Une Auberge dans la tempête 19
Dans les épisodes précédents : après de nombreuses péripéties, Nathalie et Maryam arrivent enfin à fuir l’auberge, à bord de la jeep par laquelle Emmanuel et Babette sont arrivés un peu plus tôt…
Chapitre 19
Il y avait quelque chose de grisant dans le fait, assez exceptionnel, de maîtriser la situation. Ou, tout du moins, d’en avoir la sensation. « Maîtriser » était sans doute un grand mot pour décrire la conduite hasardeuse de Maryam, cependant il était difficile de lui en vouloir : le chemin n’était de toute évidence par prévu pour être emprunté par un véhicule, de nuit, et en pleine tempête.
De vagues souvenirs jaillissaient dans l’esprit de Nathalie en observant le paysage. Des semaines semblaient s’être écoulées depuis cette après-midi fatidique où elle avait parcouru ces bois, piégée par l’orage, à la recherche d’un abri. Tant de choses étaient arrivées en seulement deux jours… elle en avait la tête qui tournait. L’esprit embrumé par trop de choses à assimiler en trop peu de temps. Elle sentait déjà que, si d’aventure Maryam et elle parvenaient à s’échapper de cette forêt, toute cette histoire ressemblerait bien vite à un mauvais rêve.
Depuis le départ fracassant de l’auberge, les deux femmes ne s’étaient plus adressé la parole. Nathalie était perdue dans ses pensées et Maryam préférait se concentrer sur la route en évitant les nouvelles anecdotes. Afin de rompre ce silence qui commençait à la peser, elle mit en marche l’autoradio. Des hauts-parleurs de la jeep s’éleva une musique blues-rock qui convenait surprenamment bien à l’ambiance roadtrip. Sauf qu’immédiatement, Nathalie eut un frisson. Cette voix… cette voix était si familière. Elle était moins rocailleuse que celle à laquelle elle était habituée, mais néanmoins identifiable entre mille.
— Dis-moi que c’est une blague ?
— T’inquiète, ça n’est pas une affreuse coïncidence… c’est juste un CD, pas la radio.
— Oh.
— J’imagine que Babette a tenu à écouter ça quand elle a fait le trajet avec Emmanuel… elle a dû oublier de reprendre le disque.
— Mmh… ça t’ennuie pas si on change ? Le dernier truc que j’ai envie d’entendre, là, maintenant, c’est la voix de Jimmie Leaf.
Maryam acquiesça d’un hochement de tête et Nathalie appuya sur le bouton d’éjection. Elle attrapa le disque qui avait glissé hors du mange-disque. C’était un vieux CD-R où quelqu’un avait griffonné au marqueur noir « Jimmie Leaf and the Spooky Anarchists – Live @ Pavillon de Paris 1976 ». Un enregistrement pirate, en toute logique.
— « The Spooky Anarchists »… Tu savais que c’était ça, le nom de son groupe ?
— Maintenant que tu me le dis, ça m’évoque vaguement quelque chose. Je ne suis pas très années soixante-dix, tu sais…
— Marrant… j’avais bêtement imaginé qu’il faisait partie des mouvements peace and love et baba cool de l’époque, pas qu’il traînait avec des « anarchistes effrayants ».
— C’est sans doute un nom ironique. Genre « Ben Harper and the Innocent Criminals ». En plus, peace and love, tout ça, c’est pas plutôt les années soixante ?
— Peut-être bien, oui…
Nathalie fouilla les nombreux rangements de la jeep pour trouver où ranger le CD. Elle trouva un boîtier vide dans le renfoncement de sa portière. La pochette était celle d’une marque de CD-R assez populaire quinze ans plus tôt. Elle était retournée, une liste de titres inscrite au verso. Outre If You Only Knew et tout un tas d’autres chansons que Nathalie n’avait jamais entendues, il y avait là quelques pistes additionnelles qui attirèrent sa curiosité : Interview #1, #2 et #3.
— Maryam… ça t’ennuie si je remets le CD ?
Celle-ci lui jeta un regard interrogatif.
