être à un si jeune âge –, Valjean prend peur : il ne veut pas risquer qu'elle raconte son histoire à Marius, les risques que son identité secrète finisse par être connue sont trop grands. Il décide donc de fuir, et d'emmener Cosette avec lui.

La jeune fille proteste et hurle de colère. C'est la toute première dispute d'importance entre Valjean et elle, et elle dure toute une soirée. Finalement Valjean obtient gain de cause : Cosette sait qu'elle lui doit tout, et qu'il a toutes les raisons d'être prudent, et elle finit par céder, la mort dans l'âme.

Lorsque Marius arrive au lycée le lendemain, Cosette n'est pas là. Une rumeur dit que le concierge est parti. Inquiet, il appelle sur le portable de Cosette, mais elle ne répond pas. Les jours passent, bientôt les semaines, et Marius appelle chaque jour, sans arriver à avoir la moindre nouvelle.

Petit à petit, il se fait à l'idée qu'il a perdu Cosette pour toujours, et s'effondre dans sa petite studette, en haut de sa barre HLM. Jusqu'à un jour, quelques semaines plus tard, où le destin prend un drôle de tour. En rentrant du lycée, Marius croise Éponine dans le hall de l'immeuble. Celle-ci, comme à son habitude, lui fait les yeux doux et lui parle d'une voix mielleuse :

— Coucou Marius. Belle journée, hein ?

— Mmh mmh, répond-il d'un air sombre.

— Pour moi en tout cas elle est belle, rigole Éponine. Et tu sais pourquoi ?

Marius se retient de pousser un soupir agacé. Éponine a toujours été gentille avec lui, c'est une chouette fille. Il n'a aucune raison d'être froid avec elle. Il a deviné qu'il lui plaisait : il n'est pas intéressé, mais elle ne mérite pas pour autant qu'il l'envoie balader.

— Non, Éponine, dit-il en forçant un sourire et un ton aimable. Qu'est-ce qu'il t'arrive de beau, aujourd'hui ?

— Papa et maman ont trouvé un bienfaiteur, fait-elle en riant. Un généreux monsieur qui les a pris en pitié lorsqu'ils mendiaient sur la place Thiers !

Marius est toujours décontenancé par la décontraction avec laquelle elle évoque l'extrême précarité de sa famille.

— Il vient tout à l'heure ! ajoute-t-elle d'un air excité. Papa dit qu'il voudrait nous donner de l'argent ! Beaucoup d'argent !

Avec un autre sourire forcé, Marius répond :

— C'est super, Éponine. Vraiment. Je suis content pour vous. On a besoin de plus de gens généreux comme ça.

— On a besoin de plus d'argent, surtout ! rigole Éponine.

Marius se joint à son rire un instant et prend congé. Il monte les étages et rentre chez lui. Il se sert un verre d'eau en se demandant, vaguement intéressé, quel énergumène est donc prêt à balancer ses sous aux premiers défavorisés qu'il croise…

Alors qu'il boit son verre en regardant distraitement par la fenêtre de son appartement, il remarque soudain une silhouette qui lui rappelle quelque chose. En y regardant de plus près, il pousse une exclamation de surprise : c'est le concierge, Fauchelevent ! Mais que fait-il donc là ?

Il suit du regard ce gros bonhomme qui entre dans son immeuble. Quelques minutes plus tard, il entend… non, il ne rêve pas ! Fauchelevent est dans le couloir, juste derrière sa porte ! Il voit son visage passer devant le judas. Mais alors qu'il s'attendait à ce que Fauchelevent sonne chez lui – pour qui d'autre pourrait-il être venu à part le petit copain de sa fille ? – Fauchelevent passe la porte d'à côté, chez les Jondrette.

Alors qu'il disparaît dans l'appartement des voisins, Marius a un instant d'incompréhension. Pourquoi l'ancien concierge du lycée se rend chez un couple de mendiants ? Il percute soudain : c'est donc lui, le fameux bienfaiteur des Jondrette ? Mais… pourquoi ? Comment ?

Marius a trop de questions sans réponse, et décide de découvrir le fond de l'affaire. Pour cela, il peut compter sur la vétusté des logements : les murs sont aussi épais que des feuilles de papier toilette, et on entend en permanence les conversations des voisins… en général, pas suffisamment pour que le bruit soit intelligible, mais Marius colle son oreille contre un mur et arrive à suivre la conversation.

— Donc, vous vous proposez de payer notre loyer pour quelques mois ?

C'est la voix du père Jondrette. Marius entend Fauchelevent répondre :

— Le temps que vous vous retourniez.

— Pourquoi vous feriez ça ?

— Je donne régulièrement à des gens dans le besoin. J'ai plus d'argent que nécessaire et je préfère m'en servir pour aider les autres.

— Comme c'est touchant.

Le ton de Jondrette est étrange : Marius se serait attendu à entendre de la gratitude, mais c'est un tout autre sentiment qui transparaît… une colère… presque une haine.

Fauchelevent ne répond pas.

— Tu ne nous as même pas reconnus, hein ? fait alors Jondrette.

Soudain, des bruits de lutte résonnent dans la pièce. Marius ouvre de grands yeux. Qu'est-ce qu'il se passe ?

Il se souvient alors d'un endroit, dans la salle de bains, où une fissure du mur permet d'entrapercevoir le salon des Jondrette. Il ne s'en sert évidemment jamais, n'ayant pas pour passe-temps d'espionner ses semblables, et il s'était juré de la colmater mais… bref, Marius se rue dans la salle de bain et colle son œil contre la fissure.

La scène qu'il observe est hallucinante : Fauchelevent est maintenant ligoté sur une chaise, le visage en sang. Il a vraisemblablement été frappé et maîtrisé par les Jondrette qui sont tous décoiffés et ont le souffle court.

— Tu me reconnais maintenant, Valjean, hein ? éructe Jondrette en respirant comme un buffle. Tu reconnais les pauvres gens que tu as volés à Lyon, il y a toutes ces années ?

Valjean ? se demande Marius. Pas Fauchelevent ?

Sans laisser le temps à l'autre de répondre, Jondrette lui envoie un violent coup de poing en plein visage, faisant basculer le pauvre à la renverse, toujours attaché à sa chaise.

Merde, pense alors Marius, il va le tuer !

Il envisage un instant d'intervenir. Mais le père Jondrette est une grosse brute, ils sont quatre dans l'appartement – Gavroche est absent – et Marius n'a rien d'un athlète… Il serait maîtrisé en deux temps trois mouvements.

