WCHF08 – Toujours en cavale

Publié le 11 février 2018 par Gee dans La plume
Inclus dans le livre Working Class Heroic Fantasy

Précédemment : Une semaine est passée. La compagnie est toujours cachée chez Zarfolk mais les membres de la FNT se rendent régulièrement à l’extérieur sans que Barne ne sache pourquoi. Apprenant par hasard que Carmalière lui prête « une importance capitale », Barne tente de lui tirer les vers du nez au cours d’une partie de poker. Mais Amélise rentre alors à la maison en panique : la police a capturé Milia et arrive !


Couverture

La phrase avait résonné dans la maison et avait fait l’effet d’un coup de massue. C’était comme si tous tendaient l’oreille en s’attendant à entendre des sirènes approcher, ou même des bruits de pas dans l’allée dallée qui reliait le portail à l’entrée de la maison.

Pod, qui avait lui aussi été alerté par l’entrée fracassante d’Amélise, était livide.

— IL FAUT PARTIR ! MAINTENANT ! se mit soudain à crier Amélise.

— Attends une seconde, la môme, fit Zarfolk. Tu serais pas revenue ici si tu t’étais sue suivie. Pas toi. Alors qu’est-ce qui te fais dire que les condés vont se pointer ?

— Parce qu’ils savent que nous sommes ici ! Je pense qu’ils ont dû avoir des soupçons depuis le début. Il leur manquait sans doute des preuves pour aller plus loin… Ils nous sont tombés dessus sur le chemin du retour, à cinq minutes d’ici.

— Vous n’aviez pas de camouflage ? s’étonna Carmalière.

— Bien sûr que si ! Mais ils avaient des cerbères. Nous n’avions aucune chance.

Carmalière et Barne échangèrent un regard de dégoût. Les cerbères étaient d’immondes créatures, des sortes de très gros chiens à trois têtes qui avaient la capacité de sentir l’âme des gens : aucun déguisement physique ne pouvait les tromper. Il était pourtant rare que les forces de l’ordre les utilisent, puisque ces bêtes étaient particulièrement sauvages et presque impossibles à domestiquer. Même Zarfolk semblait écœuré en entendant Amélise évoquer leur présence.

Pod déglutit et dit d’une voix blanche :

— Et Milia ? Les cerbères, est-ce qu’ils l’ont…

Amélise fit un signe de dénégation.

— Ils n’ont pas attaqué, mais lorsque nous nous sommes rendu compte que nous étions piégées, il était trop tard. J’ai juste eu le temps de lancer un voile de confusion mais ça n’a fait que les ralentir. Milia s’est castagnée avec un flic, elle l’a sévèrement amoché… sauf qu’ensuite, ils l’ont ceinturée, à trois contre une… Elle n’avait aucune chance. Moi, j’ai…

Elle avait l’air d’être sur le point d’éclater en sanglots.

— J’ai fui, comme une lâche. Je l’ai abandonnée. Putain…

— Te bile pas pour ça, fit Zarfolk. Ça nous aurait avancé à tchi que tu te fasses coffrer toi aussi.

— Mais ils arrivent ! s’exclama-t-elle à nouveau de plus belle. Quand je suis partie, j’ai juste entendu l’un d’eux dire « rattrapez-la », je… je ne sais plus exactement mais… ils ont dit, oui, ils ont parlé de toi, Zarfolk. Ils ont dit…

Elle baissa les yeux comme si elle redoutait de dire la suite.

— J’ai entendu les mots, « le gros anar puant ».

— Je me demande de qui ils pouvaient bien parler, ironisa Zarfolk.

— J’aurais dû me douter que tu serais sur la liste des suspects, dit Carmalière en secouant la tête. J’aurais dû me douter que nous ne serions pas en sécurité ici.

— Pardon ! gronda Zarfolk. Tu veux que je m’excuse parce que t’as débarqué chez moi sans prévenir ? Avec les condés au cul ? Va te faire foutre, Carmalin ! J’suis peut-être fiché mais j’me suis jamais retrouvé en cabane, moi ! On m’a jamais cherché des noises avant que tu viennes me coller dans la mouise avec tes plans foireux ! Alors garde ton ingratitude pour toi avant que je te fasse bouffer ta moustache !

— Vraiment ? Dans le contexte, comment ça se manifeste, cette « non-violence » ?

— C’est pas le moment de se tirer dans les pattes ! s’écria Amélise. Il faut foutre le camp d’ici ! VITE !

