Rock'n'roll
Nouvelle disponible ci-dessous ainsi que dans les format suivants :
Source de la couverture : « Stacey Blades Images » par Ted Van Pelt (licence CC-BY)
Introduction
Cela faisait 7 ans que je n'avais participé au #RaysDay, cet événenemt non-commercial organisé par des gens passionnés pour célébrer la lecture. La toute dernière fois, c'était avec ma nouvelle Les décennies perdues.
C'est d'ailleurs la toute dernière nouvelle que j'ai publiée… mais bon, depuis, j'ai été un peu occupé avec mes deux romans Working Class Heroic Fantasy et Une Auberge dans la tempête (ainsi que Apérocalypse, même s'il est inachevé).
Je vous avoue que je n'avais pas spécialement prévu d'y participer cette année, jusqu'à un pouet de Fred Urbain (l'auteur de Vieux flic et vieux voyou, un roman libre vachement chouette) annonçant le Ray's Day. Pouet auquel je réponds que j'y pense toujours trop tard pour me mettre à l'écriture d'une nouvelle, et auquel Fred me répond malicieusement : « on est laaaarge. Généralement j'écris mon texte la veille à 22h. :D ».
Eh bien pourquoi pas ? Le blog a été assez silencieux cet été, été fort occupé pour ma part pour des raisons personnelles – rien de grave, mais j'ai pas vu le temps passer tellement j'avais de trucs à faire. Alors c'est l'occasion de s'y remettre.
Ni une ni deux, je choisis un de mes vieux synopsis jamais développé, et j'écris ça sur la journée d'hier. J'y reviens un peu ce matin, et… la voilà. Ma toute première nouvelle depuis 2016. La plus courte de toutes, mais dans l'urgence, je pouvais difficilement faire plus long…
J'espère qu'elle vous plaira, moi elle m'a bien fait marrer à écrire. En vous souhaitant un bon Ray's Day et une bonne fête de la lecture.
Rock'n'Roll
Assis dans la salle du portail, sur la rangée de chaises à côté de la table basse, Bob Thunderwood se sentait anormalement fébrile. Il n'arrivait pas à détacher ses yeux du portail qui trônait au centre de la pièce. Ses doigts tremblaient légèrement en portant la cigarette roulée à ses lèvres ; il ne cessait de quitter sa chaise pour faire les cents pas, avant de s'y rasseoir ; et assis, il ne pouvait s'empêcher de battre un rythme soutenu de la jambe droite.
Le pire, c'est qu'il s'était même senti obligé de venir en avance, lui qui, comme toute bonne star qui se respecte, faisait habituellement attendre absolument n'importe qui. Sauf qu'aujourd'hui, ce n'était justement pas « n'importe qui » qui lui avait donné rendez-vous.
Lorsqu'il avait reçu la lettre l'informant de cette demande de rencontre, il avait tout d'abord cru à une plaisanterie. Une lettre envoyée par un certain Sir Bob Thunderwood et adressée à lui-même, Bob Thunderwood. Oui, une plaisanterie, nécessairement. Ou bien un homonyme profitant de l'occasion pour tenter de rencontrer une vedette ? Cela semblait improbable. Son vrai nom était Robert Smithers, son pseudonyme « Thunderwood » avait peu de chance de correspondre à un nom réel.
Après une inspection plus minutieuse, il avait alors remarqué le tampon en haut de la lettre : Ministère des affaires temporelles, Londres. Un horrible pressentiment lui avait alors picoté la nuque, pressentiment qui s'était rapidement confirmé lorsqu'il s'était penché sur le contenu de la missive :
Cher Monsieur,
Nous avons l'honneur de vous informer qu'une demande de rencontre inter-temporelle vous concernant a été formulée par Sir Bob Thunderwood le 22 août 2023. Afin de dissiper tout malentendu, nous nous permettons de préciser qu'il s'agit bel et bien de votre alter-ego de l'année 2023.