— Euh… non. C’est toi qui as voulu le virer. Qu’est-ce qu’il te prend ?
— Il me prend que, pour une fois, on va peut-être en apprendre un peu plus sur ce bon vieux Jimmie…
Elle inséra le disque dans la fente au-dessus de l’autoradio, et passa les pistes pour atteindre les interviews. Un jingle rétro d’une radio inconnue de Nathalie retentit dans la voiture. Elle monta le volume pour couvrir le bruit de la pluie et du moteur.
— Jimmie Leaf, bonsoir !
— Bonsoir.
— Et bienvenue à Paris. Pour nos auditeurs qui ne vous connaitraient pas, vous êtes le chanteur et guitariste du groupe « The Spooky Anarchists », vous êtes né en 1952 à Chicago…
— La vache ! fit Nathalie. Il a moins de soixante-dix ans ! La drogue, ça vous ruine un physique…
— … petit prodige de la musique, vous êtes élevé par votre oncle qui vous apprend le piano. Mais c’est la guitare qui va devenir votre véritable passion, et à seulement dix-huit ans, vous devenez disque d’or avec votre premier album New Dawn, un album controversé pour ses paroles jugées dangereuses par certaines associations comme la American Christian Association for Family Values, mais on va y revenir. Jusqu’ici, j’ai bon ?
— C’est correct, Michel. Vous êtes bien informé !
Le présentateur et son interviewé eurent un rire de convenance. Nathalie remarqua que Jimmie était alors moins à l’aise avec le français et avait encore un accent américain assez prononcé. Son débit était par contre largement plus élevé que celui de sa voix traînante actuelle…
— Vous êtes en tournée en Europe jusqu’à la fin de l’année pour promouvoir votre nouvel album Guilty Conscience, vous venez de jouer deux soirs de suite à guichets fermés au Pavillon de Paris. Est-ce que la France occupe une place particulière pour vous ?
La réponse fut si barbante que Nathalie fut tentée d’interrompre l’interview et d’écouter la radio à la place. Jimmie assura que, oh oui oh oui l’Europe c’était sympa comme tout, mais surtout la France, oh quel beau pays, le vin, la gastronomie, oh et les Françaises sont si pretty, et bla, bla, bla. De la vraie lèche de présentateur local, rien de vraiment renversant.
— Alors en vous présentant, j’ai évoqué le fait que vos albums ne faisaient pas l’unanimité, surtout en ce qui concerne les paroles. Ce dernier ne fait pas exception : certaines manifestations de groupes de défenses des valeurs américaines traditionnelles se sont tenues devant les salles où vous vous produisiez. Ça vous fait quel effet, ce genre de réaction ?
— Ça me donne encore plus envie de venir en France !
Nouveaux rires de convenance. En tout cas, le lascar était doué pour se mettre les gens dans la poche… un cador de la promo. Il poursuivit :
— Okay, seriously… Je pense vous vous rendez pas compte, euh, comment les gens aux États-Unis sont, euh… comment on dit, uptight ? Euh, les gens sont tendus par rapport à tout ce qui contre, euh, capitalisme. Là-bas c’est presque, euh, religion d’état. Ici, je sais, vous avez Parti Communiste à vingt pourcents, Parti Socialiste à vingt pourcents… ça, inimaginable, chez nous. Chez nous, socialist, c’est presque déjà un gros mot.
— Haha, alors attention on va avoir un scoop ! Est-ce que Jimmie Leaf serait secrètement fan de Georges Marchais ?
— Oh là là… Mais c’est quoi ces questions ?
Nathalie avait presque honte, avec quarante ans de retard, pour la qualité de l’interview.
— Haha, non je connais pas qui c’est. C’est le chef de les communists en France, c’est ça ? Right. Non en fait je m’en fiche un peu des noms. Je pense c’est pas la bonne méthode de toujours chercher un chef. Pour moi, c’est le gens qui devraient s’organiser, sans toujours devoir, euh… kneel ?
— S’agenouiller.
— Oui, s’agenouiller devant, euh, toujours quelqu’un. Avant, c’était les rois, maintenant c’est le bourgeoisie, voilà. Toujours quelqu’un à servir, pourquoi ?
