WCHF05 – L’Épée des Serfs
Précédemment : Suite à une course-poursuite et un combat contre les gardiens gobelins de la Bibliothèque Nationale des Prud’Orques, la compagnie est contrainte de se réfugier aux sous-sols : là, ils tombent sur Pod, le guichetier gnome, qui leur vient en aide et leur permet de s’enfuir par les anciennes catacombes de la ville. Ils se réfugient chez un contact de Carmalière, mais surprise : c’est un ogre !
Barne étouffa un cri et porta ses mains à la bouche. Pod eut aussi un mouvement de recul. Les autres ne bougèrent pas.
— Bonjour, Zarfolk, dit Carmalière d’une voix aimable.
— Carmalière, répondit simplement l’ogre.
Il avait une voix grave et rauque mais parlait doucement, comme s’il murmurait – ce qui, pour une créature de cette taille, était équivalent à un volume de voix normal pour un être humain. Bon sang, se dit Barne, cet enfoiré de Carmalière aurait pu prévenir que son « ami » était un ogre ! Il avait failli faire un infarctus.
— Cher ami, continua Carmalière qui gardait un grand sourire malgré le visage impassible de l’ogre qui la toisait de toute sa hauteur, nous sommes en mauvaise posture et nous aurions besoin…
— D’une planque, coupa l’ogre. Oui, j’avais bien compris.
Un silence inconfortable s’installa pendant quelques secondes. L’ogre tournait son regard sévère alternativement sur chacun des cinq compagnons. Barne eut bien du mal à ne pas détourner les yeux lorsque ceux de l’ogre se plantèrent dedans.
— Entrez, dit enfin l’ogre en reculant dans le hall de la maison. Désapez-vous dans l’entrée et allez vous laver… j’aimerais garder cette bauge propre autant que possible. Et toi, ajouta-t-il à l’attention de Carmalière, tu peux ranger tes sourires et tes « cher ami ». Tu l’as peut-être oublié avec les années, mais je ne suis pas un des gogos que tu séduis avec tes belles paroles.
Barne eut un goût amer dans la bouche en se reconnaissant un peu dans cette dernière description. Carmalière ne se démonta pas :
— Voyons, Zarfolk…
— Boucle-la, s’il te plaît. Juste… boucle-la.
Devant l’air déconfit du magicien, il ajouta :
— Oh, on va finir par causer, t’inquiète pas. Plus tard. Pour l’heure, épargne-moi ton numéro.
Carmalière opina du chef pour faire signe qu’il avait bien enregistré le message.
— Très bien, poursuivit l’ogre. Alors pour commencer, vous allez tous éteindre ces jolis mouchards que vous appelez smartphones et les déposer dans ce sac. Ce serait dommage d’être passé par… euh, quel que soit l’endroit où vous êtes passés… pour finir par se faire gauler par des joujoux technologiques sous écoute. Allez, hop hop hop !
À contre-cœur, ils obtempérèrent et Zarfolk emporta le sac avec lui. Amélise fonça à la salle de bain sans en demander le chemin : visiblement, elle connaissait les lieux. Les autres attendirent en silence dans le hall d’entrée, effrayés à l’idée de faire un pas de trop, de salir quelque chose et de provoquer la colère de leur hôte.
Lorsque chacun fut propre et sec – Zarfolk avait trouvé de vieilles guêtres à peu près à leurs tailles, ce qui était en soi une performance –, ils se retrouvèrent dans une grande salle à manger, assis autour d’une épaisse table en bois massif. L’intérieur de la demeure faisait l’effet d’une maison de grand-mère, garnie de vieux meubles parcourus de moulures démodées, décorée de papiers peints à fleurs qui se décollaient dans les coins. Quelques rayons de lumière filtraient à travers les planches de bois qui bouchaient la plupart des fenêtres, donnant à la pièce une atmosphère tamisée.
Pour une demeure d’ogre, l’habitation était en tout cas étonnement bien rangée et propre, même si l’on pouvait voir un peu de poussière fine voleter dans les rayons du soleil.
