WCHF09 – La Fabrique Adabra
Précédemment : Milia capturée, le reste de la compagnie est encore une fois en fuite, sur les toits de la ville. Ils croisent une patrouille et se réfugient dans un bar miteux. Là, ils sont reconnus et pris à partie par un groupuscule d’extrême-droite, le Front des Inertes Fiers (FIF). Ils ne doivent leur salut qu’au barman orque qui leur permet de s’échapper par la porte arrière…
— Oh non, mais vous vous foutez de moi ?
L’exclamation avait échappé à Barne lorsqu’il avait aperçu au coin de la rue un bâtiment marqué du sceau « Adabra & cie ». Après avoir quitté le bar, la compagnie avait couru puis marché plusieurs minutes dans une direction que Barne pensait aléatoire. De toute évidence, on l’avait encore dupé : il était fort improbable, en toute logique, qu’ils fussent tombés par hasard sur l’emplacement supposé de l’Épée des Serfs.
Carmalière, qui comme les autres avait retrouvé son apparence normale, haussa un sourcil en notant le regard assassin que lui lançait Barne.
— Avant de subir ta colère, mon cher Barne, je dois t’informer que je n’y suis pour rien.
— Non, confirma Amélise, c’est moi qui menais la marche et c’est moi qui nous ai amenés ici.
— Mais pourquoi ? s’écria Barne. Bon sang, pourquoi ? Si les orques savent que nous avons récupéré le rapport de la Bibliothèque sur l’Épée, ils savent que nous risquons de venir ici ! C’est suicidaire !
— Le rapport ne parlait jamais de la Fabrique : ce sont nos recherches qui nous ont amenés ici. Ce n’est pas parce qu’une oligarchie est au pouvoir qu’elle communique à tous les niveaux…
— Vous cherchez vraiment les ennuis… Ça ne vous suffit pas d’avoir déjà perdu Milia ?
Cette fois, Amélise perdit ses nerfs pour de bon.
— Alors écoute-moi bien, mon p’tit père : ne t’avise pas d’utiliser le sort de mon amie comme argument contre moi. Milia a été capturée en essayant de faire avancer notre cause. Tu crois qu’elle a abandonné ses idéaux dans la foulée ? Tu crois qu’elle ne connaissait pas les risques ? Tu crois que nous ne connaissons pas tous les risques ? Si elle était avec nous, elle ne voudrait certainement pas que nous quittions la capitale sans avoir au moins tenté quelque chose : c’est notre dernière chance.
— Oui, mais elle n’est pas avec nous. Pratique, pour parler à sa place, non ?
Pod, qui sentait qu’Amélise se retenait d’agresser physiquement Barne, s’interposa :
— Arrête, Barne. Tu sais bien qu’Amélise a raison… J’étais proche de Milia, moi aussi…
Barne les yeux au ciel.
— Tu t’es juste envoyé en l’air avec elle toute la semaine ! Ce n’est pas comme si tu étais devenu son porte-parole !
— N’empêche que je suis d’accord avec Amélise, fit le gnome, un peu vexé. Milia aurait voulu qu’on continue. En tout cas, elle n’aurait certainement pas voulu qu’on se prenne le bec comme ça !
— Oui, confirma Carmalière, je vous en prie : essayons de rester unis au moins le temps de notre périple. Lorsque nous en aurons terminé, libre à vous de vous entretuer… mais pour l’heure, nous avons des ennemis communs bien trop puissants pour que ces petites querelles nous divisent !
— C’est votre périple, pas le mien. Qu’est-ce qui me retient exactement de partir, maintenant ? Vous connaissez les risques, très bien. Et si moi, je ne les accepte pas ?
— Tu es libre, bien sûr, fit Carmalière d’une voix sans expression.
Barne plongea son regard dans celui de la magicienne pour tenter d’y déceler le vrai du faux. Avec la précipitation des événements de ces dernières heures, ils n’avaient pu conclure leur partie de poker et Barne n’avait pas tellement eu le temps d’y repenser.
