WCHF15 – Un atterrissage mouvementé
Précédemment : Après avoir traversé les émeutes, la compagnie a finalement réussi à quitter la banlieue naine sans encombre. Après avoir traversé les terres désolées qui séparent les banlieues, elle est arrivée à l’aéroport et a passé les contrôles de sécurité. Pour l’instant, tout va bien…
L’expression « Terre de Grilecques » désignait un immense continent aux côtes biscornues, grignoté par des bras de mer et de larges baies. Elle était divisée en provinces indépendantes et disparates en taille, richesse et puissance. Les provinces les plus riches et les plus puissantes étaient bien entendu celles de Sorrbourg, la capitale politique, et de Dordelane, la capitale économique. Un peu plus de quatre heures d’avion les séparaient.
Barne était assoupi contre un hublot sur l’aile gauche de l’appareil. À son grand soulagement, il n’y avait eu aucun accroc à l’aéroport et ils avaient pu embarquer sans rencontrer de problème. Amélise occupait le siège à côté de Barne et dormait elle aussi. Les autres étaient installés sur la même rangée, de l’autre côté de l’allée. Lorsqu’ils avaient embarqué, Barne avait pu leur raconter ce qu’il avait vu à la télévision dans le hall de l’aéroport :
— Ce n’est pas étonnant, avait sombrement répondu Carmalière. Il n’y a rien de plus jouissif pour des membres du FIF que de taper sur du gauchiste : là, ils ont l’occasion de le faire avec l’assentiment d’une partie de la population.
— Parce que vous pensez que beaucoup de gens soutiennent ce genre d’énergumène ?
— Ils ne représentent pas la majorité, mais ils existent, oui. Ne va pas t’imaginer que notre entreprise révolutionnaire est unanimement saluée : pas mal de gens sur la Terre de Grilecques ont plutôt intérêt à protéger le statu quo. N’oublions pas non plus ceux qui auraient tout intérêt à nous suivre mais qui sont séduits par le discours d’ordre et de sécurité du FIF. Les choses ne sont pas si simples…
À plusieurs reprises, Barne aurait pu jurer que le personnel de l’aéroport et même des visiteurs les avaient reconnus… et pourtant, aucune alerte n’avait été donnée. Carmalière souriait et Barne se demandait si le magicien avait prévu cela : que le risque qu’ils soient reconnus serait compensé par la sympathie que l’on pouvait ressentir pour eux et pour leur cause. Si le FIF avait bon nombre de partisans, comme iel l’avait expliqué, ils ne fréquentaient apparemment pas cet aéroport…
L’avion était parti à l’heure et sous un soleil éclatant. La plus grande partie du vol avait lieu au-dessus de la mer, les deux villes étant séparées par l’immense Baie d’Ultium dont les côtes avaient accueilli, jadis, le berceau de la civilisation. Très vite, les compagnons avaient sombré dans un profond sommeil : au moins, les quatre heures de vol leurs permettraient-elles de terminer leur nuit.
Ce fut la voix de l’hôtesse de l’air qui les réveilla :
— Mesdames et messieurs, résonnèrent les hauts-parleurs, nous entamons notre descente vers Dordelane Nossy. Merci de bien vouloir regagner vos places et attacher vos ceintures.
Barne se frotta les paupières et ouvrit les yeux.
— Bien dormi ? lui demanda Amélise.
— Pas vraiment… mais ça fait du bien quand même.
Le temps était magnifique. Barne voyait nettement l’ombre de l’avion se découper sur le bleu de l’océan en contrebas. Le soleil de midi tapait fort et se reflétait sur les vagues en un million de petits éclats dorés.
Bientôt, ce furent à nouveau des terres émergées qui défilèrent sous l’appareil. Barne n’avait jamais mis les pieds dans la province de Dordelane et fut surpris par l’aspect aride des paysages : le climat, dans cette région du sud, était bien plus chaud et sec que dans le nord de la Terre de Grilecques, là où se trouvaient Sorrbourg et Quantar, la ville où habitait Barne.
