LHDG12. Ça y est, je suis un fracturé du numérique
Préambule : je participe à Libre à vous !, l'émission de radio de l'April, diffusée en région parisienne sur la radio Cause Commune (93.1 fm) et sur Internet dans le reste du monde. J'y tiens une chronique humoristique mensuelle intitulée Les humeurs de Gee.
Un grand merci à l'équipe de l'April pour l'accueil, l'enregistrement, et tout le boulot d'édition des podcasts ! Vous pouvez aussi retrouver le reste de l'émission en ligne.
Note : cette chronique fait suite à la BD FranceConnect+ ou GafamConnect+ ?.
Texte de la chronique
Salut à toi, public de Libre à vous,
Il y a un an, presque jour pour jour, le 15 novembre 2022, je donnai sur ce même plateau ma troisième chronique de l'émission, qui s'appelait « Les fracturés du numérique ». Alors, je vais pas vous la refaire, mais si je résume : je commençais par une petite anecdote sur la déclaration Urssaf que je venais de remplir en ligne, en expliquant que je trouvais ça génial de pouvoir faire ses démarches par Internet, tranquillement installé chez soi. Ensuite, je relativisai en disant que c'était par contre une très mauvaise idée de rendre le numérique obligatoire et d'en profiter pour supprimer toutes les alternatives : courrier papier, téléphone ou guichet physique.
Je vous parlais notamment de la fameuse « fracture numérique », en rappelant quelques chiffres de 2018 assez parlants :
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23 % de la population française déclarait ne pas être à l'aise avec le numérique ;
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36 % déclaraient être inquiet à l'idée d'accomplir des démarches administratives en ligne ;
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19 % déclaraient avoir déjà renoncé à une démarche parce qu'elle impliquait l'utilisation d'Internet.
Évidemment, je me plaçais dans la position du geek très à l'aise avec le numérique, pour qui la numérisation des services était fort pratique, mais qui avait bien conscience que l'intégralité de la population française ne se compose PAS uniquement de geeks très à l'aise avec le numérique.
Bref, j'étais dans la position d'un mec privilégié qui offre sa compassion à ses camarades fracturés du numérique en expliquant l'importance fondamentale d'alternative non-numériques.
Eh bien, un an après, ça y est, je vous l'annonce : moi aussi, je suis désormais un fracturé du numérique. Wouhou ! Pourquoi ? Eh bien tout simplement parce que je refuse d'associer mon petit ordiphone à un compte Google. Ça a l'air tout con, et pourtant, être dégoogligé vous rend la vie de plus en plus difficile de nos jours.
Allez, je vous explique. Le hasard fait que ça concerne encore une fois l'Urssaf. Il se trouve qu'ayant récemment déménagé de mon ancien logement à Nice pour rejoindre l'Île-de-France, j'ai évidemment cherché comment changer la domiciliation de ma microentreprise, celle avec laquelle je déclare mes activités de blogueur, de vendeur de livres et de jeux vidéo.
Je regarde donc sur Internet comment changer d'adresse, et l'Urssaf me renvoie vers l'INPI, l'Institut National de la Propriété Industrielle, qui présente fièrement son tout nouveau « Guichet unique ». Je remplie donc mon petit formulaire de changement d'adresse. Petit formulaire de 7 pages, mais ok. C'est un peu long, hein, mais moi on me dit de remplir, je remplie, j'suis plutôt arrangeant.
Et ensuite, on me demande de le signer électroniquement. Comment ? Eh bien en passant par FranceConnect+. Et j'insiste sur le « + ». Si vous avez déjà utilisé FranceConnect tout court, sachez que ce n'est pas du tout la même chose. FranceConnect, c'est sympa, moi j'm'en suis déjà servi sans problème.
Non FranceConnect+, c'est différent, c'est un système qui permet donc une signature électronique avancée reposant sur un certificat qualifié. Et FranceConnect+ vous demande deux choses :
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être majeur⋅e, bon ça ok
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disposer d'un smartphone Android ou iPhone
Ah. Déjà, là, pardon, je tique. Parce que dans les chiffres que j'ai cités sur la fracture du numérique, j'en ai oublié un : 13 % de la population française ne dispose pas d'un tel smartphone. Ce qui fait quand même 8 millions de personnes, hein. Bon, ok tu peux retirer les mineurs qui ne sont pas concernés, mais le taux sera alors probablement pire vu que les personnes âgées sont statistiquement moins équipées que les jeunes.
Voilà, là, je commence à être un peu agacé, pour ne rien vous cacher, parce que c'est typiquement le genre de chose que je dénonçais dans ma fameuse chronique de l'année dernière : des démarches censées devenir « simplifiés » — là on nous parle de « Guichet UNIQUE », on sent bien le côté « c'est plus simple » — mais qui en fait compliquent énormément la vie à tout un tas de gens.