— Tout le monde sur le toit, intima Zarfolk avec un mouvement de bras.

Barne ignorait totalement ce qu’ils allaient bien pouvoir faire sur le toit, mais il se dit que Zarfolk connaissait probablement mieux sa maison que lui et qu’il savait ce qu’il faisait.

La bâtisse comportait un étage surmonté d’un grenier que Barne n’avait pas eu l’occasion de visiter au cours de leur séjour. Ils y accédèrent par une échelle de corde accrochée à une trappe qui semblait bien trop étroite pour laisser passer l’ogre, à première vue. Celui-ci se hissa pourtant sans trop de mal dans l’interstice, fermant la marche.

Le grenier débordait d’objets plus improbables les uns que les autres. Des tableaux et des gravures entreposés sans ménagement, des malles bien plus hautes que Pod et des empilements de bric-à-brac non-identifié. Zarfolk n’avait jamais vraiment donné de détails sur son logement à Barne, mais celui-ci supposait qu’il s’agissait d’un squat… À n’en pas douter, la bâtisse était chargée d’histoires fabuleuses et Barne s’en voulut soudain de ne pas s’y être intéressé plus tôt…

Zarfolk fit peser tout son poids contre une lucarne inclinée qui donnait sur le toit. La vitre était tellement sale que la lumière de l’extérieur peinait à la traverser. L’ogre dut forcer d’un coup d’épaule pour que la lucarne s’ouvre enfin dans un craquement, en faisant tomber un nuage de poussière sur le sol.

Un léger air frais s’engouffra et dilua l’odeur de renfermé de l’endroit. Ils grimpèrent sur le toit, Zarfolk fermant encore une fois la marche. La vue sur la ville était imprenable, quoique de nombreux immeubles alentours, plus élevés que la maison, la masquaient en partie.

— Et maintenant ? hasarda Barne.

— Maintenant, répondit Zarfolk, je vous laisse entre les mains expertes de mamzelle Amélise et de monseigneur Carmalin.

— Tu ne viens pas avec nous ? s’écria Amélise.

— La seule issue passe par les airs, la môme. Alors… autant je ne doute pas que tu puisses porter le petit Pod et que, avec l’aide d’un sort de lévitation du magos, vous puissiez transporter l’ami Barne… autant je crains que ma carrure ne soit un obstacle infranchissable.

— Mais ils vont t’attraper !

— C’est un risque, en effet. Encore que… Qu’est-ce qu’ils ont contre moi ? De simples soupçons. La baraque est suffisamment en bordel pour que vos lits défaits n’attirent pas l’attention. Tout comme la vaisselle… Je peux ranger le reste avant qu’ils n’arrivent.

— Et nos téléphones portables ?

— Ha ! Je les ai détruits le soir de votre arrivée.

Seuls Barne et Pod protestèrent. Les autres s’y étaient visiblement attendu…

— Allez, fit Zarfolk d’un ton bourru. Foutez-moi le camp d’ici, et que j’vous revoie plus dans les parages.

— Zarfolk, murmura Amélise en s’approchant de l’ogre.

— Pas de pleurnicheries, la môme. Vous avez plus de problèmes que moi. Allez, décarrez avant qu’on me chope en flagrant délit d’hébergement de terroristes.

Il y eut un instant de flottement puis, sans prévenir, Amélise se jeta dans les bras de l’ogre, la tête enfouie dans son t-shirt déchiré. Zarfolk la serra légèrement dans ses immenses bras avec une expression de douloureuse mélancolie sur le visage. Les autres détournèrent les yeux, gênés.

Lorsqu’enfin l’étreinte se relâcha, Amélise, sans se retourner, attrapa Pod par la taille et s’envola. Celui-ci poussa une exclamation de surprise.

— Bien, dit Carmalière. Maintenant, Barne… j’ai bien conscience que ça ne va pas être simple, mais il va falloir me faire confiance.

Avant que celui-ci n’ait eu le temps de répondre, Carmalière avait agité les mains vers lui et un flash de lumière bleutée avait jailli de ses mains. Barne se sentit soudain léger, comme s’il était en apesanteur. En baissant les yeux, ils s’aperçut avec stupeur que ses pieds avaient quitté le toit : il flottait à quelques centimètres en l’air.