— On pourrait presque croire que nous partons en vacances, murmura-t-il.
— Oui, et pourtant… on ne se prépare pas franchement à une partie de plaisir.
— Tu es déjà venue à Dordelane ?
— Plusieurs fois, oui. C’est une mégalopole ultramoderne, avec des boulevards immenses et des gratte-ciels à perte de vue. Rien à voir avec la cité historique de Sorrbourg… Le cœur de la ville, ici, c’est la bourse et ses kilomètres carrés de bureaux. Sans oublier les banques et les sièges sociaux des multinationales qui l’entourent.
— Le QG des forces du mal, en somme, railla Barne.
— Je n’irais pas jusque là : il y a autant de gens biens à Dordelane qu’ailleurs… mais un certain nombre de nos ennemis les plus puissants y résident, c’est certain.
— Et nous nous jetons dans la gueule du…
— Quoi ? demanda Amélise car Barne ne terminait pas sa phrase.
Il avait les yeux rivés sur l’horizon, à travers le hublot.
— Rien, j’aurais juré apercevoir…
Il plissa les yeux et pressa son visage contre le hublot. Non, ça n’est pas possible, se disait-il. Je n’ai pas pu voir ça. Ça doit être autre chose, ça ne peut pas être…
— LÀ ! s’écria-t-il en faisant se retourner plusieurs passagers. Regarde !
Sur le sol, loin devant l’ombre de l’avion, une seconde ombre de taille semblable se mouvait lentement. L’ombre était également pourvue d’ailes : elle volait, mais ça n’était pas un avion…
— Ce n’est quand même pas… murmura Amélise.
Elle jeta un regard alarmé à Barne qui le lui rendit. La réalité était trop terrifiante pour être énoncée, et pourtant il leur fallait le faire, il fallait donner l’alerte. Ils s’y résolurent au même moment et dire d’une même voix :
— UN DRAGON !
La présence d’une telle créature massive, magique et sauvage était si improbable que Barne et Amélise durent s’y reprendre à plusieurs fois pour confirmer leurs soupçons. Cette fois, les passagers qui se retournèrent poussèrent de grands cris :
— Quoi ?!
— Où ça ?
— Vous plaisantez !
Carmalière avait détaché sa ceinture et avait foncé sur le hublot, écrasant Barne sur son siège.
— Mesdames et messieurs, dit une voix faussement rassurante dans les hauts-parleurs, nous allons traverser une zone de turbulences. Merci de garder votre calme.
Il n’en fallut pas plus pour déclencher une panique générale à bord. Les passagers ayant vue sur l’aile gauche de l’avion confirmèrent bien vite la présence d’un dragon qui, visiblement, se trouvait pile sur la trajectoire de l’avion vers l’aéroport.
— Messieurs-dames, je vous en prie, restez calme ! s’écria l’une des hôtesses de l’air qui était en proie à la même panique que le reste des passagers.
Carmalière se précipita dans l’allée centrale en bousculant sur son passage tous les badauds qui s’étaient levés de leurs sièges. Barne et Amélise échangèrent un regard et se lancèrent derrière lui, suivis par Pod et Jasione.
Arrivé devant la porte de la cabine de pilotage, Carmalière se mit à y tambouriner.
— Monsieur ! Monsieur ! dit un steward en accourant. Vous ne pouvez pas entrer ici !
— Il y a un dragon, là dehors ! dit Carmalière. Je vous en prie, laissez-moi vous aider ! Je suis magicienne !
— Oh, balbutia-t-il.
Il ne semblait pas savoir quoi faire : les règles les plus élémentaires de sécurité lui interdisaient d’ouvrir la cabine à un étranger. En même temps, le plus grand danger qui les menaçaient tous à ce moment-là se trouvait à l’extérieur de l’appareil.
— Vite ! pressa le magicien.
— Bon, bon, entrez alors.