— Et d’ailleurs, vous vous réclamez bien plus de l’anarchisme que du communisme, c’est même dans le nom de votre groupe.
— Oui. Après le nom du groupe, c’était aussi provocation pour embêter les Republicans. Oooh, careful, spooky anarchists gonna steal your lands ! Pour moi je dis anarchisme, c’est juste la vraie démocratie. La démocratie, c’est une euh… is a joke si une personne peut posséder la corporation qui a plus du pouvoir que millions de personnes.
Nathalie était impressionnée. Jérôme ne lui avait jamais donné l’impression d’être en mesure de réfléchir profondément à quoi que ce soit. Difficile de croire que ce Jimmie, le jeune idéaliste qui exposait clairement ses convictions radicales sur une radio dans une langue qu’il maîtrisait encore moyennement, était la même personne.
— Comment imagineriez-vous reprendre le pouvoir alors ? Il faut déposséder les grands patrons, selon vous ?
— Oui bien sûr.
— Mais comment on fait s’ils refusent ? Est-ce que vous imaginez que ça puisse mener à des situations de violence ?
— Mais oui, évidemment. Posséder une compagnie aujourd’hui, c’est comme posséder les hommes. C’est la violence première. On a le droit de répondre.
— Répondre, c’est forcément par la violence ? On voit aussi émerger des mouvements pacifistes, des gens qui considèrent qu’on doit plutôt proposer une autre façon de faire.
— L’un n’empêche pas l’autre ! Et il faut pas confondre, euh, le but et le moyen. And come on, vous êtes le pays de Robespierre, non ?
— La vache, s’écria Maryam, c’était autre chose, les discussions politiques, à l’époque…
— Tu m’étonnes… t’imagines les stars de la télé citer Robespierre sur NRJ aujourd’hui ? Eh, fais gaffe !
La jeep avait fait une embardée. Alors que l’interview se poursuivait, le chemin de randonnée devenait de plus en plus difficile à suivre. La jeep faisait des bonds un peu plus brutaux à chaque racine, chaque flaque de boue. La visibilité était mauvaise, la végétation trop dense.
Dans les hauts-parleurs, Jimmie continuait de polémiquer.
— Imagine, peut-être, un jour, on fait communauté autogérée. Bien. Amazing. Qu’est-ce qu’on fait si le bourgeois vient et il veut arrêter la communauté ? Il veut imposer sa loi, il veut contrôler comme il contrôle toujours tout ? Comment on défend ?
Un picotement parcourut la nuque de Nathalie. « Communauté autogérée »… est-ce que Jimmie pensait à une… auberge ? Est-ce que c’était cela, l’objet de cet établissement ? Est-ce qu’il avait déjà ce projet en tête ? Babette avait évoqué d’autres endroits similaires, possédés par le même investisseur américain… se pouvait-il que…
— Je ne sais pas, Jimmie, mais vous allez me le dire ? Comment vous géreriez les gens qui ne veulent pas de votre société ?
— Je parle pas de les gens qui veulent pas. J’ai pas de problème avec les gens qui ont autre idée. Tu as autre idée ? Très bien, so what ? Fais autre chose alors. Mais si tu veux imposer ton idée à moi, c’est un problème. Dans ce cas, tu as pas juste autre idée, tu te comportes comme ennemi.
— Et qu’est-ce que vous faites, alors, des « ennemis », comme vous dites ?
Nathalie et Maryam ne purent entendre la réponse de la rockstar. La jeep fit une nouvelle embardée et quitta le chemin en dérapant dans la boue. Emportée par la vitesse, elle heurta quelques arbres sur les côtés, en rebondissant, et vint finir sa course en s’écrasant de plein fouet dans un poteau en béton.
Bilan du NaNoWrimo
-
Avancement théorique : 63%, soit 31667 mots
-
Avancement réel : 71%, soit 35644 mots
-
En avance de 3977 mots
🛈 Si vous avez aimé cet article, vous pouvez le retrouver dans le livre Une Auberge dans la tempête.