Zarfolk entra dans la pièce avec une bouteille de plusieurs litres dans une main et une pile de verres dans l’autre. Il était impressionnant : deux cents cinquante kilos de muscles et de graisse, la peau qui tirait sur le vert, le menton et le front proéminents, les cheveux noirs en bataille et une barbe de trois jours. Il était habillé d’une sorte de large t-shirt qui aurait pu servir de drap à deux êtres humains standards, et d’un jean abîmé aux genoux et aux mollets. Il s’assit sur un énorme fauteuil en bout de table, probablement le seul qui pouvait soutenir son poids sans céder.
On fit passer les verres et l’ogre déboucha la bouteille.
— Tout le monde aime le vin de groseille ? demanda-t-il dans ce murmure sonore qui semblait être sa façon favorite de communiquer.
L’assemblée acquiesça d’un même mouvement de tête silencieux. En l’occurrence, Barne se demandait si qui que ce soit aurait eu le cran de répondre « non » à une telle créature.
— Dis-donc, continua l’ogre, y’a des têtes que j’connais pas. Le vieux magos a encore recruté, à c’que j’vois…
— Ah oui, fit Carmalière, avec tout cela je n’ai pas eu le temps de faire les présentations. Voici Barne, qui est venu à nous parce qu’il était en conflit avec son patron…
— Tout le monde est en conflit avec son patron, fit Zarfolk avec un sourire narquois, c’est le principe.
— Et Pod, que nous avons pris sous notre protection, suite à un… à un imprévu.
Barne trouva l’expression sacrément pudique si l’on considérait que Pod avait manqué de peu d’être un otage. L’ogre, quant à lui, lâcha un rire rocailleux qui fit sursauter tout la tablée.
— Un « imprévu » ! Haha ! Venant de toi ! Elle est bien bonne. Comme si tu étais capable de prévoir quoi que ce soit. Haha ! Enfin, moi, c’que j’en dis… Peu importe. Bienvenue chez moi, les gars, ajouta-t-il à l’adresse de Barne et Pod. Je m’appelle Zarfolk, et à en juger par les tronches que vous avez tirées en me voyant ouvrir la porte tout à l’heure, j’imagine que le vioc ne vous a absolument rien dit sur moi.
Barne et Pod confirmèrent en secouant leurs têtes de gauche à droite.
— Vous avez le droit de parler, hein, fit Zarfolk, j’vais pas vous bouffer.
Il éclata à nouveau de rire en lisant dans les yeux de Barne et Pod que l’éventualité leur avait traversé l’esprit.
— Pour finir, conclut Carmalière en essayant de couvrir le rire de Zarfolk, tu connais déjà Amélise et Milia.
— M’d’moiselles, fit l’ogre en inclinant la tête vers elles tout en essayant de reprendre son sérieux.
— Demoiselle ? dit Amélise en levant un sourcil. Ça se dit encore pour une fée de quatre-vingt-dix ans ?
— Ça va, la ramène pas, gamine. Avec ta longévité, t’as la dégaine d’une humaine de trente piges. Pi j’te rappelle tu parles à un ogre de trois cents berges, alors tu restes une demoiselle pour moi.
— Oh, alors tu sous-entends que ta façon de m’appeler doit refléter ton jugement sur mon âge et mon apparence ? fit Amélise en soutenant le regard de l’ogre. Charmant.
Barne se faisait tout petit. Il trouvait Amélise sacrément brave de tenir tête ainsi à cette grosse brute. Zarfolk, lui, dévisageait Amélise avec un air à la fois surpris et amusé. Il avala une gorgée de vin de groseille.
— Excuse-moi. T’en as dans la caboche, la môme, ça m’a toujours plu. Jamais compris pourquoi t’étais toujours fourrée avec le vioc.
— Quant à moi, je n’ai jamais compris pourquoi tu t’obstinais à refuser de nous rejoindre, répliqua Amélise. Tu serais un sacré atout pour la fédération.