Il décide alors d'appeler la police. À voix basse, il explique la situation, précise bien le caractère violent, les coups, le sang… et la présence de deux mineurs sur les lieux, pour bien faire passer le message sur l'urgence de la situation. On l'informe qu'une patrouille est en route et l'appel se termine.

Marius reporte son attention sur le salon des Jondrette. La discussion se poursuit plusieurs minutes, et fait référence à un fameux vol dont Marius ne connait pas la teneur :

— On va récupérer notre dû, fait Jondrette à Fauchelevent/Valjean qu'on a remis en position assise. Ah comme ça, tu as plus d'argent que nécessaire, hein ? Très bien. On veut tout.

— Et vous vous imaginez que je vais m'exécuter ?

La vieille Jondrette pousse un rire aigu :

— Parce que tu te crois en position de négocier, salopard ? Si tu ne nous aides pas, on pourra toujours s'en prendre à ta précieuse petite Cosette ! On verra si tu ne cèdes pas quand c'est elle qui prend les coups.

Et Jondrette envoie un nouveau coup de poing à Valjean, dans le ventre cette fois.

Marius est furieux et a soudain une violente envie d'en découdre avec les Jondrette : ils menacent de s'en prendre à Cosette ! C'est alors que Valjean déclare :

— Tu ne la trouveras jamais, Thénardier… tu veux me tabasser toute la nuit ? Vas-y. Mais tu perds ton temps.

Thénardier ? Cette fois, Marius tombe de surprise, les fesses par terre. Assis sur le carrelage froid de la salle de bain, il essaie d'assimiler ce qu'il vient d'apprendre. C'est Jondrette ! C'est lui, le fameux Thénardier ! Vraiment ? Lui ? Celui qui avait sauvé son père d'une agression ? Celui que Marius est censé aider autant que possible, comme son père le lui avait demandé sur son lit de mort ?

Marius se sent alors tenaillé par un cruel dilemme : il vient de dénoncer à la police le bienfaiteur de son père ; mais d'un autre côté, cet homme est en train de torturer le père de l'élue de son cœur, un brave concierge qui – en plus ! – comptait aider les Jondrette.

Marius se prend la tête entre les mains, déboussolé. Derrière le mur, la joute verbale entre Valjean et les Jondrette se poursuit. De temps à autre, le bruit d'un coup résonne. Enfin, Marius se lève. Il sait ce qu'il a à faire. Il traverse la pièce de sa studette au pas de course, pose la main sur la poignée de la porte et…

— POLICE ! PAS UN GESTE !

La porte de l'appartement des Jondrette vient de s'ouvrir d'un coup, et à l'intérieur, c'est le chaos. Les policiers se saisissent du père Jondrette et libèrent Valjean. La mère beugle et donne des coups rageur aux policiers qui plaquent son mari au sol. Les agents qui avaient libéré Valjean se jettent sur elle, provoquant les hurlements sur-aigus d'Éponine et Azelma. Valjean, lui, en profite pour s'éclipser, échappant momentanément au regard des policiers.

Lorsque, plus tard dans la soirée, Marius fait sa déposition au commissariat, il ne peut s'empêcher de remarquer que la policière en face de lui semble plus intéressée par le profil de la victime – Fauchelevent/Valjean – que par celui des criminels. Dans les lunettes de l'agente, Marius voit l'écran de l'ordinateur se refléter, l'interface de JAVERT ouverte en plein écran.

Sur une étrange intuition, il décide de ne pas révéler les noms Valjean ou Fauchelevent, et de taire le fait qu'il connaissait l'homme en question. Il rentre chez lui, décontenancé par cette journée décidément très étrange. Sur le seuil, il tombe sur Gavroche qui découvre l'appartement vide.

— Je pense qu'ils sont tous en prison, petit, fait Marius en lui posant une main sur l'épaule, désolé…

6. Marius & Cosette

Les mois ont passé, et Marius a quitté le HLM en entamant sa deuxième année de prépa. Courfeyrac, un ami de sa classe, lui a proposé de rejoindre sa colocation, pour un loyer défiant toute concurrence. Marius a accepté avec plaisir, la charge de travail de prépa étant peu compatible avec le nombre de cours qu'il devait donner à côté pour subvenir à ses besoins. Ils vivent depuis avec un troisième larron, Enjolras, étudiant en fac de sociologie.

À leurs côtés, Marius se politise encore un peu plus. Enjolras est particulièrement enflammé lorsque vient sur la table le sujet des contestations sociales. Pourtant, lorsqu'au mois de novembre 2018 éclate le mouvement des Gilets Jaunes, Marius ne se sent que peu concerné. Il se languit toujours de Cosette, et n'a jamais retrouvé la trace de Valjean depuis l'affaire du guet-apens chez les Jondrette. Il les soupçonne d'avoir quitté la région…

En cela, Marius se trompe lourdement : Valjean et Cosette sont toujours dans l'agglomération, et ont déménagé près du campus de Brabois, en périphérie. Cosette elle aussi se languit de Marius, mais elle a peu à peu pardonné à son père leur nouvelle fuite. Leurs relations sont redevenues cordiales, bien que sans doute un peu plus occasionnellement conflictuelles qu'auparavant. Malgré tout, c'est une vie tranquille et plutôt sereine que Cosette et Jean Valjean mènent depuis plusieurs mois, en dépit de l'agression violente dont a été victime ce dernier et dont nous avons déjà parlé.

Mais Valjean sait que son bonheur ne tient qu'à un fil, et pas seulement à cause du ressentiment de Cosette pour l'affaire Marius. Un soir où Cosette et lui regardent tranquillement les informations de France 3 Grand Est à la télé, affalés sur le canapé, les images de l'arrestation musclée de gilets jaunes sont ponctuées par un « bien fait ! » de la part de Cosette. Valjean hausse un sourcil :

— Pourquoi tu dis ça ?

— Ce sont des casseurs ! Les délinquants, il faut les mettre en prison, c'est tout ce qu'ils méritent ! Tu ne penses pas ?

Valjean déglutit avec difficulté. Oh bien sûr, il a déjà expliqué à Cosette qu'il était un fugitif, et que c'était pour cela qu'ils devaient rester prudents. Mais elle ne sait pas… tout. La complicité du meurtre du bijoutier, par exemple. Ou les braquages précédents. Si elle savait… arriverait-elle à continuer à le regarder en face ? Aurait-elle honte de son père ?

