WCHF02 – La Fédération Nationale des Travailleurs
Précédemment : Barne Mustii est un employé de bureau sans histoire harcelé par son patron, un gobelin tyrannique du nom de Glormax. Encouragé par Carmalière, un magicien syndicaliste, il repense avec nostalgie à ses ancêtres du Moyen-Âge, de grands guerriers héroïques…
— Tu veux un thé ? Une tisane ? Ou un café, peut-être ? On a du déca, si tu préfères…
Décidément, se dit Barne, c’est une mode de tutoyer dès la première rencontre, chez eux.
— Je vais juste prendre un verre d’eau, répondit-il d’un air pincé.
— Sûr, hein ? Parce qu’on a une super tisane bio que Milia nous concocte avec des plantes de son jardin.
Assise derrière un bureau un peu plus loin, Milia fit un léger signe de la main à Barne, en souriant. Barne se sentait légèrement mal à l’aise. La dénommée Milia et son interlocutrice étaient deux elfes, grandes, aux regards perçants et aux fines oreilles en pointe. Il fréquentait assez peu d’elfes à l’exception notable de son ex-femme, et la dernière des choses à laquelle il voulait penser, c’était à son ex-femme. De plus, il n’avait pas franchement le cœur à expliquer à ces deux syndicalistes que non, la super tisane bio du jardin ne le faisait pas spécialement rêver.
— Merci, dit-il, juste de l’eau.
Son interlocutrice eut un air déçu en se levant pour aller lui remplir un gobelet à la fontaine à eau. Il s’en voulait déjà d’être venu, mais il avait passé l’après-midi à ruminer. Ce Carmalière avait semé le doute en lui, avec ses glorieuses histoires de combats pour la liberté. Après de longs moments d’hésitation et de remise en question, Barne avait fini par céder à la tentation : lorsqu’il avait quitté son travail vers dix-sept heures, il n’avait pas pris le chemin de son appartement mais celui de l’antenne locale de la Fédération Nationale des Travailleurs. Il y avait été accueilli par cette étrange elfe aux cheveux bleus clairs, ce qui était une faute de goût inacceptable, même venant d’une elfe.
— Monsieur Carmalière m’avait dit qu’il serait disponible ce soir pour que nous discutions de mon problème. Est-ce que vous savez à quelle heure il doit arriver, madame… ?
— Amélise, termina l’elfe. Et pas la peine de me donner du « madame » et de me vouvoyer : on est tous des camarades ici.
Barne n’avait pas la moindre intention d’être un « camarade » mais il n’en souffla mot.
— D’ailleurs, tu devrais tout autant perdre l’habitude de dire « monsieur » pour parler de Carmalière. Il n’aime pas ça. D’autant plus que ce n’est pas un homme.
Barne eut un instant d’incompréhension mais le déclic se fit :
— Pas un être humain, vous voulez dire ?
— Non non, insista Amélise. Enfin si, effectivement, je vois la confusion : c’est un magicien, donc pas un humain. Mais je confirme : ce n’est pas un homme non plus.
L’elfe pouffa en voyant l’air benêt que Barne ne pouvait s’empêcher de prendre.
— Sans blague ? Tu ignores que les magiciens ne se reconnaissent pas de genre ?
— Je… eh bien non, en effet, je ne le savais pas. Euh, mais attendez, Carmalière…
— Oui ?
— Il est barbu !
Amélise laissa échapper un grand rire strident qui fit sursauter Barne. Au fond de la salle, l’autre elfe, Milia, se mit à rire aussi alors que Barne aurait pu jurer qu’elle n’avait rien entendu des raisons de l’hilarité d’Amélise.
— « Il est barbu » ! Haha ! C’est la meilleure de l’année, celle-là ! Et alors ? s’exclaffa-t-elle. Toi, t’es pas barbu ! T’es quand même un homme, non ?
Barne était trop interloqué pour relever ce qui lui apparaissait comme une erreur de logique notoire.
— Mais vous avez parlé de lui au masculin ! protesta-t-il devant des moqueries qu’il jugeait parfaitement injustifiées. Ce n’est pas moi qui l’invente !
— Ah, oui.
Amélise avait cessé de rire et paraissait désormais pensive.
