LHDG08. Le technosolutionnisme

Publié le 26 avril 2023 par Gee dans Jukebox

Préambule : je participe à Libre à vous !, l'émission de radio de l'April, diffusée en région parisienne sur la radio Cause Commune (93.1 fm) et sur Internet dans le reste du monde. J'y tiens une chronique humoristique mensuelle intitulée Les humeurs de Gee.

Logo de l'émission Libre à vous !

Un grand merci à l'équipe de l'April pour l'accueil, l'enregistrement, et tout le boulot d'édition des podcasts ! Vous pouvez aussi retrouver le reste de l'émission en ligne.

Texte de la chronique

Salut à toi, public de Libre à vous !

Alors, je vais commencer par te faire une confidence : hé, psst, attention, c'est secret. Allez, on est entre nous, j'te le dis : j'aime bien l'informatique.

Roh ça va, fais pas semblant d'être surpris. Bon ok, c'est vrai qu'on est dans une émission de radio de l'April, association de défense et de promotion du logiciel libre, et si tous les gens passionnés d'informatique ne sont pas libristes, il faut admettre que la plupart des libristes sont des passionné⋅es d'informatique.

Moi d'ailleurs, si j'aime bien l'informatique, c'est pas juste pour le logiciel libre, hein ! J'ai d'ailleurs développé une passion pour l'informatique bien avant de découvrir le logiciel libre. Une passion qui est venue, je pense, en découvrant que ce petit outil qu'était l'ordinateur me permettait de faire une foule de trucs chouettes : si aujourd'hui, je fais beaucoup de dessin, de musique, d'écriture, et si je développe même un jeu vidéo, c'est certes parce que j'ai eu la chance de grandir dans une famille de profs. L'ambiance était plus Télérama/vacances culturelles que Télé 7 Jours / vacances dans la cour du HLM.

Mais bon, au-delà du déterminisme social, c'est aussi parce que j'ai eu la possibilité technique de faire des choses inimaginables sans informatique : du dessin animé avec Inkscape et quelques scripts Python, des musiques d'orchestre symphonique avec MuseScore ou Ardour, des livres autoédités avec LaTeX, avec Pandoc, avec… etc., etc.

Bon, cette passion pour l'informatique, je pense qu'on est pas mal à l'avoir développé d'une manière ou d'une autre, notamment dans le milieu du logiciel libre : les expériences diffèrent, le résultat est souvent le même. On aime ça.

Alors être passionné, c'est très chouette, hein ! Bon sauf si votre passion c'est d'exploser la tronche de vos semblables, mais on n'est pas là pour parler du ministre de l'intérieur.

Non, être passionné, c'est chouette, mais ça peut amener un certain nombre d'angles morts. Par exemple, les libristes sont en général proches des milieux militants pour l'écologie et la justice sociale, mais ont parfois du mal à prendre la mesure de l'impact environnemental du numérique qui, s'il est faible comparé au transport, au chauffage ou à l'alimentation carnée, est quand même loin d'être négligeable. Qu'il soit basé sur du logiciel libre ou non.

Évidemment, on imagine aisément qu'un numérique soutenable serait nécessairement low tech, c'est-à-dire qu'on arrêterait la course à l'échalote de la puissance de calcul, qu'on minimiserait le nombre d'appareils numériques et qu'on les ferait durer le plus longtemps possible. Un état d'esprit assez incompatible avec le modèle économique des industries du logiciel propriétaire – ou privateur. Industries qui pratiquent l'obsolescence programmée à tout va, et pour qui l'augmentation de la consommation énergétique du numérique est une excellente nouvelle, et vas-y que je te construis un nouveau data center, et vas-y que je te remets une couche de 4G, 5G, 6G, avec l'explosion de la bande passante, les nouveaux téléphones qui vont avec et les anciens qu'on peut jeter. Merci la fuite en avant.

Le logiciel libre, en revanche, permet souvent de donner une deuxième vie à de vieux appareils, avec des distributions GNU/Linux légères pour remplacer votre vieux Windows plus maintenu par Microsoft, etc. Et en général, le modèle économique du logiciel libre n'est pas basé sur la publicité ou la recherche de croissance infinie, mais sur la recherche d'un certain équilibre, qui serait déjà plus compatible avec une société sobre et décroissante.

Reste le problème principal, et vous connaissez la devise : quand on a une tête de marteau, tous les problèmes ressemblent à des clous. Je parle évidemment du technosolutionnisme : certes, les libristes ont en général un peu de recul et ne se vautrent pas dans le technosolutionnisme le plus crasse comme le premier start-upper cocaïné venu, mais on n'est pas là pour parler du président de la république.

En gros : on n'est pas les pires, mais ce serait nous mentir à nous même que de croire que nous sommes immunisé⋅es contre le technosolutionnisme.

Le technosolutionnisme, c'est considérer qu'à tout problème, il existe une réponse technologique. Et donc, dans notre monde moderne, très souvent une réponse numérique.