— C'est plus compliqué que ça, fait Valjean d'un ton sage. Tu ne vois que les images qu'on veut bien te montrer. Et il faut considérer le contexte, car nous sommes engagés dans une voie qui ne sent pas bon… On parle d'instaurer un crédit social au système JAVERT, pour noter si une personne est vertueuse ou non et la juger automatiquement. Il semble que nous nagerons bientôt en pleine dystopie…

— Mais tu ne penses pas que les casseurs devraient aller en prison ?

— Moi aussi, je suis censé être en prison, fait doucement Valjean.

— Oui mais toi, c'est pas pareil.

Il soupire et murmure :

— Non… c'est pas pareil…

Si Cosette avait regardé l'écran à ce moment-là, elle aurait peut-être aperçu le visage de Marius dans la foule parée de gilets jaunes qui y apparaissait. Enjolras avait fini par convaincre ses deux colocataires d'aller « faire un tour sur les ronds-points », comme il l'avait dit.

Arrivé sur place, il est enchanté :

— Voilà ! s'exclame-t-il devant un Marius un peu boudeur. C'est ça, la vraie contestation populaire ! Z'êtes mignons les gars, avec vos Nuit debout et machin-chose. Mais là ça pète ! Là, ça commence à baliser à l'Élysée, c'est moi qui vous le dis ! MACRON DÉMISSION ! hurle-t-il en laissant à peine le temps à Marius et Courfeyrac de se boucher les oreilles.

Tous les autres gilets jaunes crient « OUAAAAIS ! » en cœur, certain levant des gobelets comme pour trinquer.

— N'empêche que pardon, fait Marius, mais en populo, on a fait mieux que deux étudiants en prépa scientifique et un mec en socio.

— De quoi tu parles ? rigole Enjolras. T'étais pas en HLM, y'a pas si longtemps ? T'as pas besoin de diplôme de prolo mon vieux, t'en es un !

Et il le serre dans ses bras avec grand rire. Marius ne peut s'empêcher de sourire. Il a perdu son amour, mais gagné deux bons copains. Ça n'est pas vraiment ce dont il avait rêvé, mais c'est déjà ça. L'ambiance est bon enfant sur le rond-point, un barbecue grille en plein milieu. Les températures lorraines sont glaciales en cette soirée de novembre, mais les gens se tiennent chaud, au corps et au cœur.

— Ma… Marius ?

Une voix connue. Frêle, peu assurée. Marius se retourne. C'est Éponine qui se tient là, devant lui.

— Oh. Salut.

Elle saute de joie en le reconnaissant. Elle lui raconte tout : le guet-apens de Valjean, l'intervention de la police, la garde à vue, ses parents en prison… bien entendu, elle ignore que c'est Marius lui-même qui avait appelé les forces de l'ordre !

— Ah-là-là, fait-elle d'un ton nonchalant. Enfin voilà, c'est moi la cheffe de famille maintenant. Remarque, Gavroche n'est jamais là, c'est surtout Azelma dont je dois m'occuper… On va rendre visite à nos parents toutes les semaines. Papa fait toujours la tronche, et maman ne dit pas grand-chose.

— Ça doit pas être facile.

— Non… répond-elle d'un air absent.

Puis elle se fend d'un sourire :

— Mais quand ils vont savoir ce que j'ai découvert, ils vont être aux anges ! J'ai retrouvé Valjean !

Le cœur de Marius fait un saut périlleux dans sa poitrine.

— De… de quoi ?

À ce moment, un chant retentit sur le rond-point :

— ON EST LÀÀÀ ! ON EST LÀÀÀÀÀ ! MÊME SI MACRON NE VEUT PAS, NOUS ON EST LÀÀÀÀÀ ! POUR L'HONNEUR DES TRAVAILLEURS ET POUR UN MONDE MEILLEUR, MÊME SI MACRON NE VEUT PAS, NOUS ON EST LÀÀÀÀÀ !

Marius attire Éponine à l'écart et dit :

— Où il est ?

— Qui ?

— Valjean ! Et sa fille, Cosette, il est avec sa fille, hein ?

Éponine rigole d'un air joyeux :

— C'est même pas sa vraie fille !

Vu la différence de couleur de peau, Marius s'en était un peu douté, mais il ne fait aucune remarque.

— Éponine, c'est très important pour moi.

La stratégie le fait se sentir merdeux, mais il décide de jouer la corde sensible :

— Si tu m'aides à les retrouver, ça me ferait vraiment plaisir.

Éponine a les yeux qui brillent :

— Vraiment plaisir ?

— Extrêmement.

Elle est encore éprise de lui, il le sait et s'en sert, mais range sa culpabilité dans un coin de son âme. Lorsqu'il prend congé d'Éponine, il tient dans sa main un papier sur lequel est inscrite l'adresse de Cosette. Il est rayonnant en rejoignant Enjolras et Courfeyrac sur le rond-point. Ses amis mettent cela sur le compte l'ambiance de fête qui règne, là, ce soir de mobilisation…

Dès le lendemain, Marius file à l'adresse indiquée. Il reste à distance, de peur de tomber sur Valjean. Lorsque Cosette passe le pas de la porte, son cœur s'emballe. Il la suit un moment, toujours à distance : elle prend la direction du campus de Brabois. Lorsqu'il s'estime à une distance suffisante pour ne pas risquer une rencontre fortuite avec son père, il la rattrape :

— Cosette !

Le visage de Cosette s'éclaire d'un sourire radieux lorsqu'elle se retourne et reconnait Marius. Elle se jette dans ses bras. Les deux amoureux sont aux anges et se retrouvent comme si ce n'était pas des mois mais quelques heures qui s'étaient écoulées depuis leur dernière rencontre.

— Alors comme ça, tu es étudiante aussi à présent ?

— Oui, m'sieur, dit Cosette en riant. J'ai eu mon bac. Avec mention !

— Impressionnant, dit Marius en riant aussi. Médecine ?

— Pharma !

Tous deux marchent sur le campus en se tenant la main, et rattrapent le temps perdu en se racontant leurs longs mois passés l'un sans l'autre. Marius l'embrasse tendrement en la laissant sur le seuil de la faculté, et redescend, joyeux, dans le centre-ville.

Leur idylle se poursuit tranquillement les mois suivants, au nez et à la barbe de Jean Valjean, qui est juste soulagé de voir Cosette à nouveau heureuse, s'imaginant que ce sont ses propres attentions à son égard qui en sont la cause. Les mois passent, l'hiver laisse place au printemps. Le mouvement des Gilets Jaunes continue un temps, mais Marius y participe beaucoup moins. Enjolras le taquine souvent en lui faisant remarquer que si tous les révolutionnaires désertaient dès qu'ils rencontraient une jolie fille, peu de révolutions seraient couronnées de succès. Marius se retient de lui faire remarquer que peu de révolutions étaient couronnées de succès, de toute façon.