— Vraiment ? dit-il. Vous n’avez pas répondu à ma question, tout à l’heure. Pourquoi est-ce que vous tenez tant à ce que je me joigne à vous ?
— Nous n’avons pas le temps pour ça. Nous en parlerons plus tard.
— Non, nous allons en parler maintenant ! C’est terminé, les entourloupes, Carmalière ! Vous avez besoin de moi ? Très bien, mais ne vous attendez pas à ce que je vous suive sans avoir une pleine connaissance de tout ce que cela implique.
— Personne, pas même moi, ne peut savoir tout ce que cela implique.
— Ne jouez pas sur les mots… Ou vous me dites ce que vous me cachez à mon sujet, ou je pars.
L’ultimatum que Barne ne s’était encore jamais autorisé à formuler aussi clairement était lancé. Il n’avait aucune idée de ce qu’il ferait s’il quittait la compagnie, mais il était arrivé à la limite de ce qu’il pouvait accepter.
Carmalière soupira…
— D’accord, très bien. Si je tiens tellement à ce que tu viennes avec nous, c’est pour ma propre sécurité. Pour mon salut, oserais-je dire. Tu ne t’en rends peut-être pas compte, mais tu es l’une des rares personnes capables de me tenir tête. Il y aussi Zarfolk, bien sûr, mais il ne cédera jamais à mes propositions… et il faut quelqu’un pour me tenir tête. Il le faudra à plus forte raison lorsque nous toucherons à notre but et que nous approcherons de l’Épée des Serfs. Zarfolk avait raison : je serai tenté de m’en servir comme moyen d’oppression sans même m’en rendre compte. Amélise, ne le prends pas mal, mais tu as une bien trop haute estime de moi pour avoir le cran de m’en alerter. Pod, tu es jeune et plein d’énergie : c’est une bonne chose, mais tu n’auras pas la sagesse nécessaire pour me contredire… à supposer d’abord que tu t’estimes légitime à le faire : c’est loin d’être acquis.
Iel se tourna vers Barne pour finir.
— Barne… Même si je ne pense pas mériter la basse opinion que tu as de moi, même si je suis souvent agacé par tes réflexions désobligeantes à mon égard, les faits sont là : je ne t’impressionne pas, je ne représente pas de figure d’autorité à tes yeux. Tu n’as pas d’ardeur particulière pour les causes qui m’animent. Tu n’hésiteras pas à engager un conflit net et sans concession avec moi si, par malheur, je m’égare dans ma quête : tu seras mon rempart contre la tentation du despotisme, lorsque nous trouverons l’Épée. J’aurais préféré que tu fasses cela inconsciemment, sans que je ne t’informe que c’était le rôle que j’attendais de toi. Car alors, tu aurais été parfaitement objectif dans tes critiques, non biaisé par le fait de savoir que c’est exactement ce que j’attends de toi. En dernier recours…
Iel semblait hésiter à prononcer la fin de sa phrase.
— Si quelque chose tourne mal, ce sera à toi de garder l’Épée.
— Quoi ? s’écria Barne. Mais je n’en veux pas !
— Précisément ! Les dernières personnes à qui il faut donner le pouvoir, ce sont celles qui le désirent !
— Mais pourquoi moi ? Enfin… ce que vous avez dit à du sens, mais je ne suis sans doute pas la seule personne qui puisse vous empêcher d’aller trop loin ?
— Non, bien sûr. Il y en a sans doute des milliers. L’avantage avec toi, c’est que je commence à te connaître : je sais que tu es une personne droite qui ne nous trahira pas à la première occasion ; je sais que, sans partager complètement mes idéaux, tu as dans une certaine mesure un peu de sympathie pour eux ; je sais que tu as toutes les qualités que je recherche chez mes compagnons de route, même si tu n’en as pas toujours conscience. Et puis, tu as la meilleure qualité de toutes : tu es là. Pardonne-moi l’expression, mais c’est l’occasion qui fait le larron.