— Ni dieu ni maître, grommela l’ogre, ça te dit quelque chose ? Pi franchement, ça aurait l’air de quoi, un ogre sans emploi qui se syndique ? Pour faire quoi, en plus ? Tremper dans ses combines foireuses ? ajouta-t-il en indiquant Carmalière d’un mouvement de tête. Me retrouver un samedi midi couvert de merde à chercher une planque au milieu de la capitale de Grilecques ?
— Si ça ne te dérange pas, fit Carmalière d’un ton digne, le « vioc » aimerait justement expliquer la situation. À toi mais aussi à tout le monde.
— Mais on la connaît, la situation ! Me fais pas marrer ! T’as fait rêver deux trois paumés en mal de reconnaissance avec tes grands discours sur l’union des travailleurs, et tout le tintouin ! Tout ça pour les embarquer dans une combine à laquelle ils n’auraient jamais participé s’ils avaient su de quoi il retournait !
— Alors, le paumé qui s’est fait manipuler, ce n’est que moi, fit timidement Barne en levant la main. Pod est plutôt une victime collatérale. Le reste est assez réaliste.
— Tu vois ? s’écria l’ogre. J’ai tapé tellement juste que ça en a délié la langue du petit humain !
— Avant de me clouer au pilori, dit Carmalière en levant les bras, est-ce que vous souffririez d’entendre ma défense ?
— Tu veux dire qu’on aura vraiment le droit de te clouer au pilori quand t’auras terminé ? remarqua l’ogre en ricanant.
— Moi, intervint Pod, je vous avouerai que si je pouvais comprendre ce qui se passe, ça m’aiderait. Parce que bon, je suis content d’être là, hein. Sauf que ça m’est un peu tombé dessus par hasard. À cette tablée, je suis sans doute le plus ignorant…
— Eh bien vas-y, Carmalin : on t’écoute, dit l’ogre en resservant tout le monde à boire. J’espère que c’est intéressant… j’ai rarement du monde à la maison, alors pour une fois qu’on me raconte une histoire, elle a plutôt intérêt à être épique.
Avec l’air de cellui qui veut relever un défi, Carmalière commença le récit de cette aventure commencée cinq jours plus tôt, un lundi comme les autres pour Barne Mustii…
La compagnie ainsi que Zarfolk écoutèrent religieusement la magicienne. Barne ressentit une forte gêne lorsque Carmalière aborda la partie où il avait lui-même manipulé Pod d’une manière dont il n’était franchement pas fier. Ce dernier ne semblait pas lui en tenir rigueur, captivé par les paroles du magicien.
Il fallait admettre que Carmalière avait le chic pour donner une tonalité héroïque à une aventure au départ somme toute banale et à la conclusion peu glorieuse…
Lorsqu’il eut terminé, Zarfolk reprit la parole d’un ton sombre :
— Eh bien… je comprends mieux ce que le petit humain disait. Tu l’as vraiment pris pour le dernier des caves, hein ?
— J’ai bien conscience que vos soupçons sur ma probité ne vont pas s’estomper, se défendit Carmalière, mais j’insiste : je n’ai jamais eu l’intention de me « servir » de Barne. La preuve : l’affaire Ovart existe bien, je n’ai rien inventé. Barne et Amélise ont même retrouvé l’acte de condamnation. Le fait est que j’ai choisi de faire d’une pierre deux coups et de rechercher un document qui m’intéressait, moi, personnellement. L’existence de cette affaire personnelle n’enlève en revanche rien à celle qui concerne Barne.
— S’il se retrouve en taule à cause de tes conneries, un peu quand même, non ? remarqua Zarfolk en faisant une grimace. Bon, et ton embrouille, là ? L’Épée de Chéplukoi… j’espère au moins qu’elle vaut le coup de passer quelques années en cabane. Si t’en es à dérouiller deux gobelins en plein Sorrbourg pour ça…
— C’était de la légitime défense, argua Carmalière, ils nous avaient tiré dessus. Et en ce qui concerne l’Épée des Serfs, je peux vous garantir qu’elle est d’une importance qui dépasse tous les dossiers sur lesquels travaille la FNT, y compris celui de Barne – sans vouloir te vexer, Barne.