Éponine, de son côté, n'a pas revu Marius, mais a bel et bien annoncé sa découverte à son père. Celui-ci, avec l'aide de son roublard de fils, Gavroche, organise son évasion et, une fois libre, prépare patiemment sa vengeance. Un soir, Éponine, Gavroche et lui-même rôdent dans le quartier où habitent Valjean et Cosette.

Deux silhouettes arrivent au bout de la rue. Le père Thénardier plisse les yeux et, avec un sourire carnassier, s'exclame :

— Même c'est-y pas la petite Cosette, avec un bellâtre ! Ce sera la première à payer…

Il sort de sa cachette, un couteau à la main. Mais à ce moment-là, Éponine reconnait Marius au bras de Cosette. Dans un hurlement, elle vient s'interposer devant son père :

— NOOON !

— Bouge de là, Éponine !

Cosette et Marius sont abasourdis et ne comprennent pas. Mais Marius reconnaît Éponine et Thénardier ; Cosette, elle, a assez vu ces petits yeux cruels braqués sur elle, et le prénom « Éponine » résonne dans sa tête comme un lointain souvenir douloureux…

— M'sieur Thénardier ? fait-elle timidement.

— Toi… murmure celui-ci. Tu vas payer pour ton père.

— NON ! claque Éponine en repoussant le père Thénardier.

— T'es pas dingue non ? Pousse-toi, idiote !

— Si tu approches encore, je hurle et j'alerte tout le quartier. Un évadé de prison qui agresse des étudiants au couteau… tu penses que la police arriva en combien de temps ?

Thénardier peste et pousse un juron. Puis il se tourne vers Gavroche, qui se tient là, nonchalant, les mains dans les poches.

— Tu veux pas m'aider un peu, toi ?

Le petit se cure le nez d'un air peu intéressé, regarde alternativement son père avec le couteau, Marius et Cosette apeuré, et Éponine dressée comme un rempart devant les deux amants. Il hausse les épaules, renifle et dit :

— Nan. M'avez tous saoulé, moi j'me casse de là. Tchao, les nazes.

Et il file sans demander son reste. Thénardier lui envoie un flopée d'insulte, puis se retourne vers Éponine. Celle-ci a toujours un air déterminé sur le visage, prête à hurler. Thénardier hésite encore un instant, puis laisse tomber son couteau au sol en levant les mains, et laisse échapper une exclamation écœurée :

— Voilà, t'as gagné ! Fille indigne.

— Fous le camp, papa.

— T'avises pas de venir me voir quand t'auras besoin de thunes, petite ingrate !

Et il tourne les talons et disparaît dans la nuit. Éponine relâche ses épaules et se détend. Elle se retourne vers Marius et Cosette, qui tremblent encore un peu. Les deux bredouillent un :

— Merci Éponine…

Un silence s'installe. Pas un silence inconfortable, plutôt un silence nécessaire. Nécessaire parce qu'il y aurait trop de chose à se dire, trop de passé à remuer, et qu'il est plus simple de laisser passer un temps à se faire comprendre les choses sans dire un mot.

Éponine regarde Marius, son amour, au bras de Cosette, la petite souffre douleur de la famille que, petite, elle ne laissait pas jouer avec ses poupées. Dans une pensée sarcastique et amère, elle se demande si c'est là ce qu'on appelle le karma… Elle a quelques larmes dans les yeux, mais fait quand même un sourire à Marius. Elle murmure :

— J'imagine qu'on ne choisit pas sa famille…

— Non, dit Marius avec une pensée fugace pour son grand-père, vraiment pas.

Éponine essuie une larme avec sa manche. Elle voudrait s'excuser auprès de Cosette mais les mots restent coincés dans sa gorge. Alors elle dit simplement :

— À une prochaine fois.

Et s'en va, elle aussi, disparaître dans la nuit, suivant un autre chemin que celui de son père.

7. Gavroche

Lorsque Jean Valjean rentre à son domicile ce soir-là, ce n'est pas Cosette qui est la plus bouleversée mais lui :

— Cette fois, le système JAVERT m'a repéré ! s'exclame-t-il alors qu'il a à peine passé le pas de la porte.

— Tu es parano, papa. Attends une seconde, il faut que je te raconte…

— Non non non, ils ont installé des nouvelles caméras en ville… des caméras intelligentes, avec reconnaissance faciale et tout le tintouin. Je suis grillé, c'est sûr. Il faut qu'on parte d'ici, vite, pour un coin plus rural, sans caméra. J'ai été filmé des dizaines de fois cet après-midi, ce sera un miracle s'ils n'ont pas déjà…

Il jette un regard par la fenêtre.

— Fais tes affaires, nous partons.

— Non papa ! Pas cette fois !

— Pourquoi ?

Il se retourne avec suspicion. Cosette bredouille :

— Eh bien parce que je… j'ai la fac !

Désemparé par cette réponse, il se laisse tomber dans le fauteuil et répond seulement :

— Oh. C'est vrai.

— Oui ! Et des facs, papa, il y en a surtout dans les grandes villes, donc si tu veux éviter…

— Tu pourras toujours aller à la fac, fait-il en haussant les épaules.

Cosette affiche une expression de surprise. Jean Valjean lève des yeux tristes vers elle. Il a toute la lassitude d'une vie de cavale dans le regard.

— C'est moi qui suis recherché, explique-t-il. C'est mon visage qu'on reconnait. Toi, tu es innocente. Tu pourras continuer à venir étudier ici, personne ne te cherchera des noises.

— Oh merci papa, merci !

Elle vient le serrer dans ses bras. Valjean la saisit par les épaules, plonge son regard dans le sien et lui dit :

— Mais pour l'heure, il faut qu'on parte ! Avant qu'ils arrivent ! On arrangera le reste plus tard. Vite !

Heureuse d'avoir cette fois un espoir, Cosette s'exécute docilement. Valjean insiste pour que les téléphones portables soient éteints et rangés dans un sac. Cosette le trouve décidément un peu trop paranoïaque, mais obéit pour ne pas le contrarier. Elle regrette de n'avoir le temps d'envoyer un message à Marius pour le prévenir, mais se dit que ce n'est que partie remise. De toute manière, elle peut difficilement le faire devant son père sans attirer les soupçons.