— Vous étiez partis dans une flatterie qui puait l’hypocrisie, mais au moins sur cette dernière partie, je sais que vous étiez honnête.
— Si tu aimes lorsque je suis désobligeante, alors sache que j’aurais préféré avoir Zarfolk avec moi plutôt que toi. Seulement, comme tu l’as vu lors de notre partie de poker, lui ne me suivra jamais, c’est une certitude. Maintenant que tu as toutes les informations en main, es-tu d’accord ?
Amélise et Pod étaient restés silencieux et suivaient avec intérêt la conversation entre leurs deux compagnons. La colère de Barne s’était atténuée : ses oppositions à Carmalière n’étaient donc pas interprétées comme le fruit d’une attitude bornée de non-initié, mais au contraire comme une saine balance… quelque part, cela le réconfortait.
— Nous sommes encore loin d’avoir l’Épée, fit-il. Si nous y arrivons, je refuse d’en assumer la garde. Néanmoins, je veux bien rester avec vous pour vous taper sur les doigts… Un rôle où j’excelle, n’est-ce pas ?
Carmalière eut un sourire radieux.
— Merci, Barne. Vraiment. Maintenant…
— Maintenant, conclut Amélise, il ne nous reste « plus qu’à » mettre la main sur cette Épée…
Ils se tournèrent vers le bâtiment qui leur faisait de l’ombre. L’après-midi se terminait et le soir tardif de l’été tombait doucement. Les lettres « Adabra & cie » brillaient sur la façade du bâtiment.
— Ça marchera jamais, soupira Barne.
— Chut ! Le conducteur va nous entendre !
Même si par miracle il ne nous entend pas, ça marchera jamais, pensa Barne. Afin de pénétrer dans les locaux de la Fabrique Adabra sans être vus, ils avaient eu la riche idée de s’introduire à l’arrière d’un camion de livraison lorsque celui-ci s’était arrêté à un feu rouge, à quelques rues de là.
— Ça fait partie des choses qu’on avait repérées avec Milia, ce matin, avait expliqué Amélise. Il y a en moyenne un camion qui entre ou qui sort toutes les heures. Ils sont faciles à reconnaître avec le logo Adabra dessus… Le bâtiment, si on a bien compris, abrite à la fois un laboratoire, une chaîne de production et un entrepôt, si bien que des marchandises en entrent et en sortent régulièrement.
Carmalière avait sans difficulté déverrouillé les portes arrières du camion sans que le conducteur ne s’en aperçoive. Barne, Pod, Amélise et iel s’étaient ensuite cachés sous des couvertures posées contre d’épaisses caisses de bois.
— N’empêche, j’espère que le camion va bien à l’entrepôt, murmura Barne aussi faiblement que possible. S’il nous emmène à l’autre bout de la ville, on aura l’air malin…
— Arrête la parano ! fit Amélise. Il va à la Fabrique, c’est certain. On y sera dans quelques secondes. Et… Pod, qu’est-ce que tu fous avec ça ? s’exclama-t-elle soudain.
Le jeune gnome avait fouillé dans une petite caisse posée au sol à côté de lui et en avait extrait un court bâton doré, avec une sorte de talisman accroché au bout.
— C’est quoi ? demanda-t-il.
— C’est un bâton de sort ! Vu que nous n’avons aucune idée de la nature de ses pouvoirs, je te conseille de ne surtout pas t’en servir !
— D’accord, d’accord.
Pod accrocha malgré tout le bâton à sa ceinture. Barne, en temps normal, aurait désapprouvé un larcin aussi gratuit… mais puisqu’ils étaient en route pour dérober un objet d’une valeur inestimable, il se dit qu’ils n’étaient plus à cela près.
