Il ne nous reste que l'émeute
Préambule : désolé pour les gens qui suivent mes petites BD idiotes, je sais que j'avais annoncé la suite de ma super série policière pour cette semaine. Je ne pouvais pas prévoir que dans l'intervalle, on allait se manger un 49.3 suivi d'une motion de censure rejetée à 9 voix près, le tout sur fond d'un mouvement de contestation d'une ampleur inédite et d'une répression toujours plus dégueulasse. Du coup la suite de la petite BD attendra une semaine de plus. Adressez vos plaintes à l'Élysée, à Matignon ou à l'Assemblée.
Les braises
Alors voilà. La motion de censure qui avait une vague chance d'envoyer paître la réforme des retraites et le gouvernement scélérat qui l'a portée n'a pas été adoptée. C'est encore raté. Encore de peu. Mais dans « raté de peu », il n'y a que le « raté » qui compte. D'ailleurs nos gouvernants toujours plus mal élus se comportent toujours comme s'ils avaient été portés au pouvoir par l'entiéreté de la population : il n'y a aucune raison qu'être passé à 9 voix de se faire dégager change quoi que ce soit à leur aplomb.
Le fait que Borne, Macron et les autres s'enferment dans cette vision légaliste cul-cul-con-con du « dans les textes, on a gagné, dans les respects des institutions, on est légitimes, y'a pas de lézard » n'a rien d'étonnant quand on connaît leur attachement à la start-up et au management moderne : le pays est une entreprise, et dans une entreprise, la hiérarchie n'a pas à justifier de sa légitimité. Elle est légitime parce que c'est la hiérarchie, et que la hiérarchie est légitime. C'est simple. T'es pas content ? Tu fermes ta gueule ou tu dégages.
Sauf que la grande majorité d'entre nous n'ont pas le luxe de pouvoir envisager de se barrer (et où ?), contrairement à nos tristes riches qui menacent de se tirer sous des cieux plus propices à la moindre rumeur de baisse d'avantage fiscal. Quant à fermer nos gueules, j'ai bien l'impression que ça va être de moins en moins envisageable.
L'explosion
C'est que la réforme des retraites n'est que le dernier clou dans le cercueil déjà bien verrouillé de notre système de sécurité sociale : ça fait 40 ans, comme le dit le murmure grondant de Bernard Friot, devenu presque un mème à gauche1.
Des décennies de rage accumulée2.
Des décennies qu'on se fait plumer ; qu'on nous a tout pris ; qu'on a retiré la sécu des mains des travailleurs et travailleuses pour la soumettre aux lubies libérales des énarques3 ; qu'on nous a dépossédés par la privatisation de nos banques, nos autoroutes, nos transports, notre électricité et notre flotte ; qu'on a fermé nos bureaux de poste, nos écoles, nos hôpitaux ; qu'on a défoncé nos droits au chômage, tout en nous demandant maintenant de justifier de notre propre existence d'un air contrit pour avoir droit aux miettes…
Face à la disparition d'un État providence qui avait pourtant si bien fonctionné en offrant une relative sérénité à la population en échange d'une vie de travail, la retraite restait comme une sorte de promesse finale, un peu comme un paradis mais avant la mort : après tous ces efforts, malgré tout ce qu'on a pu te retirer, tu auras un peu de repos avant la fin. Mais même ça, c'est terminé. Le deal est rompu. Tu crèveras au boulot. Et sinon, tu crèveras d'avoir passé tes dernières années à quémander en vain un boulot à Pôle Emploi au lieu de pouvoir vivre libre quelques maigres années.
Pas étonnant que la contestation ait été massive : ce sont des braises ardentes depuis plusieurs décennies sur lesquelles le gouvernement vient de souffler un bon coup. Envers et contre tout. Malgré l'opposition d'une large majorité d'une population qui n'a mis Macron au pouvoir que, comme d'habitude, par un concours de circonstances provoqué par une mécanique institutionnelle défectueuse à laquelle plus personne ne croit.