Tous deux quittent l'appartement et prennent donc à nouveau la fuite en ce soir d'été.

Lorsque Marius arrive au point de rendez-vous habituel, sur le campus, le lendemain matin, Cosette n'est pas là. Il tente de l'appeler mais tombe directement sur le répondeur. Des souvenirs désagréables remontent en lui, et, pris d'un mauvais pressentiment, il court à l'appartement de Cosette.

Tant pis pour la discrétion avec le papa, se dit-il, je sonne.

Une voisine passe la tête par la fenêtre :

— Sont partis cette nuit.

Marius pousse un juron.

— Le salaud ! Il l'a encore entraînée contre son gré !

— Qui, la gamine ? fait la voisine. V'là qui m'étonnerait. Elle avait l'air toute contente de partir…

L'information frappe Marius de plein fouet. Cosette, contente de partir ? Contente de partir… loin de lui ? Il est atterré. Toute son idylle, les fabuleux mois passés en sa compagnie… tout cela n'était donc que du vent ? Ou bien est-ce l'agression du père Thénardier la veille qui a provoqué ce changement chez Cosette ?

En rentrant à la colocation, il est de très sombre humeur. Courfeyrac l'accueille d'un :

— Oh-là, ça a pas l'air d'aller, toi ?

— Je crois que je viens de me faire larguer.

— Ah merde. La fille du concierge ?

— Celle-là même…

Courfeyrac lui tend une bière et s'assied dans le canapé avec lui. Il le dispense des banalités d'usage, et lui offre juste le soutien de sa présence… et d'un peu d'alcool. Quand Enjolras entre dans la colocation en trombe et en claquant la porte, Courfeyrac proteste :

— Oooooh, doucement !

— V'nez les gars ! Ça y est, c'est parti, ils reprennent la ZAD de Bure !

Il y a un silence, Courfeyrac et Marius échangent un regard interdit, puis se retournent et disent d'une même voix :

— La quoi ?

— La ZAD de Bure ! La ZAD ! La Zone à Défendre quoi ! À Bure, en Meuse, pas loin ! Vous savez, la poubelle nucléaire, tout ça ?

Nouveau silence.

— Putain ! s'exclame Enjolras. Mais vous écoutez vraiment rien, quand je vous parle ?

— Tu parles beaucoup, fait remarquer Courfeyrac.

— Vraiment beaucoup, confirme Marius.

— Bure, c'est là où on va enterrer nos déchets nucléaires, les trucs vachement dangereux qui mettent des milliers d'années à arrêter d'être actifs !

— Tu sais, fait Courfeyrac avec détachement, moi le nucléaire, j'suis pas forcément contre. On en dit beaucoup de mal, mais vu le réchauffement climatique, comme source d'énergie décarbonée, c'est pas forcément…

— Mais qu'est-ce que tu m'emmerdes avec ça ? s'emporte Enjolras. C'est pas la question ! On va enterrer des trucs dégueulasses qu'on va devoir gérer plus longtemps que la durée de notre civilisation ! Nos ancêtres nous ont laissé les peintures de Lascaux, nous on va laisser cette saloperie à nos descendants ?

— C'est vrai, c'est pas ouf, concède Courfeyrac d'un ton monocorde.

— Pas ouf ?! Et tu veux que je te parle de comment on arrose les communes environnantes de pognon pour faire taire la contestation ? Les villages de Meuse tous vide mais avec des trottoirs tout neufs ?

— Non pitié, fait Courfeyrac, ne m'en parle pas.

— Allez ! Ramenez-vous, on y va.

Marius fait des gros yeux :

— Quoi, LÀ ? Maintenant ?

— Ben ouais, quoi ! Ils avaient expulsé les zadistes l'année dernière, mais là c'est reparti, y'a des gens dans les arbres et tout, faut faire front ! BOUGEZ VOS DERCHES !

Courfeyrac lance un regard interrogatif à Marius. Ce dernier boit une gorgée de bière et finit par dire d'un ton lugubre :

— Pourquoi pas, après tout… ça ou autre chose… maintenant, j'peux bien crever irradié, de toute façon.

Enjolras fait une moue d'incompréhension :

— Euh, les déchets sont pas encore là-bas. Tu risques pas d'être irradié.

Puis il se tourne vers Courfeyrac :

— Qu'est-ce qu'il a ?

— Il s'est fait larguer.

— Oh merde.

— Comme tu dis.

— Bon bah viens, Marius, l'encourage Enjolras, t'as besoin de penser à autre chose, et la lutte, y'a rien de mieux pour ça !

— Ça va ! dit Marius avec agacement, je t'ai déjà dit OK, t'as pas besoin d'en rajouter…

Les trois compères descendent et montent dans la voiture d'Enjolras, une vieille Clio toute déglinguée. Sur la banquette arrière, Marius est surpris de trouver le petit Gavroche :

— Qu'est-ce qu'il fout là, lui ?

— Il est cool, fait Enjolras, il a fait tous les samedis des Gilets Jaunes, c'est un pote.

— T'as beaucoup de potes de moins de dix ans ? demande ironiquement Courfeyrac.

— Wesh ma gueule, lance Gavroche. Ça biche ? Bon, on va niquer la tronche à du condé, ou quoi ?

— Bon par contre, vous ferez pas gaffe, fait Enjolras, il parle comme un charretier. C'est à se demander qui l'a éduqué…

Si tu savais, pense Marius alors qu'Enjolras démarre la voiture et prend la direction de l'autoroute A31. Une heure plus tard, la voiture traverse la campagne meusienne par les routes départementales. La ZAD n'est plus très loin.

Dans le village de Gondrecourt-le-Château, la voiture traverse une zone 30, et ses occupants ne remarquent pas l'homme sur le trottoir qui les dévisage.

Non, j'ai la berlue, pense Jean Valjean. Marius, l'ex-petit ami de Cosette, ici, dans ce village perdu, à des kilomètres de Nancy ? Et avec lui, Gavroche, le fils Thénardier ? Tout cela n'a aucun sens.

Pourtant, Valjean est certain d'avoir encore toute sa tête. Il n'a pas rêvé. Il a soudain une révélation : Bure. Au lycée, Cosette décrivait Marius comme « politisé ». Le petit Gavroche aussi avait l'air d'un agitateur, dans son genre à lui.

Il rentre en hâte dans le petit AirBnB où Cosette et lui ont posé leurs bagages en attendant de trouver une résidence à plus long terme, et l'informe qu'il va visiter les environs. Celle-ci ne proteste pas.