Le camion fit un petit saut, comme s’il venait de franchir un trottoir, puis s’immobilisa. Le moteur tournait toujours. La porte arrière du camion fit un bruit indiquant que quelqu’un était allé l’ouvrir. Les quatre compagnons rabattirent les couvertures sur leurs têtes qui dépassaient. Amélise fit un ample geste des bras et une pluie de fines particules d’or leur tomba dessus. Barne se rendit compte que les couvertures ressemblaient soudain à s’y méprendre au sol du camion.
La porte s’ouvrit et deux voix retentirent :
— … juste des retours clients et des occasions à reconditionner, fit la première.
— J’vais jeter un œil, répondit la seconde, celle d’un gobelin.
Le sol du camion s’inclina en grinçant : le gobelin y avait grimpé.
— Vraiment, dit son interlocuteur, ça fait huit ans que j’bosse ici et on n’a jamais fait autant de simagrées pour des livraisons…
— La direction nous envoie pour des raisons de sécurité, soupira le gobelin sur un ton blasé. Le niveau de surveillance du site a été renforcé, alors on doit vérifier tout ce qui y entre et tout ce qui en sort. Décision de la direction. Ça ne m’amuse pas plus que vous.
— J’me doute. M’enfin, allez-y, faites votre boulot…
À travers les fibres de la couverture, Barne vit passer le faisceau d’une lampe torche. Il croisait les doigts pour que l’enchantement de dissimulation d’Amélise soit efficace…
Après quelques secondes, la lumière s’éteignit et le camion rebondit, signe que le gobelin en était descendu.
— Okay, ça m’a l’air en ordre, dit-il. Pensez à…
La compagnie n’entendit pas la fin de la phrase car les portes du camion se refermèrent à cet instant. Quelques secondes plus tard, le véhicule se remit en route et après quelques mètres supplémentaires, s’arrêta pour de bon. Lorsque les portes arrières s’ouvrirent à nouveau, les compagnons étaient prêts. Ils sentirent à nouveau le sol s’affaisser…
Carmalière surgit hors de sa cachette et envoya les deux mains vers l’avant dans un geste vif. Un souffle puissant s’en échappa et projeta le conducteur du camion vers l’arrière : il tomba sur le sol, inconscient.
— Héééé ! Qu’est-ce qui…
Quelqu’un d’autre était présent hors du camion. Amélise sauta à son tour et quitta le camion en volant, comme un boulet de canon. Il y eut un bref bruit de lutte puis le silence. Pod et Barne se débarrassèrent des couvertures et sautèrent du camion.
Ils étaient dans le parking souterrain de la Fabrique : plusieurs remorques de camion étaient alignées contre le mur. Des piliers de béton faisaient la jonction entre le sol en bitume et le plafond.
Le conducteur du camion était un elfe entre deux âges – du moins avait-il le visage d’un humain d’une cinquantaine d’année avec des oreilles en pointe, ce qui signifiait qu’il était sans doute âgé de plus d’un siècle et demi. La seconde personne, assommée par Amélise, était une elfe un peu plus jeune. À l’exception de ces deux employés inconscients et de la compagnie, le sous-sol était vide.
— Tu parles d’une entrée fracassante, murmura Pod.
— Vous auriez pu y aller mollo, confirma Barne. Ces deux elfes sont juste de pauvres gens qui font leur boulot. Vous auriez pu les tuer.
— Bien sûr que non, trancha Carmalière. Nous connaissons notre magie.
— Cachons-les dans le camion, dit Amélise. On va un peu enfoncer le clou avec un sort de sommeil histoire d’être sûr qu’ils ne donnent pas l’alarme avant que nous soyons sortis d’ici…
Ils transportèrent donc les deux corps, fins et légers comme la plupart des elfes, à l’endroit où eux-mêmes s’étaient cachés, leur enlevèrent leurs uniformes et les recouvrirent de couvertures. Amélise et Carmalière s’occupèrent de leur sort de sommeil et ils refermèrent les portes du camion.