Le steward déverrouilla la porte en tremblant des mains et Carmalière s’introduisit dans la cabine de pilotage avec le reste de la compagnie sur ses talons. Le steward ouvrit de grands yeux :
— Mais… vos amis aussi ?
— On est ses assistants ! s’écria Barne.
La cabine de pilotage était relativement étroite et la compagnie avait bien du mal à s’y tenir au complet. Les deux pilotes se retournèrent avec un air halluciné.
— Qu’est-ce que c’est que ce bazar ?!
— Je suis magicienne ! répéta Carmalière. Comment pouvons-nous vous aider ?
— Nous aider ? Oh, eh bien, je ne sais pas… nous avons un dragon droit devant ! UN DRAGON ! Qu’est-ce que vous voulez faire contre ça ?
Les dragons comptaient parmi les créatures les plus dangereuses au monde. Ils avaient été traqués sans relâche au Moyen-Âge et leur population à l’ère moderne avait été réduite au minimum. On n’en trouvait plus guère que dans les zoos et les réserves naturelles… Seuls quelques territoires reculés, principalement dans les montagnes, en abritaient encore quelques spécimens à l’état sauvage. Malgré tout, ils restaient fort loin des villes, et l’espace aérien était normalement suffisamment surveillé pour que, si d’aventure l’un d’entre eux venait à menacer un endroit habité, il puisse être intercepté avant de pouvoir nuire.
Pourtant, l’impensable s’était produit : un dragon de trente mètres de long survolait la proche banlieue de Dordelane, la capitale économique de la Terre de Grilecques, à quelques kilomètres à peine de l’aéroport.
La vision était surréaliste et Barne ne se souvenait pas avoir déjà assisté à une scène aussi glaçante : sur le ciel bleu se découpaient les gratte-ciels du centre économique de Dordelane, des immeubles aux hauteurs insensées, des tonnes et des tonnes de béton et d’acier qui façonnaient la silhouette mythique de la glorieuse cité. Et, devant ce paysage imposant, une immense bête battait vigoureusement des ailes… Le dragon avait un corps recouvert d’écailles de couleur rouge foncé et d’immenses ailes qui égalaient, en taille, celles de l’avion qui lui faisait face. Ces ailes avaient la même forme que celles des chauve-souris et s’agitaient furieusement, fouettant assez d’air pour mettre en mouvement ces tonnes de graisse et de muscle.
— C’est une entreprise criminelle, murmura Carmalière. Ce prédateur ne peut pas se trouver là par hasard… Il ne s’est pas égaré : on l’a amené ici. Pour nous attaquer.
— Nous attaquer ? dit l’un des pilotes. Pourquoi voudrait-on nous…
Puis il regarda attentivement Carmalière, jeta un œil à la compagnie derrière lui et il comprit.
— Oh non…
— Quoi ? demanda son collègue. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Ce sont les types de la FNT ! Ceux d’la bibliothèque ! C’est à cause d’eux qu’on nous attaque !
— Quoi ? répéta l’autre. Mais on n’y est pour rien, nous ! Ils ne vont quand même pas crasher un avion pour cinq syndicalistes un peu agités, non ?
— Je doute que ce soit la police qui lâche ainsi un dragon sur nous, objecta Carmalière. Je le répète : nous avons affaire à des gens dangereux, des criminels.
— Comme vous ! s’offusqua le premier pilote.
— Arrête tes bêtises, dit le second. Tu ne vas quand même pas gober ce qu’on te dit à la télé, non ? Ce sont des gens biens, ils se battent pour nous !
Il se tourna vers Carmalière avec un sourire confiant.
— Je suis syndiqué à la FNT aussi, expliqua-t-il.
— Super, dit le premier pilote. Tout ça c’est super. Sauf que ça ne va plus avoir d’importance dans quelques minutes parce qu’on va tous finir carbonisés ou réduits en bouillie !
— Vous avez un plan ? demanda le pilote syndiqué à Carmalière avec des yeux pleins d’espoir.