— Si j’avais dû me vexer à chaque fois que j’ai eu l’impression d’être accessoire…
— Mais alors, intervint Pod, c’est quoi, cette Épée des Serfs ? Mince, je suis le seul à être intrigué ?
— Nan, l’nabot, dit Zarfolk, moi aussi j’aimerais bien que Monseigneur Carmalière nous en dise plus.
— L’Épée des Serfs, énonça Carmalière, est un objet légendaire que bien des gens ont convoité depuis des siècles. On raconte qu’elle a été forgée aux temps anciens – avant ma naissance…
— Ça, pour faire ancien, ça se pose là, dit Zarfolk. T’as au moins deux mille ans…
— Huit cents seulement, je te remercie, mais peu importe. L’Épée des Serfs aurait été confectionnée par un elfe forgeron qui travaillait sur les terres d’un seigneur particulièrement cruel avec ses sujets. Celui-ci prélevait des taxes démentielles qui affamaient les paysans… et il n’hésitait pas à châtier en public ceux qui ne pouvaient s’acquitter des sommes demandées.
— J’ai l’impression d’avoir déjà entendu un million d’histoires qui commençaient comme ça, souffla Zarfolk avec un air morose sur le visage.
— Toujours est-il que ce qui devait arriver finit par arriver : il y eut une révolte. Échaudés par une énième injustice dont je ne connais pas les détails, les paysans attaquèrent le château avec tout ce qui leur tombait sous la main. La plupart utilisaient des fourches ou des haches de bûcheron, mais notre fameux elfe forgeron en profita pour tester le tranchant de son épée flambant neuve. Comme vous le savez sans doute, la magie des elfes se manifeste assez différemment de celle des magiciens : nous autres jetons des sorts et agissons consciemment sur les forces magiques, alors que les elfes ont une sensibilité magique bien plus subtile et souvent inconsciente. Tu m’arrêtes si je me trompe, Milia.
— Non non, fit celle-ci, c’est à peu près ça. C’est assez dur à décrire, mais la magie est comme une respiration pour nous, les elfes. C’est à la fois une facette primordiale de nos vies et en même temps quelque chose que nous faisons la plupart du temps sans nous en rendre compte. Il n’est pas rare que nous ensorcelions des objets de manière parfaitement involontaire, sous le coup d’une émotion.
— C’est peu ou prou ce qui arriva, continua Carmalière. Sans doute galvanisé par l’esprit de révolte et la fureur de vaincre l’oppression, le forgeron avait doté son épée d’un pouvoir phénoménal : celui qui la maniait devenait invincible aux coups de ses oppresseurs. Armé de cette épée, le forgeron mena le peuple vers la victoire.
— J’aimerais penser que le peuple s’est ensuite organisé en auto-gestion pour supprimer l’oppression systémique dont ils étaient victimes, dit Zarfolk, mais j’imagine que c’est l’inverse qui s’est produit ?
— Le forgeron était acclamé par tous, expliqua Carmalière, il avait libéré le peuple et jouissait d’une incroyable popularité. Il fut considéré comme un dirigeant légitime et on le laissa monter sur le trône à la place du seigneur déchu.
— Pourquoi ne suis-je pas étonné ? murmura l’ogre en agitant la tête avec désolation. Laisse-moi deviner la suite : l’oppressé devint oppresseur et tout recommença ?
— Ce serait drôle si ça n’était pas tristement banal, hein ? Bien vite le forgeron devenu seigneur acquit les bons vieux réflexes de toute personne à qui l’on donne un pouvoir associé à la sensation d’avoir une légitimité totale et éternelle à l’exercer. En quelques mois, la révolte grondait à nouveau. Le forgeron, persuadé que son épée le rendait invincible à toutes les attaques, ne s’en inquiétait pas. Lorsque l’inévitable soulèvement populaire se produisit, il se tint prêt à combattre chacun de ses sujets jusqu’au dernier. Lorsqu’il comprit enfin que l’épée ne défendait son porteur que contre ses oppresseurs – et non contre n’importe quel ennemi –, il était déjà trop tard pour lui. Le forgeron mourut sous les fourches des paysans aux côtés desquels il s’était un jour battu. L’épée, dont on comprit alors les pouvoirs, fut surnommée l’Épée des Serfs et acquit bien vite son statut de légende.