— Ça te va ? demanda Amélise à Barne qui essayait d’enfiler l’uniforme de l’elfe homme.
— C’est serré… je n’ai pas franchement une morphologie d’elfe, au cas où tu n’aurais pas remarqué.
L’uniforme de la femme serrait aussi légèrement Amélise qui était elle aussi plus potelée qu’une elfe.
— Vous avez l’air de deux employés lambda, dit Carmalière avec enthousiasme. Il n’y a plus qu’à espérer que l’équipe de manutention ait suffisamment de personnel pour que personne ne s’étonne de ne jamais vous avoir vus auparavant…
— Et vous deux ? fit Barne. Comment comptez-vous vous déguiser ?
— Pour une fois, mon look de magicien devrait être adapté : je ressemble typiquement à un cadre de ce genre de boîte. Personne ne viendra chercher des poux à un excentrique magénieur ici, j’imagine. Quant à notre ami Pod…
Iel le regarda d’un air gêné. Barne sentait venir la suite.
— Eh bien, je suis désolé, mon cher Pod, mais il va falloir qu’on te mette dans une boîte.
Barne se passa la main sur la nuque et détourna le regard. S’il y avait une limite au politiquement correct, Carmalière venait de la faire exploser. Non seulement les réflexions sur les tailles des petits êtres comme les gnomes et les nains étaient rarement bien accueillies… mais pour couronner le tout, Carmalière suggérait un plan d’action qui reposait sur une franche humiliation pour Pod.
Celui-ci dévisagea un instant la magicienne mais sembla prendre sur lui, comme si cette humiliation était contre-balancée par la nécessité de la cause et l’abnégation à laquelle il était prêt pour elle.
— À la guerre comme à la guerre, ronchonna-t-il.
Ils choisirent donc une caisse en bois au hasard, la vidèrent de son contenu et Pod s’y installa. Même s’il était bien plus petit qu’un humain, il dut tout de même se contorsionner pour que la boîte ferme correctement.
Amélise et Barne la saisirent ensuite chacun par un côté, et ils s’engagèrent dans la cage d’escalier qui menait au rez-de-chaussée, Carmalière sur leurs talons. Ils pénétrèrent dans une très grande salle débordante d’activité : de longs tapis roulants reliaient des machines biscornues les unes aux autres, autour desquelles s’affairaient de nombreux travailleurs. L’escalier ne montait pas plus haut : ils n’avaient pas le choix, il fallait qu’ils traversent la salle.
En prenant le même air flegmatique que les employés qui travaillaient là, ils avancèrent, Carmalière se tenant à bonne distance pour ne pas donner l’impression qu’il accompagnait Barne et Amélise : cela aurait été étrange puisqu’il était censé être un cadre et eux des ouvriers.
— Il y beaucoup de petits êtres, remarqua Barne à voix basse.
La majorité des employés de cet étage de production étaient effectivement des nains et des gnomes. Les rares têtes qui dépassaient ne portaient pas de bleu de travail et occupaient manifestement des postes qui n’impliquaient pas d’interaction avec les machines.
— Oui, répondit Amélise, ça n’a rien d’étonnant. Nul besoin de maîtriser la magie pour travailler à la chaîne sur une ligne de production. Il y a l’inertie technique qui joue, aussi : une fois que tu commences à adapter l’équipement aux caractéristiques physiques de tes employés, ça devient compliqué d’engager d’autres personnes dont les caractéristiques physiques diffèrent. Tu t’imagines, bosser accroupi toute la journée ?
Barne trouva la justification bien vue. Il se demandait à quel point cela créait une certaine forme de déterminisme social : étaient-ce les ouvriers de petite taille qui appelaient à l’utilisation de machines basses ? Ou était-ce au contraire parce que les machines basses étaient répandue que beaucoup de nains et de gnomes se retrouvaient ouvriers et non cadres ?
