Le dilemme du blogueur
Aujourd'hui, je voulais vous partager quelques réflexions sur mon écriture, la popularité de ce que j'écris, les buzz, les partages sur les médias sociaux…
C'est un questionnement qui me suit depuis quasiment les débuts du blog, précisément depuis un beau jour de décembre 2015 où j'avais écrit mon premier article « qui a buzzé » : Le deuil de la démocratie représentative. J'avais été tellement dépassé par son succès (plus de visites en un jour que pendant le meilleur mois du blog jusqu'alors, avec ma boîte mail qui déborde de messages) que j'avais écrit un post-scriptum le lendemain.
Dans ce post-scriptum, je notais en passant :
C’est toujours l’article polémique torché en 2 heures sous le coup de l’émotion qui finit sous les projecteurs. Alors que d’autres articles où tu mets du cœur et du travail sont à peine partagés à la sortie…
Un sentiment qui ne s'est clairement pas démenti au cours des 8 années d'existence du blog. Des tas de petites BD faites avec amour, que je relisais avec un sentiment de fierté, en me disant qu'elles étaient chouettes, qu'elles étaient drôles, qu'elles méritaient d'être lues. Et qui faisaient à peine frémir la courbe de visites du blog, partagées par 3 pelés et oubliées le lendemain.
En revanche, à chaque article un peu polémique, ou qui réagissait à l'actu chaude, j'avais ce saut dans mes visites, cette petite agitation sur les médias sociaux et dans mes commentaires. Avec des intensités plus ou moins fortes, bien sûr. Certains explosaient littéralement comme Le deuil de la démocratie représentative, d'autres étaient « juste » vus 5 fois plus que les articles habituels.
Tiens, mettons qu'on prenne comme limite pour considérer un article comme « ayant buzzé », un article qui aurait fait au moins 5 fois plus de visites que le nombre médian de visites. Eh bien depuis septembre dernier, on en dénombre cinq :
-
Google, l'espion le plus con du monde, 14 fois plus de visites que la médiane
-
Trains, 8 fois plus de visites
-
Rendez-nous les dates !, 7 fois plus
-
Il ne nous reste que l'émeute, 7 fois plus
-
Je ne veux pas être efficace, 6 fois plus
Le premier est l'exposition d'un scandale autour de Google ; le second fait un état des lieux de l'état déplorable du service ferroviaire en France ; le troisième gueule contre les dates relatives sur les sites web ; le quatrième (et dernier en date) fait un point sur la contrainte du mouvement social à l'explosion violente face à un pouvoir en pleine fuite en avant autoritaire ; le dernier fait un éloge de la lenteur et de l'inefficacité, mais bien sûr en mode anti-capitaliste en réaction à la pression imposée par le besoin d'augmentation perpétuel des profits.
Pas vraiment des articles sereins, humoristiques ou feel-good, on va dire.
Sauf que bien sûr, ce genre de mécanisme n'est pas sans conséquence sur la ligne éditoriale du blog… j'aimerais bien pouvoir vous dire que je passe outre et que je produis uniquement ce que j'ai envie, peu importe le potentiel buzz de ce que j'écris, mais je pense que ce serait me mentir à moi-même. D'autant plus maintenant que j'essaie tant bien que mal de vivre de mon boulot d'auteur et que je ne peux tout simplement pas faire abstraction du besoin de notoriété pour survivre.
Non pas que je me force à écrire des articles polémiques. En général, quand je gueule, c'est sur des trucs qui m'énervent profondément : je n'en rajoute pas, j'écris ce que je pense, en essayant de tourner ça d'une manière claire, pertinente et agréable à lire. Un taf de blogueur quoi. Mais c'est vrai que, parfois, quand les stats de visites sont moribondes et que ça fait un moment que je n'ai rien écrit de polémique, il y a toujours une voix dans ma tête qui me dit « bon, sur quoi tu pourrais gueuler pour gagner un peu d'attention ? ». Comme le petit diable sur l'épaule dans les Looney Tunes.
Ce qui ajoute au dilemme, en plus, c'est que ce ne sont pas des articles fondamentalement longs à produire. Pondre du texte, j'ai l'habitude, c'est une grosse partie de mon boulot et je fais ça tout le temps ; le style du pamphlet, à force, je maîtrise ; je vais, de manière générale, relativement vite, ça sort un peu tout seul sur le clavier. Je me note un plan et un déroulé approximatif, j'écris 80 % du texte en un coup, puis je relis et j'affine un peu, quelques mèmes pour illustrer, et bim, c'est publié.