— C’est vrai, c’était une erreur de ma part. Un vieux réflexe issu de mes propres constructions sociales patriarcales, en somme. Tu m’as eue ! Tu vois, personne n’est parfait. Ce n’est pas simple avec notre langage qui n’a pas de genre « neutre ». Enfin, Carmalière s’en fiche, qu’on le désigne comme un homme ou une femme. Pour elle, c’est du pareil au même.
— Très bien, très bien, dit Barne qui n’avait pas très envie de se lancer dans des considérations linguistiques, surtout avec une elfe qui lui apparaissait comme une féministe radicale. Tout ça c’est super. Du coup, « iel » sera là quand ?
— Hééé, on maîtrise les pronoms agenrés, hein ? Moi qui te prenais pour un vieux réac’ !
— Ça fait toujours plaisir.
— Roh, le prends pas mal. Tu m’as l’air tellement guindé avec un ton petit costume et ta cravate, là. Mets-toi donc à l’aise ! Carmalière ne va pas tarder, iel a été retenu à l’entretien de licenciement d’un autre camarade.
Où est-ce que je me suis fourré ? se demandait Barne. Sans aller jusqu’à se considérer comme un « vieux réac’ », Barne venait d’un milieu plutôt conservateur et n’avait pas vraiment l’habitude de fréquenter des milieux aussi… alternatifs. Oh, bien sûr, il avait eu sa période « rebelle idéaliste », un jour lointain. Seulement, s’il était honnête avec lui-même, il se voyait plutôt comme un partisan de l’ordre et de la tradition. Des syndicalistes, des gauchistes, des féministes… si Barne avait une zone de confort, elle était à mille lieux de là.
Il but son verre d’eau d’une traite et se prépara mentalement à dire « je repasserai un autre soir » tout en sachant très bien qu’il ne reviendrait jamais.
— Bon eh bien…
— Barne ! Tu es venu, finalement !
Coincé. Carmalière venait de faire son entrée. Iel était toujours habillée de cette toge qui mélangeait des teintes pourpres et bordeaux, avec des motifs en spirales que Barne n’aurait même pas osé porter à une soirée de carnaval.
Maintenant que Barne le voyait clairement, de face, il ne pouvait s’empêcher de constater que si on oubliait la barbe et cette excentrique moustache fine, longue et recourbée, les traits de Carmalière étaient plutôt féminins. Et, en y prêtant l’oreille, il se dit que sa voix n’avait également rien de spécialement masculin.
— Ah. Bonsoir, euh, monsi… euh, Carmalière.
Amélise pouffa tout doucement et Barne lui jeta un regard noir.
— Bonsoir, dit le magicien en lui tendant la main. Je vois que tu as déjà fait la connaissance d’Amélise ! Bien, bien. J’espère que je ne t’ai pas trop fait attendre ?
— Non, mais en fait je pense que je vais y al…
— Viens donc t’installer à mon bureau, on y sera plus à l’aise pour causer !
Avant que Barne n’ait pu protester, Carmalière l’avait fait s’asseoir sur une chaise en face du bureau le plus en désordre qu’il avait jamais vu.
D’une certaine manière, cette antenne de la FNT était organisée comme les locaux où Barne travaillait, en open space, et pourtant ils n’auraient pu être plus différents. Il y régnait une atmosphère de bazar qui semblait parfaitement assumée.
Carmalière se laissa lourdement tomber sur la chaise rembourrée qui grinça sous son poids. Iel croisa les jambes sur son bureau en faisant valser une pile de feuilles de papier. Elles s’étalèrent sur le clavier de son ordinateur, un vieux coucou qui, pensa Barne, avait sa place au musée des ordinosaures. L’ordinateur, en signe de protestation contre ces documents qui maintenaient appuyées plusieurs touches de son clavier, émit un bip continu et très irritant.
— Pardon, fit Carmalière à l’attention de Barne tout en dégageant le clavier de la pile de feuilles. Pas mal de dossiers en cours, comme tu peux le voir. Les gens désertent les syndicats : résultat, on se retrouve à trois clampins pour gérer tous les litiges de Boo’Teen Corp. Tu le crois, ça ?
Barne, qui avait à peu près autant de culture syndicale qu’un troll avait de sensibilité poétique, le croyait volontiers.
— Bon ! s’exclama la magicienne sans laisser le temps à Barne de répondre. Parlons peu, parlons bien. Pour ton affaire, là… Je te cache pas que ça va être compliqué. C’est triste à dire, mais le management par le harcèlement, c’est devenu la norme.