Le magicien ne répondit pas immédiatement. Iel réfléchissait, fixant la bête qui attendait patiemment au loin, battant des ailes pour se maintenir dans les airs.
— Tenter d’aborder l’aéroport par un autre angle sera inutile, énonça-t-iel, le dragon peut changer de cap bien plus facilement que nous et finira toujours par nous coincer. On pourrait demander à être détournés vers un autre aéroport… mais j’ai bien peur que ce ne soit trop tard. Nous sommes largement à sa portée.
— Et donc ?
Le deuxième pilote regardait toujours Carmalière. Cellui-ci transpirait légèrement : il n’était pas aisé d’être vu comme le seul détenteur de la solution à un problème de cette taille…
— Et donc… si nous ne voulons pas être carbonisés à l’instant où nous croiserons sa route, nous allons devoir le combattre.
Il y eut un concert de protestation dans la cabine, tant de la part des deux pilotes que de la compagnie.
— Comment voulez-vous donc combattre un dragon depuis l’habitacle d’un avion de ligne ?
— C’est tout le problème : l’avion étant pourvu d’un champ d’annulation magique, je ne peux lancer aucun sort. Avez-vous la possibilité d’annuler ce champ ?
— Vous plaisantez ? dit le pilote en secouant la tête. Il faut toute une équipe de magénieurs pour le mettre en place… autant pour le retirer… et on ne le retire jamais.
— Vous voulez dire que le champ d’annulation magique est magique également ? remarqua Barne.
— Bien sûr, confirma le pilote. Seule la magie peut annuler la magie.
— J’vais p’tét dire une connerie…
Tout le monde se retourna, même les pilotes. C’était Jasione qui avait parlé. Soudain projetée au centre de l’attention, elle sembla regretter immédiatement d’avoir osé le faire.
— Euuuh… le dragon… l’est pas magique aussi ? Y peut pas nous atteindre, donc ?
— Bon sang, mais elle a raison ! s’écria Carmalière. Le feu du dragon est un feu magique, il ne pourra traverser le champ !
— Il y a juste un tout petit problème, remarqua le pilote. Le champ d’annulation est restreint à l’intérieur de l’appareil : rien n’empêchera le souffle du dragon d’atteindre la carlingue et de mettre le feu au kérosène, entraînant la désintégration immédiate de l’appareil…
La déception frappa toute la cabine de pilotage. Ils avaient eu un espoir fugace, mais les choses semblaient bel et bien perdues… À travers la vitre de la cabine, la silhouette du dragon continuait à grossir inexorablement.
Soudain, Carmalière s’écria :
— J’ai une idée ! Amélise, est-ce que, comme moi, tu ressens ce champ d’annulation ?
La fée resta pensive un instant.
— Il me semble bien que oui.
— Bien sûr. Tous les êtres magiques doivent le ressentir à des degrés divers. Je suis persuadé que nous pouvons agir dessus !
— Je vous ai déjà expliqué, dit le pilote, qu’il faut une équipe complète de magénieurs pour espérer le…
— Je ne parle pas de le désactiver, dit impatiemment Carmalière, juste d’agir : en me concentrant assez fort, je crois que je peux légèrement le dilater ou le contracter, comme un gros ballon dans lequel je soufflerais… C’est léger – très léger – mais imaginons maintenant que nous soyons beaucoup à agir de la sorte…
— Ça ne changera rien, coupa le pilote d’un air navré, vous n’arriverez pas à le supprimer.
— Non ! Mais est-ce qu’on ne pourrait pas… je ne sais, le dilater suffisamment pour qu’il englobe l’avion ? Et qu’il empêche ainsi les flammes d’atteindre la carlingue même ?
Cette fois, le pilote perdit son expression de résignation. Son collègue, celui de la FNT, approuvait énergiquement en secouant la tête de bas en haut.