Dans le mille. C'était lui-même. Cinquante ans plus tard. Devenu « sir » entre-temps, apparemment. Bob s'était trouvé abasourdi. Pas par le voyage temporel, non : celui-ci, inventé dans un futur lointain, était bien connu dans son présent, en 1973. S'il avait été pris de court, cela avait été par l'idée même de rencontrer son futur-lui.
Les rencontres inter-temporelles avaient été mises en place avant tout pour nouer des relations diplomatiques entre différentes époques et échanger sur les évolutions de l'histoire humaine. Certainement pas pour se parler à soi-même à différents âges ! De toute évidence, « Sir » Bob avait réussi à tirer quelques ficelles pour détourner le but principal de ces rencontres à des fins personnelles…
Le reste de la lettre détaillait les conditions de la rencontre, et précisait également que tout risque de « paradoxe temporel » ou de « changement du futur » était exclu : on ne pouvait pas modifier le déroulement des événements, et le vieux Bob qui viendrait le voir avait lui-même vécu la rencontre de son point de vue cinquante ans plus tôt. Tout se passerait exactement comme cela avait déjà été enregistré dans les archives du futur.
Dans une sorte d'humour de mauvais goût, la lettre se concluait d'ailleurs par :
Vous êtes évidemment libre d'accepter ou de décliner cette invitation. Par honnêteté, et pour vous éviter de perdre votre temps en de longues réflexions inutiles, nous nous permettons toutefois de vous informer que nos archives de l'année 1973 indiquent que vous l'avez acceptée.
La liberté de choix lorsque l'avenir est déjà écrit, ça ne manquait pas d'ironie. De toute façon, Bob avait été trop curieux pour refuser, même s'il appréhendait de se retrouver face à son futur-lui.
Ce fut ainsi qu'il atterrit dans cette fichue salle, dans un laboratoire près de Londres, à fixer ce portail temporel par lequel son avenir allait bientôt lui être révélé.
La simple information qu'il serait toujours vivant cinquante ans plus tard n'avait pas manqué de le surprendre : son hygiène de vie cochait toutes les cases de sex, drugs and rock'n'roll, et les paroles de ses chansons étaient si empreintes de no future qu'il avait fini par se convaincre qu'il n'avait effectivement pas d'avenir. Qu'il mourrait jeune, étouffé dans le lit d'une chambre d'hôtel de luxe, entre deux groupies dénudées et trois rails de coke. Une mort digne d'une rock star comme lui. Une mort rock'n'roll.
Alors s'imaginer encore debout à soixante-quinze piges, désireux de se revoir plus jeune, et anobli avec ça… cela lui donnait des frissons. Il devait le voir pour le croire.
Le rendez-vous était fixé à dix heures du matin, et il s'était levé à huit heures pour être certain de ne pas le manquer. C'était le milieu de la nuit en ce qui le concernait, mais de toute manière, il n'avait pas réussi à fermer l'œil. Il avait une tête de déterré et des cernes jusqu'au nombril. Si son futur-lui voulait constater la fougue de la jeunesse, il allait être déçu.
Lorsque l'horloge de la salle indiqua dix heures, Bob se leva d'un bond et le portail temporel se mit à briller. C'était une sorte de simple embrasure de porte en acier, mais sans rien à l'intérieur. À l'endroit où aurait dû se trouver la porte s'était formée une fine surface transparente, d'une teinte violacée, comme un drap d'électricité.
Le vrombissement qui l'accompagnait gagna en intensité quelques secondes avant de s'interrompre tout à coup. Le drap d'électricité s'évapora en un éclair, ne laissant dans l'embrasure du portail qu'un vieil homme, une guitare sèche à la main. Sir Bob Thunderwood.