Tout ce qui était en notre pouvoir a été tenté pour faire entendre raison à ce gouvernement.
Tout. Grèves dans tous les secteurs. Manifestations, partout, souvent. Blocages. Soutien largement majoritaire de la population à ces différentes actions.
Tout ce qui était possible dans le cadre des institutions a été essayé et nous avons rencontré un mur.
Aujourd'hui, Borne peut toujours se pavaner à parler de « victoire »4 : ce n'est pas un jeu, un petit match amical dont nous sortons en nous tapant dans le dos et en disant « bravo » au vainqueur. Ce sont nos vies, et nous ne vous laisserons pas les défoncer une fois de plus sans combattre.
Si tout ce qu'il était possible de faire dans le cadre des institutions a échoué, alors la sortie du cadre est inexorable. Que l'on s'en désole (et en l'occurrence, oui, on s'en désole) ne change pas cet état de fait.
Ne jouez pas les étonnés quand les incendies se multiplient, quand la violence éclate dans tout le pays : vous ne pouvez en vouloir qu'à vous-même (bon, et à tous les empaffés de votre espèce qui se sont succédés à vos postes ces dernières décennies, certes). N'importe qui aurait pu le prévoir, et s'étonner même que le baril d'essence n'ait pas explosé plus tôt. C'est à peu près ce que j'en disais dans mon dessin de presse de lundi matin, juste avant l'échec de la motion :
Dont acte. Vous avez allumé la mèche, et l'explosion est en cours ; ça déborde de partout ; ne venez pas pleurer quand l'incendie vous atteindra.
Le contexte
À côté de ça, coïncidence du calendrier, le dernier rapport du GIEC est tombé ce même lundi5. Comme tous les rapports du GIEC, celui-ci met un point d'honneur à faire passer les précédents – déjà catastrophiques – pour de sympathiques mises en jambe. On rigole jaune sur les réseaux, en se disant que 62 ans ou 64 ans, de toute façon, au train où ça va, tout le monde sera mort bien avant. Ne nous voilons cependant pas la face en nous disant « quel intérêt de se battre pour les retraites, le réchauffement est plus important », car c'est le même système qui broie notre modèle social et nos conditions de vie sur Terre. Fin du monde, fins de mois, même combat, comme disait l'autre.
Comme un cancer, le capitalisme a besoin de croître indéfiniment quitte à détruire le corps qui l'héberge : c'est la même augmentation de la production, le même besoin de croissance, qui exige que nous travaillions plus, quand bien même l'explosion de productivité de ces dernières décennies aurait dû nous permettre de travailler bien moins ; qui exige également que nous brûlions jusqu'au dernier litre de pétrole, même si ça rendra la planète invivable pour l'espèce humaine (et bien d'autres au passage).
On trouve toujours exagérés les super-méchants des films d'action dont les ambitions sont ridiculement démesurées : dominer le monde, asservir l'humanité simplement pour assouvir des soifs délirantes de pouvoir et de fortune. Mais ceux de notre monde réel sont-ils vraiment moins caricaturaux ? Les rapports du GIEC nous confirment année après année que l'humanité risque fort de ne pas passer le siècle si notre système économique continue sur cette lancée. Et la poignée de connards qui détient plus de richesses – et donc de pouvoir d'agir – que la moitié de l'humanité continue partout d'exercer son pouvoir absolu pour que rien ne change, pour générer toujours plus de croissance, pour ne surtout pas stopper la course au profit entièrement dépendante de la combustion d'énergies fossiles.
Le rapport du GIEC nous apprend que 75 % de l'humanité pourrait mourir de chaud d'ici 2100 si on n'arrête pas la course à la croissance6 : un milliardaire se dit que ce n'est pas bien grave à partir du moment où il est quasiment sûr de faire partie des 25 % restants.