— Ça n’est qu’un sortilège de lévitation basique, expliqua Carmalière, du genre qu’on utilise dans les fêtes foraines. N’essaie pas de voler, tu te casserais immédiatement la figure dès lors que tu aurais franchi le bord du toit. Toujours est-il que ça devrait réduire suffisamment ton poids pour qu’Amélise soit en mesure de te transporter.

La fée avait disparu sur le toit d’un immeuble un peu plus haut et revint rapidement, sans Pod.

— Eh bien, au revoir, Zarfolk, dit Barne. Ça a été un plaisir, vraiment. Inattendu… mais un plaisir tout de même.

— C’était réciproque. Adios, pélo. Prends soin de toi…

Ils se serrèrent la main. Barne eut l’impression d’avoir la sienne engloutie mais il pouvait deviner que Zarfolk prenait soin de serrer aussi légèrement que possible.

Puis il sentit Amélise l’enlacer et il décolla du toit. C’était la première fois de sa vie qu’il volait ainsi, sans une carlingue d’avion autour de lui… Il sentit son estomac se nouer en voyant défiler le jardin à plusieurs mètres sous ses pieds. Le vol ne dura que quelques secondes, puis Amélise le déposa aux côtés de Pod. Ils étaient sur le toit plat d’un immeuble d’habitation, parsemé de grilles de ventilation et d’un accès par escalier aux étages inférieurs. Ils continua de flotter à quelques centimètres du sol jusqu’à ce qu’Amélise s’envole à nouveau : Carmalière rompit ensuite l’enchantement pour l’appliquer à lui-même. Barne chuta brutalement au sol. Quelque centimètres seulement l’en séparaient, mais comme il ne s’y attendait pas, il manqua de se tordre une cheville.

Quelques secondes plus tard, Carmalière et Amélise les avaient rejoints.

— Bien, dit la magicienne. Nous avons assez traîné. En route !

Iel se mit à courir en entraînant derrière lui ses trois camarades. Les bâtiments de cette partie de la ville étaient tous mitoyens : s’il leur fallait parfois escalader ou descendre précautionneusement lorsque deux bâtiments côte à côte n’atteignaient pas exactement la même hauteur, leur progression était relativement rapide.

Amélise était en vol et partait en reconnaissance, tout comme lors de leur précédente fuite.

— Est-ce que vous avez la moindre idée d’où nous pouvons aller ? demanda Barne, haletant.

— Pour l’heure, répondit Carmalière, n’importe où à partir du moment où nous nous éloignons de chez Zarfolk ! De là où l’on nous cherchera en premier !

— Super ! Et ensuite ? Vous avez un autre ogre anarchiste dans la manche ?

— J’ai bien peur que notre ami Zarfolk ne soit unique en son genre… Je n’ai pas de solution dans l’immédiat. Tâchons déjà de ne pas nous faire prendre !

Iel ralentit un instant, l’air songeur.

— Maintenant que j’y pense… Pod, de nous quatre, tu es le seul qui habite Sorrbourg. Tu n’aurais pas un endroit où nous cacher ? Un ami de confiance ?

— Si c’était le cas, répondit celui-ci, je vous en aurais déjà parlé… Je pense que mon appartement sera surveillé, vu les circonstances. En plus, je ne suis pas natif de cette ville : je suis juste venu m’y installer pour mon « stage »… j’aime autant vous dire que des amis, dans ce cadre, je ne m’en suis pas fait beaucoup.

— STOP ! cria Amélise.

Ils s’arrêtèrent net.

— La rangée d’immeubles s’arrête ici, expliqua-t-elle. Il y a une avenue de plusieurs dizaines de mètres de large, droit devant. Il va falloir que nous descendions.

— Tu ne peux pas nous transporter de l’autre côté ?

— Survoler le jardin de Zarfolk sur quelques mètres, c’est une chose. Survoler une artère fréquentée… autant envoyer directement notre signalement aux flics !

— Descendons, alors, dit Carmalière.

L’accès à l’escalier de service était verrouillé par une porte en ferraille qui ne résista pas longtemps au sort que le magicien envoya dans sa serrure. Ils s’engouffrèrent à l’intérieur et descendirent les escaliers en faisant aussi peu de bruit que possible. L’immeuble abritait de toute évidence des appartements et les chances de croiser quelqu’un étaient relativement minces.

Cinq étages plus bas, ils se retrouvèrent dans le couloir qui menait à la porte d’entrée donnant sur la rue.