— Ah bah super. Si c’était pour entendre ça, j’aurais pu rester chez moi, merci…
— Attends une seconde, fit Carmalière en levant les bras. Je n’dis pas qu’on n’va rien pouvoir faire. Simplement, moi je dois être honnête avec toi, et il faut que tu saches qu’on ne se prépare pas à une partie de plaisir. En face, y’a du gobelin, y’a de l’orque, bref : y’a d’la crevure. Donc si on décide qu’on y va, il faut qu’on s’en donne les moyens. Maintenant, si on y va : on y va ! Et là, je peux te garantir que toute la fine fleur de la FNT y mettra du cœur à l’ouvrage.
Barne ne put réprimer un petit ricanement. Il eut bien conscience d’avoir l’air très condescendant mais c’était plus fort que lui. Si la fine fleur de la FNT, c’était ces « trois clampins » dans une cahute de hippies, autant abandonner tout de suite.
— Quoi ? dit Carmalière qui n’avait pas du tout l’air vexé mais au contraire plutôt amusée. On ne paie pas de mine, c’est ça ? Et alors ? On t’a déjà parlé des « minorités agissantes » ? Tu crois que le grand capital orquogobelinesque ne tremble que devant des armées ? Tu parles ! Ils ont tellement pris l’habitude de s’adresser à des laquais qu’au moindre contestataire qui cause un peu plus fort, ils font dans leurs frocs !
— Oui… ils font dans leurs frocs, ou alors ils détruisent votre carrière, votre réputation, votre vie. Malgré tout, ce sont eux qui sont aux commandes, je vous le rappelle.
— Tant qu’on les y laisse…
— Si vous comptez me sortir le couplet sur le Grand Soir, tout ça, vous pouvez oublier, fit sombrement Barne. Je n’y crois plus et, franchement, je ne suis même pas sûr que ce soit souhaitable.
Carmalière se tut et croisa les bras, penché en arrière sur son fauteuil, en dévisageant Barne. Iel semblait le détailler, l’analyser, tenter de comprendre ses mécanismes de pensée. Barne n’aimait pas cela du tout.
— Okay, finit par dire Carmalière. J’arrête d’essayer de te convaincre avec mes grands discours. Alors restons-en aux faits. Tu as un patron tyrannique qui passe ses nerfs sur ses salariés, toi le premier : ceci au moins est concret. La loi te protège en théorie et tu as besoin d’un soutien pour la faire appliquer : ceci au moins est concret. La FNT se propose de t’aider : ceci au moins est concret et ceci se passe de nos convictions profondes, des miennes comme des tiennes. Nous sommes d’accord ?
— Ça me semble honnête.
— Tu m’en vois ravi. Passons maintenant à notre plan d’action. Vois-tu, au-delà d’être la bande de pieds nickelés que tu nous imagines être – ne dis pas le contraire, je ne t’en veux pas –, nous avons quelques avantages. Le mien, tout d’abord, c’est d’avoir huit siècles de bouteille derrière moi. Je peux te dire que les luttes des travailleurs au Moyen-Âge, ça avait une autre gueule.
Carmalière fit un signe de tête en direction du mur. Barne y remarqua alors un tableau accroché, qui représentait un magicien au milieu d’une horde de monstres, avec d’immenses rayons de lumière qui jaillissaient de ses bras et terrassaient ses ennemis.
— C’est vous, ça ? fit Barne, ébahi.
— Oui, mais ce n’est pas important dans l’immédiat. Non, ce qui est important, c’est qu’en huit siècles, j’en ai vu, des conflits. Question jurisprudence, je peux me vanter de maîtriser mon sujet. Si on attaque notre cher Glormax sur la base du harcèlement moral, en comptant sur au moins trois ou quatre témoignages – notre amie commune Kildra se fera une joie d’en faire un –, on peut espérer tout au plus un avertissement formel à son égard. Tu admettras que ça fait léger.
— C’est dix avertissements formels avant un blâme, et combien de blâmes pour une sanction tangible ?
— Voilà, tu as assez bien résumé le problème. Par contre, j’ai souvenir d’une affaire assez similaire à la tienne qui avait abouti au licenciement du supérieur hiérarchique en question…
— Son licenciement ? répéta Barne en ouvrant de grands yeux.
— Tout juste. Seulement l’affaire est plutôt ancienne et, de mémoire, elle faisait appel à une interprétation assez particulière d’un obscur article du code du travail…
— Vous ne vous en souvenez pas ?