— Je suppose qu’on en a depuis perdu la trace, comme par magie, conclut Zarfolk.
— Elle voyagea pendant plusieurs décennies, passant de mains en mains lorsque chaque oppressé devenait inexorablement un oppresseur. Parfois, un être réellement vertueux la trouvait et terminait paisiblement sa vie sans jamais devenir un oppresseur à son tour… ces êtres étaient rares, malheureusement. Et puis, un beau jour, les orques mirent la main dessus.
— Les orques ? intervint Pod en levant un sourcil. À quels oppresseurs les orques doivent-ils faire face pour s’intéresser à un tel objet ?
— Aucun, justement : en tant que professionnels de l’oppression, l’Épée était une menace à leur suprématie. Ils l’ont donc gardée précieusement et cachée en un lieu tenu secret depuis des siècles. Depuis, nombreux sont ceux qui la recherchent…
— Toi compris, lança Zarfolk.
— Est-ce que tu imagines seulement le pouvoir d’un tel objet ? répondit Carmalière.
— Mieux que toi, répliqua Zarfolk. Suffisamment pour avoir l’intelligence de ne surtout pas le chercher.
— De toute façon, objecta Amélise, si l’Épée est perdue depuis des siècles et que l’on ignore même si elle a réellement existé ou si ce n’est, en définitive, qu’une légende… qu’est-ce que cela change ?
— Ce qui change, dit Carmalière, c’est que j’ai trouvé ça.
Iel posa sur la table un dossier dans une pochette noire. Toute la tablée devint instantanément silencieuse. Le dossier ressemblait beaucoup à celui que Barne avait récupéré, à ceci prêt que son étiquette indiquait « Actes de propriété de l’Épée d’Émeute ».
— L’Épée d’Émeute, lut Barne dans un murmure.
— Sans aucun doute le nom que lui donnent les orques, expliqua Carmalière. N’oubliez pas que la guerre qu’ils nous livrent aujourd’hui est avant tout une guerre de vocabulaire : ils désignent les cotisations patronales par le mot « charges » ; l’exploitation par l’emploi se voit remplacée par la ronflante « valeur travail » dans leur novlangue ; et d’ailleurs, un exploité est juste un « défavorisé »… c’est qu’il ne faudrait pas que l’on cherche qui est l’exploiteur. Que l’Épée des Serfs devienne l’Épée d’Émeute dans leur langage n’a donc rien d’étonnant.
— « Actes de propriété »… elle existe donc bel et bien ?
— J’en ai bien l’impression : si je ne me trompe pas, nous sommes en possession d’un rapport détaillé sur ses différents propriétaires au fil du temps. C’est inespéré.
Zarfolk posa son verre de vin brusquement sur la table et fit sursauter tout le monde. Il fixait Carmalière comme s’il tentait de sonder son âme. Il prit une inspiration et dit :
— En effet, c’est inespéré. Maintenant, admettons que tu réussisses effectivement à mettre la main dessus. Quel grand projet as-tu pour cet objet fabuleux ?
— C’est simple : renverser le capitalisme.
Barne, qui s’attendait à voir Zarfolk partir dans une nouvelle moquerie envers Carmalière, éclata de rire. Il s’arrêta net lorsqu’il s’aperçut qu’il était le seul à trouver cela drôle. Même le jeune Pod, qui était pourtant aussi étranger aux idéaux de Carmalière que lui, écoutait toujours avec un air de fascination sur le visage.
— Vous n’êtes pas sérieux ? s’exclama Barne.
— Oh si, grogna Zarfolk, bien sûr qu’iel est sérieux. Carmalière ne plaisante jamais avec la révolution. Iel y croit, réellement. Iel s’imagine aussi qu’iel ne sera pas tenté de se transformer en oppresseur lorsque le pouvoir en place aura été vaincu.