Bon, tout un tas de gens mais pas moi, évidemment, hein. Moi le numérique, encore une fois, ça va, et d'ailleurs un smartphone Android, j'en ai un. Donc je me dis que c'est bon, je vais télécharger leur appli, là : « L'Identité Numérique la Poste ». Oui, je sais pas pourquoi c'est La Poste qui gère ça, les desseins de l'administration française sont impénétrables.
Évidemment, étant moi-même dégooglisé, mon téléphone ne possède pas les fameuses applications Google, et notamment le Play Store, le magasin d'applications. Mais j'utilise Aurora, un logiciel libre qui permet de télécharger les applications du Play Store sans passer par Google Play, et en général ça marche plutôt bien.
Eh bah, surprise, pas là. Une fois l'application installée, je la lance, et je tombe sur ce petit message : « Erreur : vous devez installer l'application depuis Google Play. »
Je ne vous mens pas : à ce moment-là, j'étais à deux doigts de balancer mon téléphone par la fenêtre. Parce qu'obliger les gens à passer par Internet pour faire leurs démarches, c'est une chose ; les obliger à avoir un smartphone, c'est encore autre chose ; les obliger à installer leurs applis depuis Google Play, ça veut dire les obliger à posséder un compte Google associé à leur téléphone, et ça, ÇA, c'est vraiment autre chose.
Quand je mets bout à bout cette expérience, le résumé tient en une phrase : pour changer l'adresse d'une microentreprise en France, il est obligatoire d'avoir un compte Google. Je vais la répéter parce que j'hallucine que cette phrase soit vraie en 2023, 10 ans après les révélations d'Edward Snowden sur le système de surveillance mondial des États-Unis reposant largement sur la collaboration des GAFAM : pour changer l'adresse d'une microentreprise en France, il est obligatoire d'avoir un compte Google.
Mais… mais on est où, là, sans déconner ? Nan mais sérieusement, y'a des trucs qui me mettent en colère, mais ce truc-là, ça me fait enrager. Ça me rend dingue, ce truc ! J'en ai même fait une BD qui a pas mal tourné, et maintenant cette chronique.
Alors j'évacue tout de suite les remarques techniques, « oui mais c'est le SafetyNet de Google, c'est le seul moyen de certifier que c'est l'utilisateur qui blablabla », mais je m'en tape en fait : c'est pas une question technique, c'est une question politique. Si vous n'êtes pas capable de mettre en place des démarches sécurisées en ligne sans reposer entièrement sur une entreprise d'un pays qui se torche avec la vie privée de tout le monde à grand coup de Patriot ACT, eh bah LE FAITES PAS. Et au moins, rendez pas ça obligatoire !
Oui parce dans ma BD, je vous disais que j'avais trouvé une alternative en envoyant un bon vieux formulaire CERFA papier à mon Urssaf… mais en fait pas du tout ! Mon CERFA, il est parti à la corbeille direct, j'ai reçu une réponse automatique de l'Urssaf qui me répète de passer par le Guichet Unique de l'INPI.
Bon ben du coup moi j'ai envoyé un mail à l'INPI pour leur demander s'ils avaient une solution pour signer mes documents sans passer par FranceConnect+, enfin GoogleConnect+, hein. Au moment où j'écris cette chronique, j'attends toujours la réponse. Comme ça fait déjà 2 semaines, j'imagine que la réponse tient en 5 lettres : M. E. R. D. E.
Eh donc, maintenant ? Je fais quoi ? Ah ça pique, de se retrouver du côté des fracturés du numérique, des pestiférés qui ne sont pas suffisamment connectés pour faire leurs démarches administratives. Évidemment, en bon gros geek, je suis assez tenté d'essayer des petites techniques alternatives, comme installer l'appli dans un émulateur Android sur mon PC avec un compte Google dédié qui ne servira qu'à ça, ou bien passer par des utilitaires qui cachent le fait que l'appli n'a pas été installée par Google Play, en rootant le téléphone au préalable, mais euh… pfff, je devrais pas avoir à me lancer dans ce genre de truc !
Moi, vous savez, ça me donne limite envie de faire le contraire : de balancer mon smartphone, prendre un bon vieux « dumbphone », un Nokia qui fait SMS et coup de fil et basta. Comme ça au moins j'arrêterai de me poser des questions et je passerai directement à l'étape « j'ai pas de smartphone, il me faut une autre solution, démerdez-vous ».
J'suis désolé si la chronique est un peu vénère et un peu vulgaire, mais faut que ça sorte.
Parce que, peut-être que si on est suffisamment à les enquiquiner et à résister à ce genre de pratique, on finira par avoir de nouveau des solutions qui ne dépendant pas des GAFAM, voire même des solutions non-numériques, rêvons un peu.
En attendant, ma microentreprise reste domiciliée à Nice. Jusque quand ? Bah j'en sais, jusqu'à ce qu'on me trouve une solution sans Google. Bon, j'ai fait une redirection de courrier, alors disons que ça va. D'ailleurs, pour la redirection de courrier, La Poste ne demande pas encore d'avoir un compte Google, tu me diras, c'est déjà ça.
Mais au train où vont les choses, je me demande si ça va durer.
Allez salut.