L'inertie du clavier
Préambule : je participe à Libre à vous !, l'émission de radio de l'April, diffusée en région parisienne sur la radio Cause Commune (93.1 fm) et sur Internet dans le reste du monde. J'y tiens une chronique humoristique mensuelle intitulée Les humeurs de Gee.
Un grand merci à l'équipe de l'April pour l'accueil, l'enregistrement, et tout le boulot d'édition des podcasts ! Vous pouvez aussi retrouver le reste de l'émission en ligne.
Texte de la chronique
Salut camarades,
Oui, pour cette nouvelle saison j'ai décidé de changer un peu mon intro… sans pour autant renier ma fibre gauchiste hein, vous l'aurez compris. De toute façon vu l'ambiance politique générale où les gentils réformistes de La France Insoumise se font taxer d'extrême gauche voire d'ultra-gauche, je crois que je vais finir par devoir revendiquer un nouveau terme pour décrire mon positionnement : genre turbo-giga-power-gauche, 'fin je sais pas. Nan j'suis pas Che Guevera, mais c'est vous dire à quel point notre boussole politique est pétée.
Enfin bref, de toute façon c'est pas le sujet, aujourd'hui je vais vous parler technologie, et juste technologie. Enfin presque. Enfin bon.
En technologie, on fait souvent l'expérience de l'inertie, c'est-à-dire que nos mœurs, notre langage ou nos usages évoluent plus vite que la technologie, et on ressent souvent ce décalage.
Déjà en langage, on continue de parler « des clefs » de la voiture au pluriel alors que ça fait bel lurette qu'il n'y en a plus qu'une, de clef… et que c'est même plus une clef, parfois, d'ailleurs. On continue aussi à dire « démarrer » lorsqu'on met un véhicule en route, même si ce véhicule n'a plus d'amarres : oui, « démarrer », à la base, c'est le contraire d'amarrer, c'est ce qu'on fait quand on retire les amarres d'un bateau quand on veut quitter le port.
En inertie technologique, je pourrais aussi vous parler du rétroprojecteur : alors déjà, le projecteur qu'on utilise pour afficher l'écran d'un ordinateur, c'est juste un projecteur hein, j'en ai déjà parlé dans une BD y'a quelques mois. Un rétroprojecteur, c'est cet appareil où on met un document « transparent », autre mot qui est d'ailleurs resté malgré le changement de techno, et on projette ce transparent en envoyant de la lumière par en dessous et en orientant un miroir, d'où le « rétro ».
Eh bien moi, j'ai beau avoir passé mon bac en 2006, donc à une époque où les ordinateurs portables et les projecteurs tout court étaient déjà bien répandus, eh bien j'ai encore eu l'usage de véritables rétroprojecteurs pendant mes années d'études qui ont suivi. Je vais vous dire, y'a pire : quand j'étais gamin, j'ai même eu des vrais « polycopiés », ceux faits avec la machine qui tourne et l'encre violette qui sent l'alcool. Et c'était dans les années 90 hein, à une époque où on avait déjà des photocopieuses et cie.
Bref. Pour revenir à mon sujet – qui est plutôt le numérique –, s'il y a un objet technologique victime d'une inertie assez folle, c'est bien le clavier.
Déjà, on continue d'utiliser des dispositions de clavier qui datent de la fin du XIXᵉ siècle, que ce soit la disposition QWERTY dans une grande partie du monde, ou la disposition dérivée AZERTY chez nous en France, et aussi en Belgique.
Des dispositions qui avaient été créées pour les machines à écrire, et qui ne sont pas spécialement optimisées pour la vitesse de frappe. D'ailleurs en fait, on ne sait pas bien pourquoi on a disposé les lettres comme ça : il se raconte beaucoup que c'était pour éloigner au maximum les touches les plus utilisées les unes des autres pour éviter des blocages mécaniques, mais même cette hypothèse est aujourd'hui contestée.
Pour l'AZERTY, c'est encore pire, on a pris la même disposition en inversant deux trois touches : pourquoi ? Prrrt. Aucune idée, mais ça aura bien enquiquiné tout une génération de joueur⋅euses de jeux vidéo qui utilisaient WASD pour les déplacements, et qui devenait donc ZQSD en AZERTY…
La seule explication possible, c'est qu'un clavier AZERTY en vaut deux. Oui je sais, cette blague est tellement éculée qu'elle pourrait devenir Premier Ministre, mais c'est le début de la saison, je m'échauffe, OK ?
Bon, n'empêche que ces dispositions – QWERTY, AZERTY et les autres dont j'ai pas parlé comme QWERTZ – sont restées, malgré l'apparition de dispositions alternatives plus adaptées qui permettent de solliciter tous les doigts uniformément et d'optimiser vraiment la vitesse de frappe : par exemple Dvorak pour la langue anglaise ou Bépo pour la langue française.