— Tu oublies que nous avons un avantage, dit Carmalière. Nous connaissons ce risque et nous avons un recul que n’avaient pas tous les gens qui ont fait un mauvais usage de cette épée.
— Parce que tu crois que cela suffit pour ne pas céder à la tentation ? Tu crois que celui qui se sait en sécurité derrière une rambarde au bord d’une falaise cesse d’avoir le vertige ?
— Pourquoi deviendrais-je un oppresseur si je sais que l’épée ne me protégera pas dans ce cas-là ?
— Parce que comme tous les oppresseurs, tu n’auras même pas conscience d’en être un, gronda Zarfolk. Tu seras persuadé d’agir pour le bien commun ; tu verras la colère de tes opprimés comme illégitime ; tu refuseras de simplement imaginer que ta vision de la société n’est pas une vérité universelle, qu’elle n’est pas partagée par tous. En définitive, tu feras comme tous les autres… et le monde continuera de tourner… et les idées que tu portes auront perdu un peu de leur aura, une fois de plus.
— À t’écouter, fit Carmalière, nous n’avons aucun espoir de gagner. Toute tentative est vouée à l’échec parce que nos propres erreurs terniront l’image de nos idéaux.
— Si j’avais une solution toute faite, si qui que ce soit en avait une, nous vivrions déjà dans un monde juste, équitable et en paix.
— Alors on ne fait rien ? On se résigne ? Il n’y a pas de solution, nous ne pouvons que subir et laisser nos enfants subir à leur tour ?
— J’ai dit que nous ne connaissions pas la solution, corrigea l’ogre, pas qu’elle n’existait pas. Mais ce n’est pas en te jetant tête baissée sur le premier objet magique venu que tu peux espérer la trouver. La vie n’est pas un jeu de rôle, il n’y a pas de deus ex machina en fin de course qui résout tous les problèmes.
— Si je peux intervenir, fit Pod timidement en levant la main. Est-ce que la simple existence de l’Épée ne devrait pas être une motivation pour la chercher ? Après tout, si les orques la protègent avec tant d’ardeur, ce n’est certainement pas pour nous protéger nous. Mettre la main dessus ne pourrait nous donner que des avantages. Je ne crois pas que nous renverserons le capitalisme. Néanmoins, avoir l’épée du côté des opprimés me semble plutôt une bonne chose, quelle que soit l’issue.
— Pour ça, on est d’accord, acquiesça Zarfolk.
— Ah, tu vois qu’on peut s’entendre, fit Carmalière en souriant.
— Calmos, le magos, répliqua l’ogre. Ne fais pas comme si le petit avait complètement soutenu ton projet. Il a une analyse bien plus subtile et intelligente de la situation que la tienne. Moi non plus, ça ne me fait pas plaisir de savoir que les orques s’accaparent notre patrimoine. Seulement, il y a une différence entre vouloir récupérer l’Épée et vouloir s’en servir.
— Alors, tu nous aideras ? demanda Carmalière.
C’était la question à laquelle il souhaitait arriver, chacun autour de la table le savait. Il était évident que Carmalière irait au bout de son aventure ; Milia et Amélise seraient avec lui, sans aucun doute ; Pod semblait également motivé ; Barne, quant à lui, ne savait que penser de la situation. Jamais il ne serait imaginé en pourfendeur du capitalisme.
Zarfolk regardait intensément Carmalière qui soutenait son regard. Il y avait dans leurs yeux une histoire longue et lourde de luttes parfois partagées, parfois incompatibles. L’ogre soupira.
— Vous pouvez rester ici autant que vous le souhaitez, dit-il finalement. Ma maison est la vôtre. Préparez votre périple ici, faites vos recherches… mais ma contribution s’arrête là. Je ne te suivrai pas dans ta quête, Carmalière. Tu as un plan à long terme qui ne me plaît pas. Puissent tes camarades, qui sont bien plus sages que toi, t’empêcher de faire des bêtises. Ce sera sans moi. Sachez tous, néanmoins, que je vous souhaite de réussir. Nos idéaux sont proches, même si nos méthodes diffèrent.