— Bon, murmura Carmalière, je crois que nous n’avons pas le choix.

— Attendez, dit Amélise. Je vais nous camoufler. Ça ne servira à rien si nous croisons une patrouille avec des cerbères, mais ça évitera au tout venant de reconnaître les visages affichés au JT tous les soirs…

Sans lui laisser le temps de faire la moindre remarque, Amélise caressa le visage de Barne d’un ample mouvement de main. Il ressentit un picotement et, en se tâtant les joues et le front, il comprit qu’il avait à présent un visage différent. Carmalière et Pod eurent droit au même traitement avant qu’Amélise ne se l’applique à elle-même. Le résultat était bluffant : Carmalière, par exemple, avait à présent un visage plus jeune et imberbe, les cheveux bruns. Pod était devenu blond et avait hérité d’un visage plus joufflu et d’une peau plus claire. On aurait pu le confondre avec un nain. Tous étaient méconnaissables. Bien sûr, pour qui les avait suffisamment fréquentés, leurs carrures et leurs langages corporels suffisaient à les trahir.

— Impressionnant, murmura Barne qui fut soulagé de constater que sa voix, par contre, était inchangée.

— Merci, fit Amélise distraitement.

— Il y a moyen de rendre ça permanent ? demanda Pod. J’ai toujours été contre la chirurgie esthétique, mais là, c’est autre chose…

— Tu es très bien au naturel, remarqua Amélise d’un ton égal.

— Assez perdu de temps, pressa Carmalière, allons-y.

Ils passèrent le seuil de la porte et se retrouvèrent à découvert, en pleine rue. En ce vendredi après-midi, les avenues étaient densément fréquentées, ce qui leur permettait de se fondre dans la masse. Amélise replia ses ailes tant que possible et poursuivit sa progression en marchant. Ils étaient à moins de deux kilomètres de la maison de Zarfolk et ils virent un certain nombre de véhicules de police foncer dans cette direction.

— Pauvre Zarfolk, fit Barne à voix basse. J’espère que ça va aller pour lui…

— Ne t’en fais donc pas, répondit Carmalière, c’est un grand garçon.

Amélise lança un regard venimeux à la magicienne et cellui-ci s’abstint de continuer sur sa lancée. Ils marchèrent en silence, en prenant soin d’avoir l’air le plus naturel possible. Barne connaissait assez peu Sorrbourg et n’avait aucune idée de la direction qu’ils prenaient. Il faisait confiance à Carmalière et Amélise qui menaient la marche. Pod, qui devait quant à lui connaître à peu près les lieux, ne protestait pas.

Au fil des rues, la foule se faisait un peu moins dense et les bâtiments de plus en plus modernes : ils quittaient les quartiers du centre historique pour s’aventurer dans une partie plus récente de la ville.

— Vous pensez que c’est une bonne idée de rejoindre des lieux moins fréquentés ? demanda Barne. Certes, nous risquons peut-être moins d’y faire de mauvaises rencontres, mais nous sommes aussi plus visibles qu’au milieu d’une foule.

— Il va bien falloir que nous trouvions un moyen de quitter la ville, fit Amélise. Nous ne pouvons pas tourner dans le centre éternellement.

— Quitter la ville ? Pour aller où ?

— Nous avons d’autres points de chute, en dehors de Sorrbourg, où nous serons moins exposés. Ne t’en fais pas pour ça : si nous arrivons à quitter la ville, nous aurons fait le plus dur.

— Ça risque d’être compliqué, murmura Pod. Les transports en commun sont bien trop fliqués… et à pied, la distance avant d’atteindre la rocade la plus proche va être sacrément longue.

Soudain, Carmalière se figea, obligeant tous les autres à s’arrêter.

— La distance risque d’être encore un peu plus longue que prévu, dit-il. Il y a des cerbères droit devant.


Carmalière poussa ses camarades contre le mur le plus proche, légèrement ombragé par l’auvent d’une boutique. Un peu plus loin, au carrefour suivant, deux policiers humains marchaient d’un pas lent, précédés de deux énormes chiens à trois têtes, aux pelages d’un rouge foncé presque noir.

— Ça ne va pas nous avancer à grand chose de nous planquer à l’ombre s’ils peuvent sentir nos âmes ! piailla Barne d’une voix faible et paniquée.