Plus loin sur la route, Enjolras et sa bande se garent avant la périphérie du bois Lejuc où est implantée la Zone à Défendre, dans l'espoir d'échapper à la vigilance des forces de l'ordre déjà rassemblées en masse dans le secteur. La voiture est garée au bord de la départementale, et les quatre compères pénètrent dans la forêt à pied. De loin, on entend déjà le tumulte des affrontements.

— Ça va chier des bulles ! s'écrie Gavroche avec excitation.

En arrivant sur la ZAD, c'est un spectacle étonnant qui se dévoile : dans les arbres, des militants sont perchés, empêchant les engins de chantier de continuer les travaux ; au sol, d'autres ont monté des barricades, souvent avec le matériel de construction dédié au site d'enfouissement : palettes, parpaings, planches… tout est empilé pêle-mêle dans un joyeux bazar.

Une brume enveloppe la forêt, et Marius comprend rapidement, en sentant un picotement dans ses yeux, qu'il s'agit de gaz lacrymogènes. Il se couvre le visage et lance à Enjolras :

— Sympa, ton escapade à la campagne ! Ça me change les idées, je confirme !

— Tu t'attendais à ce qu'on te fasse un massage ? C'est la lutte, la vraie, mon vieux !

Des bruits d'explosions résonnent et les font sursauter. Même Enjolras perd un peu de sa superbe : il ne s'était pas attendu à une ambiance aussi tendue.

À leur arrivée, les compagnons sont acclamés par les zadistes déjà présents qui apprécient la présence de renforts. Très vite, pourtant, une charge des forces de l'ordre les disperse, et Marius manque de prendre un coup de matraque. Les agents en face d'eux sont hargneux, et ils sont équipés comme en temps de guerre : armures renforcées, boucliers, LBD, grenades, véhicules blindés… en voyant la bande de hippies désorganisée courant dans tous les sens en face, Marius se sent scandalisé par la disproportion totale de la force. Ils vont se faire écraser, pense-t-il, ON va se faire écraser…

Une grenade de désencerclement explose alors à quelques mètres de lui. Un morceau vient se ficher dans son mollet et il hurle de douleur. Les zadistes scandent des insultes à l'égard des forces de l'ordre, et viennent soutenir Marius pour l'aider à se mettre à couvert.

C'est le chaos. Malgré la douleur, Marius ne peut s'empêcher de rire en entendant Gavroche chanter :

— Mort aux vaches ! Mort aux condés ! Vive les enfants de Cayenne, à bas ceux de la sureté !

Enjolras lui lance :

— T'as d'la culture, gamin ! Tu connais Aristide Bruant ?

Gavroche le regarde d'un air blasé :

— Bah c'est qui ce gland, Karim Stide Brillant ? C'est les Amis de ta femme que je chante, grô.

— Aristide Bruant, corrige Enjolras, hilare, c'est un…

Une autre grenade de désencerclement explose alors, beaucoup plus près, celle-ci. Marius, Enjolras et les zadistes aux alentours se couchent au sol, leurs oreilles sifflent. Lorsque Marius se relève, il voit avec horreur Gavroche, à genoux sur le sol, le regard vide. La grenade a explosé dans son dos, juste en dessous de sa nuque. Le pauvre est à peine conscient, du sang coule tout autour de sa tête.

Dans un dernier souffle, il lance un :

— Flic-armée… porcherie !

Et il s'écroule, mort. Un silence se fait autour de son petit corps. Puis c'est l'explosion : les zadistes hurlent de haine et foncent sur les forces de l'ordre. Ce n'est plus un affrontement : c'est une émeute.

Marius n'arrive pas à réaliser l'horrible réalité. Le petit Gavroche est mort. Tué par les forces de l'ordre alors qu'il venait simplement mettre un peu de baume au cœur à des camarades de lutte.

Déséquilibré par sa blessure à la jambe, Marius titube, déambule dans la ZAD, hagard, perdu, quand soudain, il sent son téléphone vibrer. En voyant le nom de Cosette sur l'écran, il sort soudain de sa torpeur :

Hé ! Désolée pour le silence, on a dû partir précipitamment avec mon père, il avait éteint mon portable. Enfin je t'expliquerai… No stress, je serai de retour à Nancy dans quelques jours, le temps de régler deux trois trucs. Ça va, toi ?

Marius est abasourdi : elle ne l'a pas abandonné ! Elle l'aime toujours ! Il relève la tête et reprend conscience du chaos qui l'entoure.

Il faut que je sorte de ce guêpier, se dit-il. Aucune trace d'Enjolras et de Courfeyrac. Il ignore s'ils sont partis se battre avec les forces de l'ordre ou s'ils ont déjà fui. Il recule, se met à l'écart pour essayer de les appeler sur son téléphone. Il est presque à la lisière de la forêt, la route départementale est visible. Le tumulte semble loin derrière lui mais soudain, il ressent une vive douleur à la poitrine et perd connaissance.

8. JAVERT

Caché derrière les arbres, Jean Valjean a observé la scène. Il n'a pas pris part à l'affrontement sur la ZAD, mais a été témoin de la mort de Gavroche. Lui aussi est sous le choc, il n'a pas bougé. En revanche, lorsqu'il voit Marius recevoir une balle en caoutchouc dans le dos, il n'hésite pas une seconde : en quelques enjambées, il rejoint le jeune homme.

En soulevant son t-shirt, il voit un énorme hématome au niveau de son omoplate gauche. Le choc a mis Marius K.O, mais il ne semble pas souffrir de blessure mortelle comme Gavroche. Valjean remarque alors son téléphone tombé à terre. Son cœur se serre lorsqu'il réalise que le fond d'écran est un selfie de Cosette et Marius.

Il attrape l'appareil au moment où une notification apparaît sur l'écran verrouillé.

COSETTE :

J'ai hâte de te voir. Je t'aime <3

Il se laisse tomber assis dans l'herbe. Il comprend soudain à quel point il a été idiot, aveugle même : la cause du bonheur de Cosette, ce n'était pas la petite vie tranquille qu'il lui avait organisée sur le campus de Brabois. C'était ce garçon. Depuis le début. Il jète un œil au corps inanimé de Marius et a une bouffée de colère envers lui.