Ses longs cheveux châtains s'étaient ratatinés en de courts poils blancs ceinturant une calvitie prononcée ; il était bedonnant quand son alter-ego jeune avait l'habituelle maigreur des junkies ; enfin, il avait troqué son jean troué et son t-shirt cradingue par un élégant costume trois pièces.
Le jeune Bob ne se serait sans doute pas reconnu si ce n'était pour son visage qui, quoi qu'un peu plus bouffi et ridé, restait reconnaissable, tout comme son regard perçant. Ses pires craintes semblaient se confirmer à première vue : son futur-lui avait le look des bourgeois ventripotents que lui-même vilipendait dans beaucoup de ses chansons. Comment en était-il donc arrivé là ?
Les deux Bob passèrent une bonne minute à se dévisager l'un l'autre, sans rien dire. Le silence dans la pièce était étouffant. Ce fut Sir Bob qui finit par prendre son courage à deux mains pour le briser :
— J'imagine que tu dois avoir un certain nombre de questions.
La voix était plus grave, plus rauque. Plus posée, aussi, sans doute.
Bob, le jeune, ne répondit pas immédiatement. Il cherchait une réplique cinglante, une répartie bien sentie. Mais rien ne vint. À quoi bon ? Le vieux connaissait d'avance toutes les amabilités qu'il pourrait lui balancer.
— Tu « imagines » ? Non, t'imagines rien de tout. Tu le sais. Tu les as posés, ces foutues questions, quand tu étais moi.
— Hé ! C'était pas hier ! Si tu t'imagines vieillir jusqu'à soixante-quinze ans et garder ta mémoire de jeunot, surtout avec ce que tu te mets dans le pif… t'es sacrément plus con que dans mes souvenirs.
— Je te retournerais bien l'insulte, mais d'une certaine manière, tu t'insultes déjà toi-même.
— Haha, mais oui ! C'est marrant hein, de converser avec une autre version de soi-même ?
— « Marrant », c'est pas le terme, non.
— Intéressant alors.
— Franchement ? Pour l'instant, c'est plutôt barbant.
Le vieux éclata de rire.
— Hahahahaha ! Ouais, j'avais d'la gouaille, à l'époque, faut être honnête.
— Si t'es juste venu pour t'extasier devant ta fougueuse jeunesse de ton point de vue de vieux parvenu, t'aurais pu regarder des enregistrements de l'époque et t'économiser le voyage.
— Mais non, mais non. Allez, fais pas la gueule, assieds-toi.
Sir Bob déposa la guitare qu'il avait apportée contre l'embrasure du portail, fit quelque pas et s'assit sur une des chaises de la salle. Bob le toisa quelques instants, pas totalement persuadé de vouloir s'asseoir aussi. Remarquant quelques feuilles vertes qui dépassaient de la poche de poitrine de la veste du vieux, il lui lança :
— C'est quoi, ça ?
— Tu devrais le savoir. C'est ton nom.
Bob haussa un sourcil, sans comprendre.
— Ton nom ! Thunderwood. Ça vient de là, non ? Toxicodendron vernix de son nom savant. La plante toxique que tu… que nous avions trouvée dans le vieux dictionnaire des parents. Le nom était cool, et une plante à poison pour un rockeur, ça le faisait, non ?
— Mmh. J'avais pas fait le rapprochement. Pour tout te dire, j'avais encore espoir que t'aies amené un truc du futur à fumer.
Nouvel éclat de rire de Sir Bob :
— Haha ! Non : tu sais, je ne fume plus grand-chose à part des cigarettes.
— Oh nom de…
— D'accord, d'accord, un petit joint de temps en temps, voilà, t'es content ? Bon, tu t'assois ?
Le soupir qui sortit des naseaux de Bob rappelait celui d'un cheval agacé, mais il finit toutefois par s'exécuter. Quitte à être venu jusqu'ici, autant aller jusqu'au bout de ce cinéma…
— Bien, Sir. Bah tiens, première question : SIR ?! C'est quoi ce délire ? Tu vas prendre le thé chez la reine, maintenant ?