— Les cerbères, il faut qu’ils soient tout près de toi pour te reconnaître, fit Carmalière dans un murmure. Les flics, par contre, peuvent nous voir de loin et se dire que, même si nos têtes ne correspondent pas, nous avons des signalements sacrément proches de ceux des fugitifs ! Leurs sales clébards auront alors tout le loisir de confirmer leurs soupçons !

— Je vous l’avais dit que nous n’aurions pas dû quitter la foule !

— On se flagellera plus tard ! Entrons là-dedans !

Iel avait indiqué l’intérieur de la boutique devant laquelle ils se trouvaient. Ils y pénétrèrent en hâte et se rendirent compte qu’il ne s’agissait pas d’un magasin mais d’une sorte de bistrot un peu délabré. C’était le genre d’établissement que fréquentaient les banlieusards trop pauvres et pas assez branchés pour les bars du centre-ville.

Lorsque son regard se posa sur le comptoir, Barne se rendit compte que le barman était un orque et étouffa une exclamation. Amélise lui lança un discret coup de coude dans la côte : ce n’était pas le moment de se faire remarquer.

Ils s’avancèrent en faisant un discret signe de tête au barman en guise de bonjour, ce qui leur semblait être la façon de se présenter dans ce genre d’endroit. Les clients étaient peu nombreux : deux humains accoudés au comptoir, un groupe de gnomes autour d’une table basse et trois personnes avec leurs visages dissimulés sous des sortes de toges à capuche. La salle était à moitié vide mais personne ne prêta attention à eux lorsqu’ils traversèrent la pièce pour s’asseoir à l’une des tables du fond.

Ils s’y installèrent en silence et Pod attrapa un tabouret un peu plus loin pour être à la hauteur des autres. Le barman s’approcha d’un pas lourd.

— Qu’est-sse j’vous sers ?

— Un demi, dit Amélise.

— Pareil, fit Pod.

— La même chose, ajouta Carmalière.

— Une pinte pour moi.

Tout le monde se tourna vers Barne avec surprise. Le barman eut un rictus et s’en retourna vers son comptoir.

— Quoi ? demanda Barne sous les regards mi-accusateurs mi-amusés de l’assemblée. J’ai du stress à éponger.

— Moi aussi, dit Pod qui ajouta, en voyant l’incompréhension de ses camarades : bah quoi ? Avec mon poids, un demi, c’est l’équivalent d’une pinte pour vous !

— Bon, dit Amélise, si vous le voulez bien, on va arrêter les concours de virilité débiles.

— Pourquoi ? dit Barne, mal à l’aise. C’est plutôt dans le ton, non ?

— Monsieur est habitué à des établissements de plus haut standing, sans doute ? railla Amélise. C’est l’odeur des pauvres qui dérange ?

— Arrête de me parler comme si j’étais un grand bourgeois. Oh, et arrête de te faire passer pour Miss Prolo en prime : les concours de misérabilisme, c’est tout aussi chiant que ceux de virilité. T’es du même milieu social que moi, alors lâche-moi la grappe. Tout ce que je dis, c’est qu’on n’va pas passer inaperçus longtemps ici.

— On passera plus longtemps inaperçus si t’arrêtes de te comporter comme si tu venais d’atterrir dans le Tiers-Monde ! répliqua Amélise qui appréciait peu qu’on l’attaque sur des sujets sociaux.

— Vous allez arrêter de vous bouffer le nez, oui ? s’écria Pod.

Ils se turent car le barman apportait déjà la commande. Les verres étaient d’une propreté plus que douteuse mais Barne prit soin de ne faire aucun commentaire à ce sujet. Lorsque l’orque fut reparti derrière son comptoir, ils se regardèrent un moment sans rien dire, puis ils prirent chacun une gorgée de bière.

Barne avait bu légèrement à contrecœur pour des raisons hygiéniques, mais il dut bien reconnaître que la bière était plutôt bonne, sans être excellente. Elle était fraîche et, exactement comme il l’avait prédit sans trop y croire lui-même, elle sembla emporter une partie de son stress avec elle.

Malgré cela, il ne cessait de jeter des coups d’œil inquiets à travers la vitrine en damiers un peu flous. Les policiers n’étaient sans doute pas loin. Il n’y avait plus qu’à espérer qu’il ne leur vienne pas l’envie de s’approcher trop près du bistro…

— Tu veux bien arrêter d’avoir l’air si suspicieux ? grommela Amélise en jetant un regard noir à Barne.