Mais elle se dissipe vite. Comment leur en vouloir ? Cosette est une jeune femme, à présent. Il était évident qu'elle n'allait pas rester sa petite fille indéfiniment. Il s'était comporté comme un rustre en essayant de les séparer. À présent…

Valjean fronce les sourcils. Quelque chose cloche avec Marius. Il se penche sur le jeune et pose la tête sur son torse. Pas de respiration. Pas de pouls.

— Eh merde.

Il comprend que le choc de la balle en caoutchouc a dû provoquer un arrêt cardiaque. En panique, il commence à lui faire un massage cardiaque et du bouche-à-bouche. Briser le cœur de Cosette en lui apprenant la mort de son petit ami, voilà une chose qu'il n'est pas prêt à faire… pas après l'avoir entraînée loin de lui contre son gré.

C'est alors qu'il remarque un vrombissement qui gagne en intensité. Sans cesser les pressions le torse de Marius, il regarde autour de lui. Un drone de la police arrive alors à son niveau. Le logo JAVERT est inscrit dessus. La caméra le regarde et semble l'analyser.

— Allez chercher de l'aide ! s'écrie Valjean. Vite ! Il a besoin de soin ! Il est en arrêt cardiaque ! C'est une urgence absolue ! Vous m'entendez, là-dedans ?

La machine ne montre évidemment aucun signe de compréhension, mais pour une raison étrange, Valjean a l'intuition que son appel a été entendu. Quelques minutes plus tard, une ambulance arrive effectivement sur la départementale. Valjean leur fait de grands signes. Marius, toujours inconscient, est rapidement pris en charge.

En soupirant, Valjean se retourne vers le drone et dit :

— Voilà. Maintenant tu peux envoyer mon identification à tous les agents du coin si tu veux, je m'en fiche. J'en ai marre de courir.

Il se sent idiot de parler ainsi à une machine, mais encore une fois, il a la sensation que ce qu'il dit est entendu.

— Allez ! Tu m'as bien reconnu non ? C'est moi, Jean Valjean, le tueur du bijoutier de Nice. Ou… le complice. Enfin voilà, tu sais. L'évadé, Monsieur Madelaine, Fauchelevent… Je me doute que tu as toutes les infos dans ton foutu système JAVERT, alors finissons-en.

Alors, sans un bruit, le drone se fige, ses hélices cessent de tourner, et il tombe simplement dans l'herbe, dans un bruit sourd. Valjean s'agenouille, stupéfait. L'engin a l'air… mort. Défectueux en tout cas.

— Alors, vous venez ?

C'est l'un des secouristes qui l'appelle.

— Le môme est stable, on va l'emmener à l'hôpital. Vous l'accompagnez ?

Valjean leur fait signe que non :

— Je suis garé pas loin, je vous rejoindrai. Tenez, oubliez pas son portable.

Il leur envoie l'appareil, et l'ambulance part. Valjean n'a aucunement l'intention de les rejoindre. Il préfère qu'on ignore le rôle qui l'a eu dans ces événements.

Il n'arrive pas à quitter le drone des yeux. Il ignore alors que ce n'est pas seulement ce drone qui vient se cesser de fonctionner, mais bien l'intégralité du système JAVERT.

Sans qu'il ne le sache, le système de crédit social avait été secrètement mis en place par le Ministère de l'Intérieur. Une pratique « alégale », comme l'on désigne les pratiques illégales chez les puissants. Au fichier « classique » JAVERT recensant les différents manquements à la loi, on avait adjoint un fichier plus expérimental qui recensait les actions diverses des citoyens et citoyennes lorsque ces actions se retrouvaient filmées : une bonne action vous donnait de bons points, une mauvaise vous pénalisait. Selon que votre score basculait d'un côté ou d'un autre, on vous classait plus ou moins facilement dans une liste de personne « à risque » ou « potentiellement dangereuse ».

Sauf qu'évidemment, dans leur immense manichéisme, les petits génies qui avaient conçu ce système n'avaient pas imaginé qu'une ordure aussi complète qu'un ex-tolard, évadé et suspecté de meurtre, puisse faire preuve d'un altruisme suffisant pour sacrifier sa propre liberté dans l'espoir de sauver la vie d'un autre. Et cette simple anomalie a provoqué un bug qui a fait planter l'ensemble du système. Oh, de toute évidence, il est encore possible de remettre JAVERT sur pied, mais après le ridicule d'un tel échec, il y a de grandes chances que le projet soit enterré.

JAVERT est bel et bien mort.

9. Épilogue

Marius est conduit à l'hôpital de Joinville, non loin de là. On le réanime, et dès son réveil, il appelle Cosette, qui découvre avec stupéfaction qu'il se trouve si proche d'elle ! Il lui raconte tout, et lui explique qu'il doit rester sous observation à l'hôpital. N'y tenant plus, Cosette décide de tout avouer à son père. Celui-ci semble étrangement peu surpris, et contrairement à ce qu'elle avait redouté, il ne proteste pas et propose même de la conduire à l'hôpital.

Cosette prend aussi la décision d'appeler Monsieur Gillenormand, le grand-père de Marius : elle sait qu'il est en froid avec lui, mais Marius vient de frôler la mort, et cela lui semble normal de prévenir la seule famille qu'il lui reste.

Quelques jours plus tard, Gillenormand est là, tout comme Cosette et Valjean. Tous les trois sont rassemblés autour de Marius, qui est tiré d'affaire. Enfin… si son cœur est bel et bien reparti, et sa blessure au mollet refermée, la fracture à l'omoplate allait en revanche en revanche prendre plus de temps pour être soignée.

Enjolras et Courfeyrac sont également passés, mais épuisés après quarante huit heures de garde-à-vue, ils sont ensuite repartis à Nancy.

Dans la chambre d'hôpital, les paroles échangées entre Gillenormand et Marius restent maladroites et embarrassées, mais les deux hommes décident de mettre leurs différends de côté et de se réconcilier. Valjean lui, reste inhabituellement muet. Il sourit tristement à Cosette. Au moment où les visites se terminent, Valjean lui dit :

— Va m'attendre dehors, je voudrais parler à Marius.

— Tu es gentil avec lui, hein ?

Il lève les yeux au ciel :

— Relax, ma puce, je ne vais pas l'étouffer avec son oreiller.

Valjean reste donc seul avec Marius. Il a un air sombre sur le visage. Il a pris une décision difficile : il va tout raconter à Marius sur son passé. Tout. Même ce qu'il n'a jamais dit à Cosette. Il a besoin de vider son sac, et que quelqu'un puisse expliquer à Cosette, un jour, quand elle sera prête à l'entendre…

Ses erreurs de jeunesses, les petits larcins, les braquages, son emprisonnement, sa liberté conditionnelle, le vol du scooter, la participation au braquage qui a causé la mort du bijoutier… Marius le dévisage d'un œil grave.