— J’ai huit siècles de souvenirs dans ma caboche, cher ami. J’aimerais qu’ils soient tous photographiques, mais il ne faut pas rêver. Non, si on veut retrouver l’affaire exacte, avec tous ses détails, ses subtilités, nous n’avons pas le choix : il faut remettre la main sur l’acte de condamnation.
— Très bien. Où se trouve-t-il, cet acte de condamnation ?
— C’est là que ça se corse, murmura Carmalière.
Iel décroisa les jambes et les reposa sur le sol, envoyant valdinguer une autre pile de documents par terre. Iel ne prit pas la peine de les ramasser et se mit à taper frénétiquement sur son clavier. Sur l’écran légèrement tourné vers Barne, celui-ci pouvait voir un navigateur. Il était d’ailleurs stupéfait qu’il soit possible de se connecter à Internet à l’aide d’une machine aussi obsolète.
— Malheureusement, la numérisation des archives du Tribunal des Prud’Orques ne remonte qu’à une quinzaine d’années. Tout ce qui est antérieur n’est pas disponible en ligne.
— Mais ces archives, même anciennes, restent publiques, non ? remarqua Barne.
— En théorie, oui.
— Et en pratique ?
— En pratique, les archives sont stockées dans la Bibliothéque Nationale des Prud’Orques.
— À Sorrbourg ? Il faut qu’on se déplace jusqu’à la capitale ?
— Si ce n’était que ça… non, il y a deux problèmes de taille : le premier, c’est que ce bâtiment appartient à la même classe dirigeante contre laquelle les Prud’Orques sont censés te protéger. Des orques, comme le nom l’indique. Le second, c’est que la Bibliothèque emploie principalement des humanoïdes inertes.
Le terme « inerte », dans ce contexte, désignait les êtres non dotés de pouvoirs magiques.
— Et alors ? fit Barne. Je suis un inerte moi aussi et je ne vois pas bien où est le souci.
— Au risque de te choquer, tous les inertes n’ont pas ton ouverture d’esprit par rapport aux créatures magiques comme Amélise, Milia et moi-même.
Barne se sentit flatté qu’on lui trouve de l’ouverture d’esprit, ce qui n’était en général pas la première qualité que l’on lui prêtait. Bien sûr, le fait d’avoir été marié de longues années avec une elfe y était sans doute pour beaucoup dans cette supposée « ouverture d’esprit » supérieure à la moyenne, mais il n’en dit rien.
— Pour m’y être cassé les dents moi-même à plusieurs reprises, poursuivit Carmalière, je peux t’assurer qu’on ne m’y laissera pas entrer.
— Les inertes prendraient le parti des orques plutôt que celui des elfes ?
— Hélas…
Barne n’en croyait pas ses oreilles et regardait Carmalière avec incrédulité. Cellui-ci laissa échapper un soupir dans lequel transparaissait la lassitude de huit cents années de lutte.
— Les choses ne sont pas si simples. Tu es sans doute familier des organisations identitaires inertes comme le Groupe Anti-Magie, le Front des Inertes Fiers ou le Carré d’Or ?
— Je vois le genre, dit Barne qui avait en tête des bandes de types coiffés à la militaire et avec un goût certain pour les crimes de haine. Par contre, si je ne m’abuse, ce sont surtout des humains, pas des gobelins.
— Oui, mais toute la question est de savoir comment ils se positionnent dans les rapports de force : ils se targuent d’être inertes, ce qui les oppose aux elfes et affiliés, pas aux orques ni aux gobelins. Le capital ne tremble pas devant les identitaires, car les identitaires ont désigné un autre ennemi, une cible facile sur laquelle ils peuvent concentrer l’attention pendant que les orques se frottent les mains. Vois-tu…
Carmalière prit une inspiration, comme pour se préparer à se lancer dans des explications longues et complexes :
— Historiquement, les inertes ont compensé l’absence de magie par la technologie. La grande majorité des avancées techniques et scientifiques que nous prenons pour acquises – l’industrie, les engins motorisés, le numérique, Internet… – sont avant tout dues à la frustration des humains de n’avoir pas accès à la magie. Les orques et les gobelins – inertes eux aussi, je te le rappelle – se sont jetés sur l’opportunité de prendre une place importante dans le monde technologique qui, contrairement au monde magique, ne leur était pas interdit. Alors, même s’ils sont une source d’oppression majeure pour les humains, les nains et tous les autres inertes, ils apparaissent paradoxalement comme moins dangereux que les elfes, les magiciennes et tous les autres êtres magiques… parce que la magie fait une concurrence directe à la technologie et, par ricochet, à la suprématie des inertes. Pas l’oppression des orques. Même si nous autres créatures magiques inspirons en général la sympathie, en cas de situation conflictuelle, ressurgissent bien vite des intérêts… eh bien, pardon du terme : des intérêts de classe.