— J’imagine que ça ne coûte rien d’essayer, finit par dire le premier pilote. De toute façon, nous serons sur le dragon dans moins d’une minute. C’est ça ou la mort…
Carmalière quitta la cabine de pilotage avec précipitation et se tourna vers les passagers. Eux étaient toujours plongés dans une intense panique : certains pleuraient, d’autres semblaient en proie à des crises de spasmes, et beaucoup appelaient leurs proches pour entendre leurs voix une dernière fois.
La magicienne éleva une voix forte, calme mais ferme :
— MESDAMES ET MESSIEURS, VOTRE ATTENTION, S’IL VOUS PLAÎT !
Il y eut un silence soudain et tout le monde tourna la tête dans sa direction. Lui-même fut surpris par la facilité avec laquelle il avait obtenu leur attention, vu les circonstances.
— Mesdames et messieurs, vous l’avez compris : l’heure est grave. Un dragon s’apprête à attaquer l’avion. Heureusement, nous avons aussi un plan ! Est-ce que tous les êtres magiques présents parmi les passagers pourraient, s’il vous plaît, lever la main ?
Plusieurs passagers la levèrent immédiatement, trop heureux qu’on leur tende un espoir de faire quelque chose, quoi que ce soit. D’autres, nombreuses, furent plus timides.
— Oui oui, confirma Carmalière, même les elfes. Écoutez-moi, vous devez tous ressentir actuellement l’effet du champ d’annulation magique qui équipe cet avion. Est-ce bien le cas ?
Il y eut un instant de flottement puis tous les passagers qui avaient levé la main acquiescèrent à voix basses.
— Bien. Ce champ n’est présent qu’à l’intérieur de l’appareil : si nous nous concentrons et si nous envoyons notre énergie magique sur ce champ, ensemble, alors nous avons une chance de l’agrandir assez pour qu’il protège tout l’appareil, extérieur compris. Si la zone tampon autour de l’appareil est suffisamment large, les flammes soufflées par le dragon ne pourront nous atteindre. C’est bien compris ?
Les passagers opinèrent du chef. Devant l’imminence du danger – et de la mort probable –, ils auraient pu s’accrocher à n’importe quel espoir qu’on leur aurait servi…
— Le dragon est presque à portée ! cria l’un des deux pilotes.
— Bien, s’écria Carmalière, que tous les êtres magiques mettent toute leur énergie à dilater ce foutu champ d’annulation ! MAINTENANT !
Barne était resté dans la cabine et ne put voir le bon tiers des passagers qui fermaient les yeux et entraient dans une phase d’intense concentration, tout comme le firent Amélise et Carmalière. Par contre, il vit l’immense forme du dragon approcher à toute vitesse. Surtout, il vit une seconde forme, assise sur le dragon…
— Quelqu’un chevauche ce monstre, murmura Pod.
Alors que le dragon ouvrait sa gueule en grand pour déchaîner son souffle brûlant, Barne eut juste le temps d’apercevoir et de reconnaître le visage de l’homme fou qui tenait les rennes :
— SARAZ ! s’écria-t-il.
L’homme du FIF les avait devancés et les avait attendus ici. Avec un dragon. Les autres personnes présentes dans la cabine de pilotage n’eurent pas le temps de demander à Barne pourquoi il avait prononcé ce nom : un jet de flammes immense et infernal s’était matérialisé devant la bouche de la bête et, en quelques dixièmes de seconde, avait enveloppé tout le cockpit. Le ciel bleu avait disparu, laissant place à un tourbillon de feu aveuglant. Tous les passagers, la compagnie et l’équipage se protégèrent les yeux. Les parois rougeoyaient et la chaleur dans la cabine augmenta d’un coup, comme si l’avion s’était transformé en four. Il y eut un nouveau concert de cris.
Pourtant… les flammes restèrent en dehors. Elles semblaient couler le long de l’appareil, à plusieurs centimètres de la carlingue. Suffisamment loin pour ne pas faire fondre la structure et, surtout, pour ne pas mettre le feu aux réserves de carburant. Le plan de Carmalière semblait marcher.
Lorsque les flammes se dissipèrent et que le ciel bleu refit son apparition à travers le cockpit, tout l’équipage poussa un énorme soupir de soulagement.