Par exemple, au début de la pandémie de Covid19 en 2020, on nous a sorti cette fameuse application pour smartphone, StopCovid puis TousAntiCovid, comme une sorte de Saint Graal qui allait tout résoudre : évidemment, cette appli posait des problèmes de vie privée et de flicage, problèmes contres lesquels nous autres libristes nous sommes évidemment élevé⋅es. Au-delà de ça, pourtant, c'était l'intérêt même de faire une app qui posait question : quelques semaines après son lancement, on vantait les quelques 10 000 cas contacts notifiés par l'application depuis son lancement… quand la Caisse Nationale de l'Assurance Maladie en notifiait 120 000 par jour.

Visiblement, la sécu fait un super boulot malgré des moyens toujours en baisse, mais technosolutionnisme oblige, on va certainement pas investir dans un truc aussi has-been que du « personnel » quand on peut se la jouer start-up nation avec une app, qui marche pas, certes, mais qui donne bien l'impression qu'on fait des trucs modernes.

Notez : l'appli en question était publiée sous une licence libre. Comme quoi c'était pas le problème. Entendons-nous bien : quitte à avoir un outil numérique, alors oui il faut qu'il soit sous licence libre. Mais c'est une condition nécessaire, et certainement pas suffisante.

Et là, je ne peux pas ne pas vous citer le blog de mon camarade Louis Derrac – blog que je vous conseille au passage –, dans lequel il propose trois points essentiels pour un numérique dit « acceptable ».

Premier point : un numérique acceptable doit être émancipateur et non aliénant. Bon, ça ok, on voit facilement en quoi le logiciel libre convient largement mieux que le privateur sur ce point. Exemple : le privateur YouTube nous aliène avec ses pubs et son algo qui vise à nous garder scotché⋅es devant l'écran, le libre Peertube nous émancipe en nous permettant d'auto-organiser des plateformes de vidéo indépendantes et non soumises aux diktats de la pub et de l'audience. Simple.

Non vous inquiétez pas, j'vais pas faire une parodie d'Orelsan, mais c'est simple.

Deuxième point : un numérique acceptable doit être choisi et non subi. Eh oui. J'en avais déjà parlé y'a quelques temps dans ma chronique sur la fracture numérique, où j'évoquais les gens laissés de côté par la numérisation à marche forcée des services publics : même si le site web pour consulter ses droits au chômage, à la retraite, tout ça – outil émancipateur s'il en est… eh bien même si ce site web, était sous licence libre, ça ne suffirait pas. Un site web, c'est bien pour les gugus comme moi qui ont un clavier collé aux paluches en permanence, mais pour ton cousin qui se trimbale le même Nokia depuis 25 ans et qui se fout autant de l'informatique que moi j'me fous du patinage artistique, un guichet, c'est bien aussi.

Troisième et dernier point, et pas des moindres : un numérique acceptable doit être soutenable humainement et environnementalement. Ouais. Alors euh, on n'y est pas, hein, j'vous le dis. Environnementalement, entre l'épuisement des ressources et évidement l'impact carbone des technologies numériques, on a un sacré boulot à faire pour espérer créer un low tech soutenable avant qu'un effondrement environnemental ne nous force au no-tech tout court.

Et humainement, ben comment vous dire… Si la compagnie Fairphone, qui fabrique des téléphones dit « équitables », communique autant sur le fait que ses minerais ne viennent pas de mines qui font travailler des enfants… bah je vous laisse deviner ce qu'il en est du reste de l'industrie. Puis tiens, y'a quelques années, on avait aussi découvert que les joyeuses usines d'Apple en Chine étaient équipées de filets anti-suicide tellement trop de salarié⋅es se foutaient littéralement par la fenêtre pour échapper à leurs conditions de travail. Voilà à peu près où on en est.

Bref. Pour faire simple, forcer les gens qui veulent consulter leur compte en banque à avoir un smartphone non-désiré, construit par des esclaves, obsolète au bout de deux ans et non réparable : même si on a mis une variante d'Android libre dessus, c'est quand même de la merde.

Alors évidemment, je vais pas prôner la technophobie non plus, ce serait assez hypocrite de ma part. De toute façon, des secteurs de nos vies modernes qui sont soutenable humainement et environnementalement, honnêtement y'en a pas des masses, donc faisons au mieux : chacun selon ses moyens et son énergie, en essayant de toujours nous poser la question, au-delà du logiciel libre, de quel numérique nous semble acceptable, et bien sûr au-delà de ça, quel monde nous semble acceptable. Oui, je sais, ça fait large.

Pour conclure, des fois – pas toujours, mais des fois – la bonne réponse à une numérique privateur, c'est pas un numérique libre, c'est juste pas de numérique du tout.

D'ailleurs je vais appliquer le principe immédiatement en me déconnectant de cette émission, même si bien sûr j'vous retrouve le mois prochain, et entendant, je vous dis : salut !

Publié le 26 avril 2023 par Gee dans Jukebox

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