Zarfolk se leva en faisant grincer son énorme fauteuil. La réunion était terminée.
— Tiens, tu es là, Barne.
Barne se retourna en entendant Pod l’interpeller. Il s’était isolé dans le jardin de la maison de Zarfolk. Le soleil avait presque entièrement disparu derrière l’horizon, ses derniers rayons filtraient à travers les feuilles des arbres touffus qui peuplaient le jardin.
— Oui, répondit-il au gnome en inspirant profondément l’air frais du soir. J’avais besoin de faire le point… et d’m’en griller une, ajouta-t-il en extrayant une cigarette de son paquet. T’en veux ?
Ce n’étais pas très éthique de proposer du tabac à un jeune… mais après tout, Pod n’était pas non plus un gamin.
— Merci, répondit le gnome, mais je préfère fumer ça.
Il montra un petit cône de papier à Barne qui poussa une exclamation étouffée.
— Du guioska ?
Barne avait reconnu l’odeur de l’herbe séchée entre les fibres de papier à cigarette. Un certain nombre d’herbes plus ou moins magiques circulaient en Terre de Grilecques pour leurs effets psychotropes… en général, illégalement. Le guioska en était une variété qui avait eu son heure de gloire quelques vingt années plus tôt.
— Hahaaa, connaisseur ? lança le gnome, impressionné. J’aurais pas imaginé ça de toi.
Barne prit un air boudeur :
— C’est marrant, vous avez tous l’air surpris dès que je mentionne quelque chose de cool. Je dois vraiment dégager une image de vieux con…
— Mais nan, rooh… c’est juste que j’t’imagine pas en hippie.
— Tu serais surpris, fit Barne en rougissant, j’ai eu ma période…
— Hahaaa ! Barne, le baba cool ! J’aurais aimé voir ça… mais du coup, t’en veux ?
Pod avait allumé sa « cigarette magique » et la tendait à Barne.
— Non… j’te remercie, mais je vais rester au classique, fit celui-ci en allumant à son tour sa cigarette.
Il en tira une longue bouffée en fermant les yeux. L’odeur agressive de la fumée du guioska de Pod lui monta aux narines. L’herbe dégageait une fumée violette en se consumant. Pour une drogue illégale, elle n’était pas à proprement parler discrète… on la fumait en général à l’abri des regards.
— Tu sais que c’est ma première clope de la journée ? remarqua Barne. C’est presque un exploit, pour moi… Avec toute cette agitation, j’en avais presque oublié ma dépendance.
— Haha, rit Pod qui était déjà bercé par les effets du guioska. Si toutes tes journées étaient aussi palpitantes, tu deviendrais peut-être non-fumeur sans même s’en rendre compte !
Barne eut un petit rire à son tour mais il se posa réellement la question : allaient-elles l’être, palpitantes, ses journées ? La bande de la FNT semblait bien décidée à suivre Carmalière dans sa folle croisade. Et lui ? Il aurait été fou de les suivre. Pourtant, quel autre choix avait-il ? C’était lui qui avait donné sa carte d’identité à la Bibliothèque Nationale des Prud’Orques. Les autres étaient probablement identifiés, mais en ce qui le concernait, c’était une certitude. Il était un hors-la-loi désormais, et il n’arrivait pas à s’y faire.
Il y avait aussi l’autre solution, celle qu’il aurait été persuadé de choisir si on lui avait demandé d’imaginer une telle situation quelques jours plus tôt : se rendre aux autorités et assumer ses actes. Ses actes ? Ceux de Carmalière, en fait. Oui, mais il était complice, ça n’était pas discutable. Pourtant, il ne pouvait s’y résoudre. Parce qu’au fond de lui, il savait que le procès ne pourrait être équitable ; parce qu’on ferait de lui un exemple ; et aussi parce que, dans la Bibliothèque, on leur avait tiré dessus alors même que le seul crime de Carmalière avait été de regarder des documents interdits. S’il ne cautionnait pas l’attitude de Carmalière, il trouvait la riposte affreusement disproportionnée.