— Au bout d’un moment, il faut que je fasse quoi pour te contenter, Amélise ? Hein ? Balance-moi directement aux flics, ça te fera plaisir et je ne serai plus dans vos pattes.

— Je n’ai pas dit ça ! Simplement…

Amélise laissa sa phrase en suspens. Elle avait soudain le regard figé sur l’oreille de Barne.

— Quoi ? fit celui-ci.

— Il y a un problème. Je crois que les types derrière toi nous observent. Ne te retourne pas ! ajouta-t-elle précipitamment.

Elle parlait des trois personnes encapuchonnées qui étaient installées autour d’une table proche de la leur.

— Je crois que tu as raison, murmura Pod qui leur faisait également face. Même sans voir leurs visages, il me semble évident qu’ils nous jettent des coups d’œil pas très discrets.

— Simple curiosité de poivrot ? suggéra Carmalière.

— Ils ne ressemblent pas à des poivrots, dit Amélise. Je n’aime pas du tout le fait qu’ils dissimulent entièrement leurs corps et leurs visages. Pour ce que l’on en sait, ils pourraient être en train de nous balancer avec un téléphone portable caché.

— Alors coupons court.

Sans laisser le temps aux autres de réagir, Carmalière se retourna avec fracas, en faisant grincer sa chaise sur le sol et en attirant l’attention de tous les clients et du barman. Pour un changement de stratégie éclair, c’en était un…

Iel s’accouda d’un air nonchalant sur le dossier de la chaise d’un des personnages encapuchonnés et lança à la cantonade :

— Messieurs ! Ou mesdames, d’ailleurs, c’est difficile à dire, avec vos toges… J’ai l’impression qu’on vous a tapé dans l’œil. C’est la petite qui vous intéresse, c’est ça ? Ou le petit, peut-être ?

Les trois mystérieux clients eurent un mouvement de recul par réflexe, étonnés par la soudaine familiarité de Carmalière. L’un d’eux finit par répondre :

— Peut-être que c’est toi qui nous intéresses…

Il avait une voix masculine. Un de ses confrères renchérit :

— Ouais, on aime bien les magiciens, nous, pas vrai, Morr ?

— Magicien ? fit Carmalière en pouffant. Oh non, j’aimerais bien, mais je ne suis qu’un pauvre humain, sans pouvoir magique, sans rien. Juste avec ma binouze, ajouta-t-il avec un clin d’œil.

— C’est bizarre, renchérit le dénommé « Morr », parce qu’on se disait que toi et ta troupe, vous nous rappeliez quand même pas mal les terroristes de la télé. Un humain, une fée, un gnome… et un magicien. Une combinaison atypique, n’est-ce pas ?

— Aaah, atypique, ça, mon groupe l’est. Nous ne faisons pas de discrimination, chez nous. Après tout, passées les petites différences, on est tous pareils, non ?

— Pas vraiment, non.

Une ambiance lourde s’installait progressivement. Les autres clients avaient cessé de converser et s’étaient légèrement tournés vers la table des trois êtres en toge avec lesquels Carmalière parlait.

— Enfin, continua-t-iel en essayant d’évacuer la tension, tout ça pour dire que des groupes atypiques, ça court les rues. Mais vous faites fausse route : je peux vous assurer, encore une fois, que je suis un humain tout ce qu’il y a de plus inerte. En plus, si je me souviens bien, les terroristes sont cinq, non ? Ils ont une elfe avec eux.

— L’elfe vient justement d’être capturée, fit remarquer Morr.

Il révéla un téléphone dans sa manche – les soupçons d’Amélise se révélaient au moins en partie justifiés. Une page web d’actualité y était affichée, avec comme titre « Attentat de la BNPO : une suspecte appréhendée ». Plus que ce téléphone, ce qui attira l’attention de Carmalière, ce fut le poignet de l’homme, et surtout le dessin en forme de viseur qui y était tatoué. Ce détail n’échappa pas non plus à Amélise, qui glissa à l’oreille de Barne :

— Il porte le symbole du FIF, le Front des Inertes Fiers. Une branche de l’extrême-droite suprémaciste inerte hostile aux êtres magiques…

— On aurait tendance à penser, continua Morr, que si l’elfe a été capturée récemment… ses complices sont sans doute en fuite. Ils se cachent sans doute dans un endroit obscur et peu fréquenté. Ils dissimulent sans doute leurs visages par une perversion magique.