Il y eut un silence. Barne devait bien admettre qu’il n’avait jamais envisagé les choses sous cet angle. Lui-même, s’il avait dû se ranger à l’avis d’un gobelin ou à celui d’un magicien, n’aurait-il pas choisi l’inerte, le gobelin ? Quand bien même ces créatures étaient méprisables, elles dégageaient une sorte d’autorité naturelle à laquelle même Barne n’était pas insensible. Était-ce réellement un état de fait naturel ou bien une construction sociale, comme semblait le sous-entendre Carmalière ? La question déstabilisait Barne. Pour l’heure, il décida de la ranger dans un coin de sa tête.
— Je vais peut-être dire une bêtise, dit-il en rompant le silence, mais est-ce que ma simple présence ne pourrait pas faciliter les choses ? Je veux dire… je suis un inerte. Si votre théorie est juste…
— Elle l’est.
— Si votre théorie est juste, répéta Barne qui n’avait l’intention de se laisser imposer l’opinion d’autrui si facilement, alors peut-être ai-je une chance d’avoir accès aux archives. En tant qu’humain.
— C’est effectivement mon espoir. Il n’empêche que nous serons tout de même trois êtres magiques sur quatre.
— Quoi ? Attendez, mais pourquoi est-ce que je n’irais pas tout seul ?
— Parce que je doute que tu sois autorisé à emprunter des documents. Tu saurais les interpréter tout seul, sur place ? Sans aide ?
— Vous pourriez toujours me guider par téléphone, fit remarquer Barne en haussant un sourcil.
— Je crains fort que le bâtiment ne soit soumis à un brouillage… et sans certitude, nous ne pouvons pas prendre le risque.
— Bon, admettons. Vous devez m’accompagner, d’accord. Par contre, pourquoi faire venir les elfes ?
— Les elfes ? dit Carmalière sans avoir l’air de comprendre.
— Eh bien oui, répondit Barne, vous aviez dit trois sur quatre, non ? J’imagine que vous parliez de ces demoiselles. Amélise et Milia, si je ne m’abuse ?
— Amélise ? Mais ce n’est pas une elfe !
En se retournant vers Amélise, Carmalière vit soudain la cause de cet imbroglio.
— Ah oui, dit-il, je vois. Amélise ! Retire donc ta veste, le nouveau te prend pour une elfe !
Celle-ci poussa son insupportable rire strident en balançant sa tête en arrière et Barne se dit qu’elle en faisant définitivement trop. Il trouvait également fort inconvenant que Carmalière lui intime, comme ça, de se dénuder. Amélise retira sa veste sous laquelle elle portait un débardeur blanc. Deux grandes ailes, semblables à celles d’une libellule, se déplièrent dans son dos. Barne était stupéfait.
— Une fée… murmura-t-il.
— Une fée, confirma Carmalière, tout juste. C’est vrai que physiquement, à part les ailes, il n’y a pas grand chose qui les distingue des elfes, pas vrai ? Question magie, en revanche, c’est autre chose. La magie des fées, haaa… Même moi, avec toute mon expérience magique, je continue à être sous le charme. Quelles créatures majestueuses.
Amélise était occupée à se ronger les ongles, le regard dans le vide, et Barne avait bien du mal à saisir la majesté de la fée. Certes, les ailes étaient jolies.
— Il n’empêche, dit-il pour recentrer la conversation, que je ne vois pas pourquoi elle devrait venir ! Ni elle ni celle qui est vraiment une elfe !
— Amélise est infirmière. On a toujours besoin de quelqu’un pour soigner les petits bobos dans une compagnie.
— Ah, parce que nous sommes une compagnie maintenant. Première nouvelle. À quel genre de blessure exactement nous exposons-nous en visitant une bibliothèque ?
Carmalière s’avachit à nouveau dans son fauteuil et croisa les mains derrière la tête.