— Je ne suis pas quelqu'un de bien, Marius, murmure Valjean pour conclure. J'ai essayé, je me suis efforcé de l'être. Mais rien ne peut effacer les erreurs passées. Je ne suis pas un exemple pour Cosette. Prends soin d'elle, elle sera mieux avec toi qu'avec moi.

Lorsque Marius sort de l'hôpital et que la vie reprend doucement son cours, Valjean décide de s'installer dans la petite ville tranquille de Bar-le-Duc, à quelques kilomètres un peu plus au nord. Il trouve, pour Cosette, un appartement étudiant à Nancy, où elle vit la semaine avec Marius. Marius, lui, est de nouveau soutenu financièrement par Monsieur Gillenormand avec qui il a gardé de bonnes relations. Cosette rentre les week-ends voir son père, par le TER qui relie Bar-le-Duc à Nancy.

Pourtant, petit à petit, elle rentre de moins en moins souvent. Les placards de la maison de Valjean se vident, ceux de l'appartement de Nancy se remplissent. Valjean sait que Marius tente d'éloigner Cosette de lui, et il ne lui en veut pas : il lui a quasiment demandé de le faire.

Lorsqu'éclate la pandémie de Covid19 l'année suivante, Valjean ne voit plus Cosette pendant des mois. Même lorsque le confinement est levé, elle ne rentre plus que rarement le voir. Bientôt, elle ne vient plus du tout.

Il en a le cœur brisé mais se dit que c'est pour le mieux. Lorsqu'il tombe malade, il est donc parfaitement seul. Seul pour les rendez-vous à l'hôpital, seul pour les longs traitements douloureux. Les années passent, son état se dégrade peu à peu. À l'été 2025, les médecins lui annoncent que c'est bientôt la fin.

Dans sa chambre de soins palliatifs, Valjean repense à sa vie, à Cosette surtout. Il est anéanti à l'idée de ne pas la revoir une dernière fois avant de s'en aller. Il pense aussi à Fantine, à Fauchelevent… à Monsieur Myriel et son scooter Vespa rouge. Il a essayé de tenir sa promesse du mieux qu'il a pu. Il ignore où est Monsieur Myriel, mais il espère qu'il est fier de lui, malgré tout.

Et puis, un jour, alors que sa respiration faiblit de plus en plus, la porte de sa chambre s'ouvre, et elle est là. Comme dans un rêve, Cosette vient à son chevet. Marius est avec elle, les deux lui sourient.

— Cosette… Marius… mais comment ?

— Dites donc, fait Marius, dans votre récit, vous avez oublié quelques passages. Comme celui où vous me sauvez la vie sur la ZAD de Bure. J'ai fini par découvrir la vérité en retrouvant les ambulanciers…

Valjean sourit.

— Je ne voulais pas que t'imposer de la gratitude pour le reste de ta… de ma vie, murmure-t-il. Il n'y a qu'une certaine quantité de générosité qu'une personne peut recevoir avant de s'en trouver trop redevable.

— Oh papa, fait Cosette en fondant en larme dans ses bras.

— Ne pleure pas, ma puce, je suis heureux. Je suis en paix. Avec toi, avec vous.

Il tend la main à Marius qui la lui prend. Les trois restent ainsi, en silence, jusqu'à ce que les yeux de Valjean se ferment et qu'un dernier souffle s'échappe entre ses lèvres.

La nuit était sans étoiles et profondément obscure. Sans doute, dans l’ombre, quelque ange immense était debout, les ailes déployées, attendant l’âme.

Addendum

Le dernier paragraphe est évidemment extrait du texte original des Misérables de Victor Ugo.

J'espère que cette longue nouvelle vous a plu. J'espère aussi que les puristes me pardonneront les nombreuses libertés prises avec le récit d'origine, comme celle d'avoir voulu offrir une fin moins tragique à Éponine.

Évidemment, condenser un roman en cinq tomes, aussi dense et abouti que Les Misérables en une nouvelle de moins de cent pages ne se fait pas sans quelques sacrifices. J'aurais aimé développer pas mal d'autres aspects, et intégrer bien d'autres personnages de l'œuvre originale si le texte avait été un roman, comme je l'avais envisagé au départ : m'attarder plus longtemps sur les amis de l'ABC, la bande d'Enjolras ; détailler cette fameuse agression dont Thénardier a sauvé le père de Marius et qui reste un mystère dans ce récit ; préciser la chronologie et comment Cosette se retrouve en terminale alors qu'elle n'a, si vous avez bien suivi, que 16 ans.

Il est aussi évident que certaines adaptations étaient nécessaires, vu la transposition dans l'époque moderne et hors de Paris : ainsi, il m'est rapidement apparu que le personnage de Javert n'était pas transposable, puisqu'il était peu crédible qu'un unique flic poursuive Valjean à travers toute la France. Mais je suis content de l'idée du système informatique qui finit par buguer, tout comme, SPOILER ALERT, le Javert original « bug » en découvrant que l'homme qu'il a poursuivi toute sa vie est en fait un parangon de vertu, et finit par se suicider.

Évidemment, certains hasards et certaines coïncidences deviennent un peu plus grosses dans ma version que dans l'original avec l'éloignement géographique : ainsi, le fait que Valjean retrouve par hasard et Fauchelevent et les Thénardier à Nancy est peu vraisemblable, je l'admets volontiers. La précision que Fauchelevent n'est qu'un « touriste » à Grenoble, ainsi que l'ajout de la photo de la place Stanislas dans le bar PMU des Thénardier, sont mes tentatives de rendre ces coïncidences un peu plus crédibles, sans pour autant leur donner trop d'explications.

Je vais conclure en disant que si j'avais adoré lire Les Misérables il y a quelques années, c'était notamment parce que j'avais été frappé d'à quel point l'œuvre avait si peu vieilli, que ce soit dans son fond ou dans sa forme. En écrivant ma propre version, avec ses références actuelles, au 11 septembre, aux quartiers HLM, à l'antiterrorisme, aux Gilets Jaunes, à Macron, aux ZAD, à la société de surveillance, j'ai aussi voulu montrer que derrière les célébrations de l'époque moderne et le verni des euphémismes comme « défavorisés », la misère et les misérables étaient toujours bien là, en France, en 2025.

Publié le 22 août 2025 par Gee dans La plume

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