Morr, qui semblait être le chef de la petite bande, s’était tourné vers Carmalière. Il retira sa capuche et dévoila un visage carré et sévère, les cheveux en coupe courte, militaire. Il braquait des yeux durs sur Carmalière qui répondit dans un murmure :

— Cela fait beaucoup de « sans doute ».

— S’y-sse planquent ici, gronda soudain le barman, sont les bienvenus. Mon avis, ces histoires de terroris’, c’est des conneries !

Barne était estomaqué : il ne s’attendait déjà pas à ce que qui que ce soit les défende, mais alors qu’un orque le fasse !

— Oh oui, ironisa Morr, ce sont sans doute de gentils magiciens qui répandent la paix à coup de boule de feu. Des sales gauchiasses, oui ! cracha-t-il soudain. Des criminels elfo-gauchistes qui ont tué deux honnêtes travailleurs inertes gobelins. Tu pourrais être fidèle à ta race, orque.

Cette fois, le silence dans lequel était plongé le bar s’était changé en plomb pour de bon. Le barman avait quitté son comptoir et s’était approché de la tablée.

— T’fais pas honneur à la tienne, humain, dit-il d’une voix grave en toisant l’homme du FIF de toute sa carrure d’orque.

Les trois hommes se levèrent d’un même mouvement, leurs chaises reculant chacune d’un mètre. Carmalière s’éloigna imperceptiblement.

— Alors tu laisses des terroristes s’abriter dans ton établissement ? s’écria l’un des hommes en indiquant de la main la compagnie.

— Que tu dis, répondit l’orque. C’que j’en sais, ss’ont des clients comme les autres. Pi d’ailleurs…

Il fit un pas en avant pour se retrouver si proche de son interlocuteur que celui-ci devait lever la tête pour le regarder dans les yeux.

— Mettons qu’ss’soient les gars d’la bib’iothèque. T’vas faire quoi ? Ça t’r’garde pas. T’pas flic.

— Quand la police ne fait plus son boulot, répondit l’homme sans se démonter, c’est aux honnêtes gens d’assurer leur sécurité.

Le barman semblait sur le point d’exploser. De même, les trois hommes avaient l’air prêts à en découdre et même excités à l’idée de le faire. L’orque répondit pourtant sur un ton calme, bas.

— Pas d’milice dans mon bar. Giclez d’là. Vous trois. Dehors. Et foutez plus les pieds ici.

Barne sentait la sueur perler dans son dos. De manière surprenante, il se sentait rassuré par le fait que le barman soit un orque : dans le cas contraire, il ne faisait aucun doute que les hommes du FIF seraient passés à l’attaque sans hésiter.

Il y eut encore quelques instants de tension. Le groupe de gnomes semblait prêt à détaler si les choses de gâtaient ; les humains accoudés au comptoir faisaient mine de regarder ailleurs ; Amélise et Carmalière étaient en alerte, décidés à venir en aide au barman si une bagarre se déclenchait ; Pod, quant à lui, était aussi livide que Barne.

— Très bien, finit par dire Morr. On part. Un conseil, orque : rase les murs. Oh, et change la devanture de ton boui-boui : le bois, ça brûle…

Il se dirigea vers la porte avec ses deux acolytes, toujours encapuchonnés, sur les talons. Lorsqu’ils passèrent la porte, la tension se dissipa enfin. Le barman baissa la tête en lâchant un soupir puis se tourna vers la compagnie :

— Vous quat’… J’crois qu’devriez filer aussi. Y’a une porte d’rrière. Moi, z’ai jamais vu. Vous, z’êtes jamais v’nu ici. Compris ?

Les quatre compagnons opinèrent du chef en silence.

— COMPRIS, TOUT L’MONDE ? cria soudain l’orque en se retournant vers les autres clients qui sursautèrent.

Ils acquiescèrent également en se demandant s’ils avaient vraiment la possibilité de répondre « non ».

— Allez, fit le barman à Carmalière. Dégagez.

Ils se levèrent et Carmalière déposa promptement le prix des boissons sur la table, accompagné d’un joli pourboire.

— Merci, balbutia-t-iel.

L’orque fit un bruit de gorge qui ressemblait à tout sauf à « de rien » et, sans demander leur reste, Barne, Amélise, Carmalière et Pod s’enfuirent par la porte arrière du bar, sous le regard médusé des autres clients.

Publié le 11 février 2018 par Gee dans La plume

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