— Oh, s'il n'y avait que moi… la moitié de tes concurrents de scène ont été anoblis passé un certain âge. La moitié de ceux qui ont survécu assez longtemps, évidemment. La couronne d'Angleterre a mis un peu de temps à le reconnaître, mais le rock anglais a pas mal contribué à faire rayonner le pays. On est devenus respectables…
— Ça me débecte.
— Je sais. Mais tu finiras par comprendre.
— Visiblement. Et ça me débecte encore plus. Je devrais me foutre par la fenêtre tout de suite plutôt que devenir toi.
— Mais tu ne vas pas le faire. J'en sais quelque chose.
— Tu m'emmerdes.
— Ça ne te fait pas plaisir de savoir que tu vas réussir ta vie ?
— Définis « réussir sa vie » ?
— Devenir riche ?
— Je le suis déjà.
— Mais beaucoup moins… Vivre vieux ?
— J'en ai rien à foutre.
— C'est toujours facile à dire quand on a vingt-cinq ans et la vie devant soi. Et avoir une somptueuse femme, alors, ça te fait pas rêver ?
— Tu es MARIÉ ?!
Cette fois, Bob était scandalisé. Devenir ultra-riche, il était en bonne voie ; à la rigueur, il pouvait imaginer qu'on ne refuse pas facilement le titre de « sir » ; mais se marier ? Se ranger à ce point ?
Sir Bob sortit un fin rectangle noir de sa poche et pressa un bouton dessus. Un tout petit écran plat s'y alluma. Dans un autre contexte, Bob en aurait demandé plus sur cette merveille de technologie futuriste, mais il tomba bouche bée devant la photo qui s'affichait sur le petit objet.
— C'est TA FEMME, sur l'écran ?!
— Yep. Pas mal, hein ?
— Mais… elle doit avoir mon âge, à tout casser !
— Mmh…
Sir Bob sembla compter dans sa tête un instant puis dit :
— En fait, elle a quatre ans de plus que toi.
— Ça fait quand même plus de quarante ans d'écart avec toi !
— Et alors ?
— T'es vraiment un vieux dégueulasse ! Tu te rends compte qu'à l'heure actuelle, elle est même pas née ?! Et que ses parents doivent être, dans le meilleur des cas, à la maternelle ?!
— Ça te fait pas plaisir de voir que t'as toujours du sex appeal passé soixante-dix ans ?
— T'AS PAS DE SEX APPEAL, CONNARD, T'AS JUSTE DE LA THUNE ! Et le souvenir de ce que t'étais à mon âge ! C'est pas toi qu'elle a voulu épouser, abruti, c'est MOI !
Furieux, Bob se leva d'un bond et se dirigea vers la porte, écœuré par ce qu'il allait devenir. Une vieille star embourgeoisée, hypocrite comme un anarchiste anobli, qui profite de sa renommée pour mettre des gamines dans son lit. Il avait envie de vomir.
— Attends ! lui cria Sir Bob qui s'était levé. Tu ne veux pas savoir pourquoi je suis là ?
Bob se pinça l'arête du nez en fermant les yeux dans un effort extrême pour rester calme. Après tout, c'était pour ça qu'il était venu. Il se retourna, les bras croisés. Il ne se rassit pas.
Sir Bob posa délicatement son petit objet électronique sur la table basse qui longeait le mur. Il semblait ne pas savoir par où commencer. Il avait les mains posées sur les genoux, et semblait pianoter sur un clavier imaginaire, comme un élève sur le point de poser une question idiote à son institutrice.
Son jeune alter-ego, n'ayant pas la moindre envie de lui faciliter la tâche, feignit l'indifférence et se mit à rouler une cigarette.
— Ah ! s'écria Sir Bob. C'est vrai qu'on a encore le droit de cloper partout à cette époque… attends, tiens, je m'en roule une aussi.