— C’est une bibliothèque, certes. Mais une bibliothèque qui abrite des données sensibles et qui est tenues par des orques. Sans aller jusqu’à sombrer dans la paranoïa, je prendrais quelques précautions avant de m’y rendre.
Le petit employé de bureau en face de la magicienne n’en croyait pas ses oreilles. Comment en était-il arrivé là ?
— J’voulais juste que mon patron arrête de m’engueuler, moi, fit-il piteusement, le regard baissé. Voilà que j’me retrouve embarqué dans une compagnie, avec une guérisseuse et une mission d’infiltration qui implique de potentielles blessures physiques…
— Je sais, c’est grisant, hein ? répondit Carmalière en levant les yeux aux ciels d’un air rêveur. L’appel de l’aventure, l’épopée qui t’attrape et ne te lâche plus. Tu verras, après quelque temps, tu ne pourras plus t’en passer.
Barne n’eut qu’un souvenir très confus du chemin du retour. Il avait pris le bus, il en était à peu près certain, mais tout le reste était flou. Sa vie avait pris un tour aussi inattendu que brutal. Pourquoi ? Pour une stupide insulte lancée par un patron un peu autoritaire.
« Traîne-savate »… Pourquoi avait-il fallu qu’il en fasse un tel flan ? Surtout, pourquoi n’avait-il jamais été capable de dire « non » à cette Carmalière, tout simplement ? Il en avait eu envie, pourtant, à chaque fois que les plans de la magicienne devenaient un peu plus délirants. Mais non. Jusqu’au bout, Barne avait accepté. Tacitement, parfois. En grognant un peu. Sauf qu’il avait été, dans les grandes lignes, consentant. Il ne se l’expliquait pas.
Quel traîne-savate, se dit-il… Il avait la sensation d’avoir été happé, comme une marionnette, par les événements. Incapable d’inverser la tendance, il s’était résigné à suivre Carmalière dans cette mission dont les tenants et les aboutissants lui semblaient de plus en plus flous.
— Eh bien, fit son miroir lorsqu’il entra dans la salle de bain pour prendre une douche bien méritée, on rentre tard ce soir ! Ne me dis pas que tu as fini par remplacer Mélindel ?
— Ça te regarde, la vitre ?
— Oooh, mais c’est qu’il répond, l’effronté.
Les habits de Barne atterrirent dans la corbeille à linge sale. Il ouvrit le robinet et lorsque l’eau commença à chauffer, il entra dans sa cabine de douche.
— Alors ? reprit le miroir.
— Alors quoi ?
— Tu veux pas me répondre ?
— Faudrait savoir, je croyais que j’étais effronté. Tu préfères que je te réponde alors ?
— Oh ça va, petit malin. Tu peux m’dire, non ? On est quand même pratiquement des colocataires. Ça crée des liens.
Barne éclata d’un rire à moitié forcé. Intérieurement, il était plutôt horrifié : bon sang, il a raison, se disait-il. Ma relation sociale actuelle la plus sérieuse, c’est le miroir de ma salle de bain. Eh merde.
— Si tu veux tout savoir, je pars à l’aventure !
— À l’aventure, toi ? Tu vas sortir les poubelles, c’est ça ?
— Pas du tout. Je vais poursuivre mon patron en justice. Pour ça, je pars à la recherche d’un ancien document juridique.
— Ouais, bah j’étais pas loin…
— N’empêche que je suis dans une compagnie, maintenant. Eh ouais. Y’a un magicien, une fée, une elfe…
— Sans blague ? Encore une elfe ? Mélindel ne t’as pas suffi ?
— Tu peux te moquer, n’empêche que moi, je fréquente des gens en dehors de l’appartement.
C’était un coup bas, il le savait. Le pauvre miroir n’avait pas la moindre occasion de parler à qui que ce soit, sauf lorsque Barne recevait des invités. Ce qui n’était à peu de chose près jamais arrivé depuis que son ex-femme était partie.
Pourtant, quelque part, se passer les nerfs sur cet objet insignifiant avait revigoré Barne. Au fond, peu importait la mission. Pour la première fois depuis longtemps, il allait vivre quelque chose. Sortir.
Et, il se sentit ridicule en ayant cette pensée d’adolescent attardé mais… il avait de nouveaux amis.
🛈 Si vous avez aimé cet article, vous pouvez le retrouver dans le livre Working Class Heroic Fantasy.