— Carmalière ! s’écria Barne. Vous avez réussi ! Vous avez…
La joie fut de courte durée. Un choc brutal remua l’avion, accompagné d’un bruit de ferraille tordue. Les passagers, qui n’avaient même pas eu le temps de se remettre de l’épisode de l’avion reconverti en four à pizza, hurlèrent de plus belle. Carmalière se jeta contre un hublot pour regarder ce qui se passait à l’extérieur.
— Je crois que le dragon s’est accroché à la pointe arrière ! s’exclama-t-il.
— Il est beaucoup trop lourd ! dit le pilote en s’agrippant au manche qui tremblait violemment. Impossible de maintenir l’avion droit, on va s’écraser !
L’aéroport était tout proche à présent, l’avion n’était plus qu’à quelques dizaines de mètres d’altitude, mais il descendait maintenant beaucoup plus vite : il était évident qu’il aurait touché le sol avant d’avoir atteint la piste d’atterrissage. Même dans le cas contraire, l’avion faisait des embardées bien trop importantes pour pouvoir être posé sans basculer et s’écraser dans la foulée.
Le paysage virevoltait sous les yeux de Barne ; la ligne d’horizon oscillait dangereusement sous l’effet des mouvements du dragon qui s’accrochait fermement à l’arrière de l’appareil.
— Ouvrez la porte ! ordonna Amélise.
— QUOI ?! s’écria Barne. Tu ne vas quand même pas sortir ?
— Si l’on ne fait pas lâcher prise à cette sale bête, nous n’avons aucune chance !
L’équipe de stewards et des hôtesses de l’air était divisée entre un groupe tout aussi paniqué et terrifié que les passagers, et un autre qui s’évertuait, comme les pilotes, à rester calme et à tenter de maîtriser la situation.
— Je vous en prie, répéta Amélise. Ouvrez-moi cette porte, ou nous sommes fichus !
L’une des hôtesses de l’air prit l’initiative et appuya sur plusieurs boutons du panneau de contrôle. La porte s’ouvrit dans un « pschhht » sonore et un vent à décorner les bœufs s’engouffra dans l’habitacle.
— AMÉLISE ! cria Barne.
La fée était déjà penchée par l’ouverture, au-dessus du sol qui défilait encore à des centaines de kilomètres par heure.
— On va taper ! geignit le pilote qui transpirait à grosses goûtes en tentant de maintenir la course de son appareil.
Amélise disparut par l’ouverture en agitant ses ailes. Barne se jeta derrière elle et passa la tête par l’ouverture en se tenant fermement à l’accoudoir du siège le plus proche. La vision qu’il eut était apocalyptique : l’immense dragon avait ses deux griffes plantées devant l’aileron central de l’arrière de l’avion. Sur son dos, Morr Saraz s’accrochait et semblait jubiler devant la situation. Amélise plongeait vers la bête, incapable de maintenir la vitesse acquise par l’avion par la seule force de ses ailes…
Tout se passa en quelques secondes : une pluie d’étincelles jaillit des ailes de la fée et s’abattit sur le visage du dragon ; aveuglé, il poussa un hurlement guttural assez fort pour couvrir le grondement des réacteurs et lâcha prise en agitant les ailes frénétiquement ; soudainement libéré de ce poids, l’avion fit une violente embardée vers l’avant.
Barne perdit de vue Amélise mais vit le dragon ouvrir sa gueule en grand. Il se réfugia à l’intérieur de l’appareil et entendit le souffle de la bête. Les flammes atteignirent l’arrière de l’avion qui avait cessé d’être protégé par le champ « dilaté » par les êtres magiques. Les passagers du fond de l’habitacle de précipitèrent vers l’avant en voyant le feu lécher leurs hublots.
— ON BRÛLE ! s’écria le pilote.
— Oui, mais le dragon est maintenant hors de portée ! dit Barne. Vous pouvez atterrir ?
— Plus le choix !