Et là, je dois bien dire que l'inertie vient plus d'un problème humain : quand vous avez appris à taper sur un AZERTY et que, comme moi, vous passez un nombre d'heure conséquent à taper sur un tel clavier chaque jour, vous devenez extrêmement efficace et rapide, et le coût à payer pour changer de disposition devient trop élevé pour valoir l'effort. Sans parler du fait qu'adopter une nouvelle norme tout seul dans son coin, c'est s'assurer de galérer dès qu'on doit toucher au clavier de quelqu'un d'autre, ce qui n'est pas très motivant non plus…
Mais au sein même de nos claviers, on a parfois de l'inertie qui s'explique assez peu. Par exemple, pourquoi on continue à avoir cette possibilité de basculer entre le mode « insertion » et le mode « refrappe » avec la présence de la touche Inser. Qui se sert encore de la touche Inser ? La seule fois où tu appuies volontairement sur la touche Inser, c'est juste après avoir appuyé dessus sans faire gaffe et donc être passé en mode « refrappe ».
Le mode « refrappe », c'est ce mode où lorsque tu appuies sur une touche alphanumérique, le caractère est inséré à la place du caractère suivant dans le texte, au lieu d'être inséré avant. Alors c'était le mode par défaut au tout début de l'informatique, d'où l'invention de la touche Inser pour passer en mode d'insertion, le mode par défaut aujourd'hui. OK. Mais du coup, que… qui utilise le mode « refrappe » en 2025, sérieux ? Virez-moi ce mode et virez-moi cette touche Inser !
Je vous jure, j'ai même connu un novice en informatique qui m'avait raconté que parfois, son ordi passait sur ce mode – il devait appuyer sur Inser sans faire gaffe – et que comme il ne savait pas comment le désactiver, il devait retaper l'ensemble de son document vu que chaque caractère effaçait le suivant. Je vous jure que c'est vrai.
Bon après sur nos claviers, on a aussi des bizarreries comme la touche puissance carré tout en haut à gauche, pourquoi ça et pas autre chose ? Ça pour le coup c'est spécifique au clavier AZERTY, le clavier QWERTY original ayant le symbole tilde à la place, ce que dans l'absolu, à moins d'être matheux, on a plus de chance d'utiliser que le symbole carré, même en France.
Et sur mon petit GNU/Linux, je peux même utiliser cette touche puissance carrée pour écrire puissance 1 ou puissance 3 avec les touches de modification MAJ ou ALT GR. Non, ça sert à rien ! Et alors, hein ?
À côté de ça, pour faire un simple tréma, je suis obligé faire ALT GR + la touche circonflexe puis la lettre voulue, mais pour faire une puissance carrée j'ai qu'une touche. Pourquoi ? Prrrrrrrrrrt. Mais ça n'a jamais bougé, va comprendre l'inertie de ce truc.
Enfin pour en revenir à GNU/Linux, parce que j'aime bien conclure sur des trucs positifs, une des choses que j'adore, c'est justement la possibilité de choisir sa disposition de clavier côté logiciel, et d'avoir par défaut des tas de choses très pratiques, notamment quand on veut écrire de la typographie française correcte : par exemple, on peut facilement écrire des majuscules accentuées, parce que non, contrairement à ce qu'on apprend souvent à l'école, on n'enlève pas les accents sur les majuscules, c'est une faute. Les points de suspension aussi sont accessibles avec MAJ+ALT GR+. sur mon GNU/Linux. Oui, si vous l'ignoriez, les points de suspension, c'est UN caractère spécial et non pas trois caractères « point » à la suite.
On a encore les guillemets français facilement accessibles, ainsi que le E dans l'O, pareil, qui est censé être UN caractère particulier : si vous écriez cœur avec deux caractères O et E à la suite, techniquement c'est une faute. Pareil pour le E dans l'A, mais à part si vous écrivez le prénom Lætitia, y'a peu de chance que ça vous serve. Et je vous passe les détails sur l'espace insécable accessible avec MAJ + la barre d'espace, parce que sinon il va falloir que je vous fasse un cours de typo sur les espaces en français, et ça c'est pareil, j'ai déjà fait une BD dessus !
Bref, sur GNU/Linux, on a plein de petits ajouts logiciels qui facilitent l'écriture du français sur ordinateur malgré l'inertie matérielle du clavier. Quand je dois taper du texte sur Windows, j'ai toujours l'impression de retourner à la préhistoire avec leurs codes imbitables, là… du genre Alt+144 pour écrire le e majuscule avec un accent aigu… oui, tout à fait ! Mais à part ça, c'est Linux qui est compliqué hein.
Pour conclure, l'inertie en numérique, c'est un phénomène finalement assez naturel et inévitable pour plein de choses, et pour le reste, bah passez au logiciel libre, ça vous permettra de prendre quelques décennies d'avance sur les autres.
Sur ce, je vous souhaite une bonne saison de Libre à vous, et à très bientôt !

Chronique radio donnée mensuellement dans l'émission de l'April Libre à vous. J'y expose mon humeur du jour : des frasques des GAFAM aux modes numériques, en passant par les dernières lubies anti-internet de notre classe politique, je partage ce qui m’énerve, m’interroge, me surprend ou m'enthousiasme, toujours avec humour.
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