Les deux Bob se confectionnèrent chacun sa cigarette sans dire un mot, dans une sorte de compétition silencieuse pour savoir qui la roulerait le plus vite. Ce fut le jeune Bob, évidemment.
Lorsque les deux cigarettes furent allumées, Sir Bob parut se détendre et se lança :
— Bon, je vais te faire plaisir : tu vois, cette vie tranquille dans l'opulence, ma petite existence bien rangée… si si, je sais très bien ce que tu penses, je l'ai pensé aussi. Eh bien tout ça, mine de rien… ça n'aide pas à l'inspiration.
Le jeune Bob poussa une exclamation moqueuse. Évidemment, vieux con.
— Oui oui, tu peux rire. Et tu as raison : le malheur, ça, ça inspire ! Ton enfance, notre enfance de merde, papa qui s'est tué au boulot avant d'atteindre la retraite, la pauvreté, la faim, les squats, les pubs pourris des débuts, tout ça… ça fait des putains de chansons. De la rage, de la gnaque. Mais vivre dans une villa avec un top-modèle pour femme, sans aucun autre souci que de gérer les pelletées de royalties des vieux albums… non, franchement, ça n'incite pas à la création. Tu verras, ça arrivera plus vite que tu ne le crois.
— Sympa.
— Je te préviens de ce qui va arriver, c'est tout. Après pas mal d'années de succès, d'albums légendaires, ta carrière va se mettre à stagner. Petit à petit. Sans que tu ne t'en rendes compte. Tout doucement, le public va arrêter d'être enthousiaste lorsque tu joueras des chansons récentes, on ne te demandera plus que les « vieux » tubes. On regardera mollement passer tes nouveaux disques, en les comparant toujours négativement à ton âge d'or. Aujourd'hui – en 2023, j'veux dire, dans mon présent – je suis littéralement un has-been. J'enchaîne bide sur bide, c'est terrible.
— J'vais chialer. Et tu veux quoi, que je t'écrive une chanson ?
— Oooh, non, euuuh…
Le vieux Bob prit tout doucement sa guitare qui était toujours posée contre le portail.
— … mais tu pourrais peut-être m'aider à en composer une ?
— QUOI ?!
C'était le summum du ridicule. Le vieux rockeur sur le retour qui doit demander à son jeune lui de lui écrire quelque chose qui tienne la route parce qu'il a troqué son talent contre du confort bourgeois.
Le vieux se mit à égrener quelques accords et expliqua :
— J'ai commencé à écrire ça hier soir, en pensant à ce rendez-vous. Ça s'appelle Me & Myself.
— Pas du tout égocentré, comme titre.
— Ben ça me semblait approprié. Vu le contexte. Notre rencontre, tout ça. Tiens, écoute.
Il lui chanta le refrain tout en continuant à gratter sa guitare en douceur :
I wanna be myself again
Throughout the years, we found
We're still the same
I wanna be myself again
Just wanna make the sound
Of me & myself
La voix était frêle, incertaine ; les paroles niaises ; la mélodie peu inspirée ; l'harmonie banale. Bob, le jeune, était effaré :
— Bon sang, mais c'est nul !
— Tu vois, j'aurais bien besoin de ton aide au niveau des paroles.
— Des paroles ? Mais regarde déjà les accords que tu m'as mis, là ! C'est quoi, ça ? La mineur, do majeur, sol majeur, fa majeur ? T'as pas trouvé plus cliché, comme enchaînement ?
— Ça sonne pas trop mal, non ?
— Ça sonne comme de la guimauve. Je sais pas moi, mets au moins un truc inattendu là-dedans ? Remplace-moi ton fa majeur par un sol mineur, tiens.
— Sol mineur ?! Mais ça n'va pas du tout avec l'harmonie !
— QU'EST-CE QU'ON EN A À SECOUER DE L'HARMONIE ? ON L'EMMERDE, L'HARMONIE !