Barne était revenu dans la cabine de pilotage. L’aéroport était à quelques mètres. L’avion avait repris une descente normale mais il était bien plus bas que prévu et sa queue brûlait.
— Accrochez-vous ! dit le pilote en serrant bien fort le manche.
Le train d’atterrissage heurta une clôture de l’aéroport qui fut en partie arrachée et provoqua un nouveau sursaut à l’avion. L’appareil toucha ensuite le sol, à l’extrême limite du début de la piste d’atterrissage. Il y eut une sorte de rebond, l’appareil tangua sur un côté pendant quelques secondes qui parurent durer des heures… puis il se stabilisa en ligne droite. Le pilote enclencha les freins : ils avaient atterri.
Après quelques mètres, l’avion s’immobilisa totalement. Il y eut un silence et soudain, un tonnerre d’applaudissements et de cris de joies explosèrent dans l’habitacle. Les passagers pleuraient, mais de soulagement, cette fois, du bonheur d’être en vie, d’avoir survécu à ce péril qu’ils n’auraient jamais imaginé devoir affronter.
Barne souffla et s’écroula sur le sol en se prenant la tête dans les mains. Il n’arrivait même plus à tenir le compte du nombre de fois où il avait failli mourir, ces derniers jours… celle-ci était particulièrement spectaculaire.
— On se félicitera plus tard ! dit le pilote d’un ton autoritaire. Il faut évacuer l’avion avant que l’incendie ne se répande, vite !
L’équipe des stewards et des hôtesses de l’air s’activa immédiatement. Ils étaient rodés et diablement efficaces : des rampes de secours gonflables jaillirent de l’appareil et les passagers furent invités à sortir aussi rapidement que possible. Déjà, sur le tarmac, des ambulances et des camions de pompiers arrivaient en trombe. Tout l’aéroport avait déjà été immobilisé à l’approche de l’appareil et de son assaillant maléfique.
Les passagers étaient pris en charge par les équipes médicales et raccompagnés dans les ambulances. Barne, Carmalière, Pod et Jasione se retrouvèrent tous ensemble sur le tarmac et, sans prévenir, se jetèrent dans les bras les uns des autres. Barne se rendit compte qu’il pleurait. Carmalière aussi.
— Amélise, murmura Barne.
Carmalière secoua la tête de gauche à droite en essuyant ses yeux. Ils jetèrent un regard vers l’arrière. En ligne droite, derrière l’avion, ils apercevaient la clôture défoncée et, un peu plus loin, la silhouette du dragon, toujours en vol.
— Vite ! leur dit l’un des membres du personnel médical. Nous devons évacuer les pistes ! Le dragon fonce sur nous !
Barne pensa à l’avion, aux membres de l’équipage, aux passagers, à tous ces innocents qui avaient failli laisser leurs peaux dans cette ignoble attaque. Il pensa à Amélise… même si leurs relations n’étaient pas les meilleures du monde, même s’ils se prenaient régulièrement le bec, elle avait été son amie. Peut-être même l’une des meilleures, avec le recul.
Puis il revit l’image de ce dragon, immense, terrible, impitoyable. Par dessus tout, il revit le visage déterminé et vicieux de Morr Saraz, le chef du Front des Inertes Fiers. Le fou dangereux qui était à leurs trousses et qui avait juré leur mort. Le pire allié objectif de l’oligarchie orquogobelinesque que la FNT combattait. L’agent de la haine prêt à tuer des dizaines d’innocents pour les atteindre, eux.
— Eh bien, murmura-t-il, qu’il vienne. Nous n’en avons pas terminé avec lui.
Carmalière lui jeta un regard. Barne était bien vivant, mais le petit employé de bureau un peu lâche, lui, était mort dans cet avion. Dans ses yeux, on pouvait maintenant lire la détermination et le courage de ses ancêtres guerriers, prêts à en découdre avec les orques, prêts à se battre pour la liberté.
Prêt à affronter la créature des enfers qui volait dans leur direction.
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