Mince, se dit-il, je commence à réfléchir comme mes compagnons… Cette conscience d’une division de la société en classes, qu’il commençait à acquérir, était comme la révélation d’une forme cachée dans un nuage : une fois vue, il était impossible de cesser de la voir…
— Eh là !
C’était une naine, en bleu de travail, les cheveux châtains presque rouges, qui les avait interpellés. Elle venait dans leur direction. Carmalière ralentit imperceptiblement sa marche mais fut bien obligé de continuer pour ne pas attirer l’attention.
Barne regarda la naine avec étonnement : les nains étaient un peuple aux traditions particulièrement patriarcales et il était bien rare de voir une femme naine travailler… ou même de voir une femme naine tout court : la plupart restaient à la maison pour s’occuper de leur famille et ne fréquentaient que des lieux publics nains. Au Moyen-Âge, une rumeur persistante racontait d’ailleurs que les nains étaient un peuple exclusivement masculin, ce qui était bien sûr parfaitement idiot.
— Z’allez où, avec ça ? demanda la naine.
— Département R&D, dit Amélise sèchement.
— C’est pas l’arrivage de fer brut qu’on devait recevoir cette après-midi ? Y’a le logo de Metalia sur cette caisse, c’est bien eux qui nous fournissent, non ?
Barne déglutit avec difficulté. C’était ce genre d’imprévu qu’il avait redouté : le moindre grain de sable dans les rouages de leur plan pouvait tout faire échouer, et cette ouvrière naine pouvait bien être ce grain de sable…
— Non, dit Amélise. Ça doit être autre chose : on nous a dit d’emmener ça là-haut.
Elle fit un mouvement de tête vers le plafond. Elle n’avait en fait aucune idée de l’étage du département R&D, mais il y avait peu de chance qu’il soit également au rez-de-chaussée.
— Je crois que c’est un nouveau type de métal magique sur lequel ils veulent expérimenter, hasarda Barne.
L’ouvrière le regarda avec suspicion. Barne se rendit compte qu’il avait un accent et une façon de s’exprimer qui trahissaient son statut d’employé de bureau. Amélise, elle, avait eu la présence d’esprit de modifier son élocution.
— On s’en tape, monsieur je-sais-tout, lança-t-elle à Barne avec une mauvaise humeur qui ne devait être qu’à moitié simulée. On nous dit d’monter ça, on l’monte. Font bien c’qu’ils veulent avec !
Elle se tourna vers l’ouvrière.
— Si ça te dérange pas, d’ailleurs, on y va. C’est que ça pèse son poids, ce truc !
La naine acquiesça et repartit vers son poste de travail en répondant :
— Ouais, bah si jamais vous voyez une caisse de fer brut, vous me l’apportez. On peut pas travailler correctement si on n’a pas le matos pour.
Barne poussa un soupir de soulagement et ils se remirent en marche. Carmalière avait déjà disparu derrière la porte qui menait à la cage d’escaliers principale du bâtiment.
— C’était moins une, murmura Barne.
— Réfléchis avant de causer, gronda Amélise. Dans le doute, boucle-la !
— J’essayais d’aider…
— C’est gentil de ta part, mais tu ne te rends pas compte à quel point un accent ou une simple intonation peut trahir ton appartenance sociale.
— Ça va, ça va… j’le ferai plus.
Ils rejoignirent Carmalière qui les attendait au pied de l’escalier.
— Tout va bien ? demanda-t-iel.
— Oui oui, répondit Barne, juste une employée un peu curieuse…
— Bon, c’est ici que ça se corse… nous n’avons aucune idée de l’endroit où peut se trouver l’Épée, à quel étage et dans quelle pièce.
— À supposer même qu’elle soit bien dans ce bâtiment…
— Elle y est, j’en suis persuadé. La sécurité n’a pas été renforcée ici par hasard. Ils savent que nous risquons de tenter quelque chose. Soyons donc sur nos gardes.
Ils montèrent au premier étage et ne croisèrent personne. Un long couloir s’étendait devant eux : il était vide et toutes les portes auxquelles il donnait accès étaient closes.