— D'accord, d'accord, pas la peine de s'énerver !
Et le vieux fit une nouvelle tentative et joua le refrain en changeant le dernier accord comme suggéré.
— Aaah, mais oui, ça sonne pas mal. Ça sonne un peu plus sombre, un peu moins…
— Grosse soupe commerciale ?
— Bon d'accord, mais si je mets un sol mineur, ça colle plus du tout avec la note que je chante à ce moment-là et…
— Raaaah ! Mais alors change la mélodie aussi ! De toute façon, elle était naze, ta mélodie ! Ah mais vraiment !
Impatient, le jeune lui arracha la guitare des mains et la cala sur son genou, la jambe posée sur la table basse.
— Faut tout faire soi-même !
Alors il chanta sa version du refrain. Avec une voix autrement plus assurée, il improvisa une mélodie moins contrainte, plus originale. Il s'exécuta plusieurs fois, avec différentes variantes. En quelques secondes, il s'était approprié le refrain médiocre de son alter-ego et en avait fait quelque chose… peut-être pas quelque chose de génial ; sans doute pas au niveau de ses compositions d'alors. Mais quelque chose qui avait un peu d'âme.
Lorsqu'il s'arrêta de jouer, il y eut un silence. La pièce semblait encore résonner. Puis il tendit la guitare à Sir Bob en marmonnant :
— Enfin voilà… un truc comme ça, quoi.
— Splendide ! Magnifique ! Sublime !
— Ouais ouais, ça va. C'est pas Stairway to Heaven non plus, hein.
— Ça sera amplement suffisant. Surtout avec cette voix…
Un ange passa, et Bob mit un moment à comprendre.
— Surtout avec cette… Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
Le vieux récupéra son petit objet électronique qui était resté posé sur la table basse. Bob s'aperçut alors que sur l'écran, ce n'était plus la photo de sa magnifique femme qui s'affichait mais un gros bouton rouge et une sorte de chronomètre qui défilait. Même s'il n'était pas familier de cette technologie, il reconnaissait assez bien le symbole universel pour « enregistrement ».
Il l'avait enregistré. Sir Bob l'avait enregistré à son insu. Celui-ci jubilait :
— Avec quelques couplets de mon cru, ça sera à n'en pas douter un tube du tonnerre ! « Bob Thunderwood en duo avec lui-même jeune », tu parles d'un coup de pub ! Finis les bides ! Fini le creux dans la carrière ! Le retour du succès ! La gloire, la vraie !
— Espèce de salopard !
Cette fois, la rage submergea le jeune musicien. Il essaya de subtiliser le petit appareil mais Sir Bob fut plus rapide et le rangea dans sa poche.
— ESPÈCE DE SALOPARD ! J'te poursuivrai en justice !
— Sur quel motif ? Atteinte au droit d'auteur ? Mais c'est bien moi qui aie composé la chanson… c'est moi qui chante sur la bande…
— Je vais te…
— Allons !
— Je vais te tuer. Je. Vais. Te. TUER.
Sans réfléchir, il attrapa la guitare et l'envoya au visage de Sir Bob. Celui-ci se protégea juste à temps mais la caisse de l'instrument éclata sur son épaule et il tomba lourdement au sol. Le jeune Bob se jeta sur lui et se mit à lui asséner des coups au visage, en laissant exploser tout son ressentiment.
— Hé ! Aïe ! AÏE ! STOP ! ARRÊTE !
Entre chaque coup, Bob s'exclamait :
— J'vais ! P't'être ! Dev'nir ! Une ! Sombre ! Merde ! Mais ! Au ! Moins ! Elle ! Morflera ! Un ! Peu !
Puis il arracha l'appareil électronique directement dans la poche du vieux Bob, qui était KO sur le sol, ses effets personnels éparpillés autour de lui. Il mit l'engin par terre, et le pilonna de plusieurs coups de talon jusqu'à ce qu'il s'éteigne, l'écran brisé en mille morceaux.