Et me faites pas marrer avec « chacun doit faire sa part » et les écogestes de mes deux : c'est de la fumisterie qui feint de nous prendre pour des électrons libres nageant gaiement dans un éther neutre et malléable, alors que nous sommes tout juste des pions sur le grand échiquier du capitalisme. Nos petits écogestes valent peau-de-zob face à la volonté de la haute bourgeoisie qui est aux commandes et joue avec nos vies. Je le disais déjà dans mon article sur la responsabilité personnelle : les écogestes ne sont acceptés qu'à partir du moment où ils sont minoritaires et ne menacent en rien les profits.
Imaginons deux secondes que, soudainement, une large majorité des gens abandonne sa bagnole au profit du vélo et qu'il y ait un boycott général du transport aérien : que pensez-vous qu'il se passerait alors ? Que Renault et AirFrance réduiraient tranquillement leurs activités, avec une petite révérence polie : « c'est vrai, nous étions les mobilités du passé, place aux jeunes » ?
Foutaises. Vous savez très bien ce qui se passera.
On aura des plans de sauvetages des industries automobiles et aériennes ; la main sur le cœur, on viendra en aide à ces fleurons nationaux pour leur donner la chance de réaliser leur « transition écologique » : on leur fera des réductions d'impôts parce que ces secteurs souffrent, et qu'on va pas en plus leur rajouter des chaâarges ; le tout, bien sûr, avec toujours l'excuse de l'emploi comme justification inattaquable. La boucle est bouclée, comme avec les retraites : ce monde n'imagine pas de salut en dehors du crédo « faire bosser les pauvres toujours plus, pour faire plus de thunes, envers et contre tout, même si ça doit mener à la fin de l'humanité ».
Le constat
L'alternative qui consisterait à diminuer drastiquement l'activité humaine pour préserver nos conditions de vie sur Terre impliquerait mécaniquement une redistribution massive de la thune pour que cette diminution soit supportable, notamment aux plus pauvres. Sauf que la simple idée de combler un déficit du régime des retraites qui représente à peine une virgule dans le budget de l'État par une augmentation des taxes des plus riches a été immédiatement balayée : « matraquage fiscal », a dit Bruno Le Maire. La messe est dite. Pas un centime ne leur sera demandé. Alors vous pouvez vous gratter pour que les milliardaires troquent leurs fortunes contre une planète habitable.
Le hic, c'est que contrairement à ce qui se passe dans ces films d'actions aux super-méchants caricaturaux, nous, nous n'avons pas de superhéros ; nous n'avons pas d'homme providentiel, qu'il soit politique ou autre ; nous n'avons pas non plus le temps d'attendre un hypothétique deus ex machina technologique. Là encore, nous sommes au pied du mur. Et vous ne tarderez pas à regretter l'époque où vous vous indigniez pour de gentillets jets de peinture sur les vitrines des œuvres d'arts.
Nous voulons la paix, nous haïssons la violence, nous voulons vivre dans une société où les problèmes se règlent par la discussion et le compromis. Mais regardons les choses en face : pour la fin du monde comme pour les fins des mois, nous avons épuisé tous les recours ; nous n'avons plus aucun moyen institutionnel à notre disposition ; nous n'avons plus aucun moyen raisonnable.
Il ne nous reste que l'émeute.
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Probablement un effet Mandela d'ailleurs, puisque personne n'est foutu de retrouver le moment où Friot aurait prononcé cette phrase… ↩
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L'article « Savez-vous quelle réserve de rage vous venez de libérer ? » n'a pas eu le succès que l'on connaît par hasard, le mot est juste. ↩
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Voir l'histoire de la sécu sur Wikipédia. ↩
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"Le droit d'employer le mot victoire": Borne affiche sa confiance après le rejet de la motion de censure sur BFMTV. ↩
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Face à la crise climatique, le Giec prône la justice sociale et la sobriété sur Reporterre. ↩
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Alarme du GIEC : 75% des humains pourraient mourir de chaud d’ici 2100, si rien n’est fait sur L'insoumission. ↩