— Des bureaux… je doute qu’on trouve quoi que ce soit ici.
— Mmhffrrdina-trrr…
— Pardon ?
C’était Pod qui avait tenté de s’exprimer mais sa voix traversait à peine les parois de la caisse. Barne souleva très légèrement le couvercle et distingua les yeux du gnome qui le regardaient dans la pénombre.
— Je disais : on peut trouver un ordinateur. Si on arrive à se connecter au réseau Intranet de la Fabrique, on pourra peut-être découvrir des informations.
— Bonne idée, dit Barne en refermant la boîte. Tâchons de trouver un bureau vide.
Ils firent quelques mètres dans le couloir en essayant d’entendre des bruits au travers des portes. La situation était pour le moins stressante : un employé pouvait sortir à tout moment d’un des bureaux et demander à ces trois personnes ce qu’elles faisaient là… surtout aux deux ouvriers qui transportaient une caisse de marchandise à l’étage des bureaux.
— Ici, dit soudainement Amélise avec un air d’intense concentration. Il n’y a personne.
— Comment tu peux le savoir ?
— Je le sais, c’est tout. Je suis une fée.
Barne trouvait que cet argument ressemblait un peu trop à « ta gueule, c’est magique », mais il n’en dit rien et tourna la poignée aussi doucement que possible. Il entrebâilla la porte et jeta un œil à l’intérieur. Le bureau était bel et bien inoccupé. Ils s’y engouffrèrent tous les trois et refermèrent derrière eux. Pod sauta hors de la caisse.
— Pouah, on étouffe, là-dedans !
— Maintenant, vite, dit Carmalière en s’asseyant derrière l’écran plat qui trônait sur le bureau. Voyons voir… il faut un mot de passe pour déverrouiller l’ordinateur.
Iel lança un regard aux autres, comme s’iel s’attendait à ce que quelqu’un ait une formule magique pour déverrouiller un ordinateur sans avoir le mot de passe. Barne se disait que c’était pourtant iel, le magicien, la plus qualifiée pour disposer d’une telle formule…
— C’est con hein, railla Barne, tous ces efforts réduits à néant par un simple mot de passe…
— Mais non, dit Pod avec agacement, laissez-moi faire !
Carmalière céda sa place au gnome qui remonta le fauteuil de bureau, s’y installa et commença à taper des choses très vite sur le clavier.
— Hahaaa, dit Carmalière, nous avons un hacker parmi nous !
— S’introduire dans un système informatique par la force ou la ruse, fit remarquer Pod, ça relève plus du boulot d’un cracker que d’un hacker, mais peu importe. C’est déverrouillé.
— Déjà ? Impressionnant ! Tu dois avoir des compétences fabuleuses en informatique pour casser la sécurité de la Fabrique.
— Pas du tout. Je veux bien les honneurs, mais c’est plus leur incompétence que mes talents qui sont en cause : le mot de passe était « 12345 ». J’ai essayé tous les mots de passe bidons : « motdepasse », « mdp », « 0000 », etc. Et voilà. Ne jamais sous-estimer la partie la plus faillible d’un système informatique : l’utilisateur.
Le gnome avait néanmoins un sourire satisfait sur le visage. Ses trois compagnons se penchèrent autour de lui pour admirer l’espace de travail de l’ordinateur désormais accessible.
— Clique ici, fit Barne en voyant une icône en forme de tableur, « Stock Express », c’est un logiciel de gestion de marchandises.
Pod avait gardé la main sur la souris et cliqua sur l’icône en question. Après quelques secondes de chargement, une fenêtre s’ouvrit : le logiciel n’avait pas l’air tout neuf, son interface était assez laide et résolument désuète. L’inertie technologique dans les grandes entreprises se vérifiait chaque jour…
— Il y a des millions d’éléments, remarqua Pod, classés par référence. Qu’est-ce que je cherche ?