— Voilà pour ton tube ! Vieux ringard !
Sir Bob se releva péniblement. Il avait le visage en sang et la veste déchirée. Il semblait sous le choc. À tel point que Bob se demanda, un instant, s'il n'avait pas modifié l'avenir. Les choses s'étaient-elles vraiment déjà passées comme ça pour Sir Bob, cinquante ans plus tôt de son point de vue ? Si oui, pourquoi donc avait-il organisé ce rendez-vous ? S'il savait que cela se finirait ainsi ?
C'était irrationnel, mais le jeune Bob voulait croire qu'il pouvait changer les choses. Changer l'avenir. Avoir sa revanche. Et si ce qui allait lui arriver était écrit pour les cinquante prochaines années, s'il devait devenir Sir Bob, rien ne lui disait qu'il ne pouvait pas changer l'avenir de ce Sir Bob.
Soudain, en voyant le contenu des poches de son vieil alter-ego au sol, Bob vit sa revanche toute tracée. Le paquet de tabac à rouler. La plante, le thunderwood. Toxicodendron vernix.
La fameuse page du dictionnaire de ses parents lui revint à l'esprit. La photo, claire comme de l'eau de roche. La description du poison, celle qui l'avait mené à prendre ce nom de scène : lorsque la plante est brûlée, l'inhalation de la fumée peut provoquer l'apparition d'une éruption douloureuse sur la paroi des poumons, causant une difficulté respiratoire pouvant mener au décès.
Dans un accès de haine jubilatoire, il s'empara du sachet de tabac et de la plante. Alors que Sir Bob était encore à moitié dans les vapes, il émietta une des feuilles de la plante dans le sachet, le referma et secoua tout. L'adrénaline masqua presque totalement la sensation de brûlure du poison sur ses doigts.
Lorsque Sir Bob se releva, il lui envoya le sachet et la plante en lui crachant :
— Tiens ! Reprends tes merdes et casse-toi ! ALLEZ !
Apeuré, Sir Bob ne prit même pas la peine de ramasser les restes de sa guitare, recula en trébuchant vers le portail, et en quelques secondes, il avait disparu.
Il fallut plusieurs minutes au jeune Bob pour reprendre ses esprits. Tout semblait irréel. La rencontre. La conversation. La chanson. La bagarre. La plante et le tabac.
Si tout se passait comme il l'avait imaginé, il venait de mettre en branle le suicide le plus long de l'histoire. En quittant la pièce, il se dit : bon, maintenant, tu as cinquante ans pour travailler à ne pas devenir ce type, sinon, t'es mort.
S'il y avait une chose qui semblait universellement partagée au sujet du portail temporel, c'était bien la fébrilité qu'il suscitait : alors que Martin Jacksman le fixait d'un air anxieux, il ne pouvait s'empêcher de se ronger les ongles jusqu'au sang.
Martin Jacksman était le manager de Sir Bob Thunderwood, et en ce 22 août 2023, son associé était en train de mettre à exécution son plan le plus fou. Enfin, « en train de »… techniquement, ce plan s'était déroulé cinquante ans plus tôt.
D'ailleurs, seulement quelques secondes après le départ de Thunderwood pour 1973, le portail se remit à briller : même s'il était resté plusieurs longues minutes dans le passé, rien ne l'empêchait de ne revenir que quelques instants après le moment où il était parti.
Lorsque Sir Bob traversa le portail, son manager Martin ouvrit des yeux ronds et porta ses mains à la bouche : le vieux rockeur n'aurait pas eu meilleure mine en sortant d'un match de boxe face à un champion du monde et sans protection. Celui-ci fit quelques pas, en boitant, puis regarda Martin dans les yeux.
Son visage était tuméfié, l'arcade sourcilière ouverte. Pourtant, après quelques instants, il afficha un sourire et murmura :
— Ça a marché.