C'est peu dire que le rapport effort/récompense est largement meilleur que, disons, sur une BD de cette taille. Là, il faut que je trouve une idée originale ; que je réfléchisse à des blagues, à des jeux de mots, à des références qui marchent bien ; que j'arrive à écrire un scénario qui s'enchaîne bien, avec un bon rythme ; que je me farcisse tous les dessins (mine de rien, ça a beau être un style plutôt minimaliste, ça prend un moment) ; que je mette tout ça en page. Encore une fois, quand je relis cette BD, je suis hyper-fier de moi : je ne dis pas ça pour m'envoyer des fleurs, mais vraiment, je la trouve bonne, drôle et pertinente. Pourtant, j'ai aussi la quasi-certitude qu'elle ne sera pratiquement pas lue à part par le cœur de mon lectorat habituel (et merci à vous :) ).
Alors c'est un peu désabusé que je l'ai publiée avec ce commentaire sur Mastodon :
(Je précise que c'est une BD que j'ai mis un petit moment à faire, j'en suis fier et je la trouve très drôle. Du coup, j'imagine qu'elle va faire 2 repouets et 4 visites avant de sombrer dans l'oubli, comme c'est la tradition dans ces cas-là 😅 )
Bien sûr, quand on fait ce genre de message, ça pique la curiosité des gens et ça a l'effet inverse, donc la BD a « plutôt » bien marché. Si je prends ma métrique de tout à l'heure, on est à 1,3 fois plus de visites que la médiane. C'est cool. C'est pas fou non plus.
À vrai dire, c'est une chose qui me désole mais contre laquelle je serais bien en peine de lutter : « les gens aiment bien quand vous gueulez avec eux », il me semble que c'est comme ça que je l'ai formulé à l'équipe de Lent Ciné quand elle est venue m'interviewer pour son projet de série sur l'art libre. Je ne suis pas immunisé : j'ai sans doute regardé bien plus de vidéastes s'énerver en critiquant des films nuls que d'autres proposant des vidéos constructives.
Je n'ai pas une analyse purement cynique de ce phénomène, je ne crois pas qu'on soit mécaniquement plus attiré⋅es par la négativité que par la positivité. Simplement, je pense qu'on subit tellement de frustrations et qu'on refoule tellement de colères au quotidien que, quelque part, entendre que des gens gueulent sur ces mêmes choses nous rassure, au-delà de l'aspect cathartiques : non, il n'y a pas que nous, d'autres ressentent les mêmes colères, les mêmes frustrations. Ça nous console, un peu. C'est assez souvent ces sentiments qui ressortent de vos commentaires, quand vous réagissez à des articles de ce genre. J'ai très souvent des commentaires du style : « merci de mettre des mots sur ce que je ressens ».
Après, il faut admettre que la tentation de multiplier les articles polémiques pour agrandir mon lectorat a des limites : si j'ai des pics de visites à ces moments-là, la courbe générale ne semble pas varier… ce qui tendrait à montrer que les gens qui atterrissent sur le blog à l'occasion d'un « buzz » n'y restent pas. N'iront donc pas lire mes autres articles, BD ou non ; ne découvriront pas mes romans, Working Class Heroic Fantasy ou Une Auberge dans la tempête, qui font pourtant probablement partie des meilleurs trucs que j'ai produits dans ma vie ; n'iront pas jouer à mon jeu vidéo Superflu Riteurnz ; de fait, en définitive, ne me soutiendront sans doute pas. Il semblerait, au final, que le buzz ne soit rien d'autre que ça : un pic de succès éphémère et déconnecté du reste, qui retombe aussi vite qu'il est arrivé.
D'ailleurs, pour ce que ça vaut, d'après mon sondage de l'année dernière, les textes politiques sont loin d'être ce qui intéresse le plus les gens qui me suivent : comme quoi ça n'a rien à voir.
Je vais donc continuer à faire mes petites BD, parce que je les trouve chouettes ; à écrire des romans, même s'ils ne sont pas aussi lus que je le voudrais ; à enregistrer des podcasts sur Radiohead, même si tout le monde s'en fout (et que depuis quelques semaines, j'ai clairement plus trouvé le temps pour) ; bref, à faire ce qui me plaît, en espérant quand même que ça plaise à de plus en plus de monde… En essayant de ne pas trop bloquer sur des stats de visites qui ne répondent pas toujours comme je le voudrais : après tout, sur le long terme, je suis persuadé que c'est la production de trucs de qualité qui paie. J'espère juste que le « long terme » ne sera pas trop long, mon épargne n'étant pas infinie et la liberté ayant son coût…
Et si d'aventure, un truc m'indigne, je pondrai sans doute un énième pamphlet qui aura son petit succès d'estime, sans trop de conséquences sur le reste du blog, et ce sera la vie.
Vous savez le plus ironique, dans cette histoire ? En écrivant ce présent article, le petit diable sur mon épaule ne cessait de me dire : « mais c'est trop pertinent, c'que tu dis, les gens vont être d'accord et s'indigner avec toi, ça va marcher de ouf ». Autant dire qu'on n'a pas le cul sorti des ronces.