Sa cigarette terminée, il chercha du regard où déposer le mégot.
— Je serais toi, fit une voix féminine derrière lui, j’éviterais de balancer ma clope dans le jardin de Zarfolk. Ça risquerait de le mettre de travers…
C’était Amélise qui les avait rejoints à l’extérieur. Pod, qui avait également terminé sa cigarette, l’écrasa sur le sol.
— J’vais aller mettre ça à la poubelle, dit-il avec un large sourire sur le visage.
Il avait de petits yeux fatigués et un air profondément détendu. Le guioska, c’est fort pour un petit être, pensa Barne.
— Bonne nuit, les amis, dit le gnome en passant le seuil de la porte.
— Bonne nuit, Pod, répondirent Amélise et Barne.
Barne éteignit sa cigarette également mais ne bougea pas. Il ressassait les mêmes questions dans sa tête… Amélise garda le silence un instant puis dit :
— Tu penses à l’Épée des Serfs, pas vrai ?
— Entre autres… À ça et au plan de Carmalière.
— Il est capable d’y arriver. Avec notre aide.
— Je n’en doute pas. Mais est-ce qu’il le devrait ? Je veux dire : est-ce que ce n’est pas Zarfolk qui a raison, dans l’histoire ?
— Zarfolk est un anarchiste convaincu. Tout instrument de suprématie ne peut que le rebuter. Ce n’est pas ton cas.
— Certes, mais je ne suis pas non plus un anti-capitaliste convaincu, si tu vas par là.
— Convaincu, non, dit Amélise en riant, mais passe donc quelques jours avec nous et tu le seras.
— Je n’ai aucun doute sur vos capacités de bourrage de crâne.
Amélise ne se démonta pas devant l’attaque.
— Le bourrage de crâne, tu l’as tous les jours en regardant ta télé et en lisant tes journaux. Sauf que ça, tu le vois comme de l’information neutre et objective, alors que nos positions – politisées, j’en conviens – t’apparaissent comme de la propagande.
— Ne me prends pas pour plus naïf que je suis. N’empêche que vos positions m’ont déjà rendu complice du meurtre de deux gobelins. Combien de morts encore sur le chemin du renversement du capitalisme que Carmalière souhaite provoquer ?
— Les gobelins nous ont tiré dessus, nous étions en lé…
— En légitime défense, ouais, je sais. C’est marrant, c’est exactement à ça que je pensais avant que tu ne viennes me parler : à comment j’allais tourner ma défense face à la police et aux juges.
Amélise le dévisagea avec inquiétude.
— Tu y penses sérieusement ? demanda-t-elle.
— Disons que l’idée me démange. Est-ce que ce n’est pas le moment pour moi d’arrêter les frais ? Vous voulez vous lancer à l’aventure, à la recherche de cette Épée des Serfs – qui, au passage, me semble plus maudite qu’enchantée – et advienne que pourra. Qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans, moi ? Je suis juste un pauvre type qui à voulu jouer au plus fort avec son patron. J’ai perdu, voilà, fin de l’histoire.
Ils restèrent tous deux silencieux. La nuit était tombée, les insectes du jardin vibraient d’un ronronnement paisible. On entendait à peine les bruits de la ville. Barne se tourna vers Amélise. Dans la pénombre, il s’aperçut que ses cheveux avaient retrouvé leur teinte bleue claire. Elle avait les sourcils froncés et une expression grave sur le visage.
— Tu n’as pas à t’inquiéter, assura Barne, si je vais me rendre, je n’ai pas l’intention de vous balancer.
— Ce n’est pas ça qui m’inquiète, répliqua-t-elle. Tu es quelqu’un de bien, je le sais. Ce qui m’inquiète, c’est que toi, tu n’as pas l’air de le savoir.
Barne ne répondit pas. Amélise repartit vers la maison et lui donna une tape sur l’épaule en passant. Lui resta encore de longues minutes à regarder la nuit s’épaissir.
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