— Que… quoi ? Mais tu as vu ta tête ?
— Oh… Aïe… Oui, je n'ai jamais dit que ça allait être de tout repos.
Il s'avança avec difficulté et s'écroula sur la première chaise venue. La pièce, bien que plus moderne, avait la même disposition que son équivalent de 1973, avec son portail au centre et ses chaises et sa table basse sur le côté.
— Alors ? Alors ? Raconte !
— Laisse-moi le temps de souffler deux minutes.
Lorsque Sir Bob sortit son sachet de tabac, Martin le regarda avec un air réprobateur.
— Hé là ! T'es de retour en 2023, mon vieux. C'est interdit de fumer ici.
— Écoute, on va faire une exception… t'as vu ma tête ? J'ai bien droit à une clope, quand même.
Martin le regarda patiemment allumer sa cigarette, mais il était évident que lui brûlait d'en savoir plus.
— Bon ! Alors, t'as réussi à lui faire enregistrer, ce refrain ?
— Mmh. Mmh.
— Sérieusement ? Fais-moi écouter !
— Mmh. Pas possible. Il a détruit la bande.
— QUOI ? Mais c'est pas vrai ! Je croyais qu'on pouvait pas changer le cours des événements !
— Le cours des événements n'a pas changé, fit Sir Bob en tirant une latte sur sa cigarette.
Estomaqué par cet aveu, Martin se laissa tomber sur la chaise en face de Thunderwood.
— Mais… attends… QUOI ? Tu m'avais pourtant dit…
— Je t'ai dit qu'en 2023, j'aurai un plan pour faire retrouver un succès éclatant à ma carrière, un truc qui ferait de moi la rock star la plus légendaire de l'histoire. Je t'ai dit que tu devais me faire confiance, car ça impliquait que je revienne en 73 pour faire enregistrer un truc à mon moi du passé.
— Et… ?
— Et j'ai jamais dit que ce serait l'enregistrement, ce plan.
N'y comprenant rien, Martin resta silencieux. Sir Bob se mit à tousser mais poursuivit :
— Vois-tu, en 1973, lorsque je me suis vu vieux, je me suis tellement haï que je me suis… je me suis tué.
Le manager commençait à sentir la sueur lui perler dans le dos. Mais qu'est-ce que son vieil ami était-il en train de lui raconter ?
Entre deux toussotements, Sir Bob eut un petit rire :
— Tué avec ma propre plante. Le jeune Thunderwood tue le vieux Thunderwood avec un thunderwood. T'avoueras que ça a de la gueule, comme une de journal.
Il eut cette fois une quinte de toux si violente qu'il faillit en lâcher sa cigarette, mais continua à tirer dessus. Martin eut alors une intuition :
— Attends… il a empoisonné ton tabac, c'est ça ?
— Dans le… mille…
Sa respiration se faisait de plus en plus difficile. Il lui fallut un effort démesuré pour expliquer son plan :
— Tu imagines… le buzz que ça va faire… quand on apprendra la nouvelle ? Une rock star… assassinée… par son jeune alter-ego… à travers le temps… je suis sûr… qu'on peut même… demander… la vidéo… au labo…
— Mais… c'est un meurtre ! Les bandes vidéo sont une preuve ! On peut le poursuivre, arrête de fumer ça !
— Pas… meurtre…
Il s'affaissa sur le dossier de sa chaise, tremblant alors qu'il tirait une dernière taffe.
— Suicide… le plus long… de l'histoire… je vais devenir… une légende… gloire… succès… éternel…
La douleur était insupportable, mais Sir Bob se sentait déjà partir. Au panthéon des rock stars, aucune ne pouvait se prévaloir d'une telle conclusion. Une mort plus spectaculaire que toutes les overdoses du monde.
Une mort digne d'une rock star comme lui.
Une mort rock'n'roll.