— « Épée d’émeute », indiqua Carmalière.
Pod tapa la requête dans le petit formulaire de recherche.
— Zéro résultat… murmura-t-il avec déception.
— Essaie sans les accents, suggéra Amélise en remarquant que la recherche avait été interprétée comme « épée d’émeute ». C’est l’encodage qui est moisi.
— Miss Typographie se réveille ? fit Barne d’un ton narquois.
— L’encodage et la typographie sont deux choses distinctes, idiot, mais ce n’est ni le lieu ni le moment pour que je te fasse un cours…
Amélise avait joué l’agacement mais Barne ne put s’empêcher de remarquer qu’elle avait un sourire en coin : elle semblait prendre « Miss Typographie » plus comme un compliment que comme une attaque. Il soupçonnait qu’elle aurait en réalité été ravie de lui « faire un cours »…
Pod réitéra la requête en tapant cette fois « epee d’emeute ». Il n’y eut encore une fois aucun résultat.
— Essaie sans l’apostrophe, hasarda Barne.
— Sérieusement ?
— Ça ne coûte rien d’essayer.
— De toute façon, fit remarquer Amélise, c’était une apostrophe dactylographique et non typographique, donc c’était incorrect.
Barne lui lança un regard halluciné et elle pouffa.
— T’as conscience qu’on ne comprend rien à ce que tu racontes, Amélise ? demanda Pod sans lever les yeux de son écran. Bon, j’essaie.
Et, à la surprise générale, lorsque Pod tapa « epee emeute », le moteur de recherche afficha cette fois « 1 résultats ». Oui, avec un S à la fin…
— Sans déconner… murmura Barne, ébahi.
— Encore un logiciel codé par des baltringues, s’extasia Pod. Bon, voyons un peu. La référence est indiquée comme disponible en un seul exemplaire…
— Ils n’ont pas réussi à la copier, bien sûr.
— Elle a été entrée dans la base le 3 kvinil 6592 – la vache, j’étais même pas né ! Elle est stockée sur le site « Sorrbourg Malgron, 204 ».
— Quelqu’un a pris le temps de regarder le nom du site dans lequel on se trouve ? demanda Barne.
— Malgron est le nom du quartier, expliqua Pod. On est au bon endroit.
— « 204 », lu Carmalière. Ce doit être la salle !
— Deuxième étage ?
— Allons-y !
Pod se retrouva à nouveau dans sa caisse et la compagnie sortit avec prudence dans le couloir. Curieusement, ils ne croisèrent encore une fois personne.
Lorsqu’ils franchirent le seuil du deuxième étage, ils remarquèrent que le couloir comportait beaucoup moins de portes : les pièces devaient être plus larges, ce qui était logique si cet étage était dédié au stockage et aux expérimentations… Une odeur légèrement chimique flottait d’ailleurs dans l’air.
Les numéros de porte affichaient « 201 », « 202 », etc. Lorsqu’ils atteignirent la « 204 », Barne prit une inspiration et tourna la poignée. Carmalière et Amélise se tenaient prêts à lancer leurs sorts de sommeil sur tout employé qui se trouverait dans la pièce. Cette fois encore, il n’y avait personne.
— C’est étrange, murmura Barne, on dirait que les locaux sont vides.
Ils pénétrèrent dans la pièce. Amélise et Barne posèrent la caisse où Pod était toujours caché sur le sol en examinant les étagères qui s’alignaient le long des murs.
— Est-ce que vous arrivez à distinguer quelque chose qui ressemble à une épée dans tout ce fatras ? demanda Amélise.
— Je suis désolé, gronda une voix rauque derrière eux, mais j’ai bien peur que nous ayons mis l’objet que vous recherchez en sécurité… Les mains en l’air, tout de suite.
Ils se retournèrent en sursaut et se retrouvèrent nez-à-nez avec trois pistolets, tenus par un orque entouré de deux gobelins.
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